De mal en pis : les députés, leurs responsabilités parentales et la pandémie
Ce n’est que depuis peu que les députés du Canada ont accès à des congés de maternité et parentaux payés. Cela dit, même s’ils ont droit à de tels congés, il n’existe pas de règles ou de dispositions connexes leur permettant de continuer de représenter leurs électeurs lorsqu’ils bénéficient d’un congé accordé par la Chambre des communes. Dans cet article, les auteures comparent les congés parentaux accordés aux députés de la Chambre des communes du Canada aux mesures dont peuvent maintenant se prévaloir les députés de la Chambre des communes du Royaume-Uni. Étant donné que les débats virtuels ont été mis à l’essai pendant la pandémie de COVID-19, les auteures proposent qu’à l’avenir, le Parlement fonctionne de manière hybride, c’est à dire en se réunissant en personne et virtuellement, ou qu’il autorise le vote à distance, non seulement pour les députés en congé parental, mais aussi pour tous les députés qui ne peuvent être présents dans l’enceinte de la Chambre pour diverses raisons,que ce soit un problème médical, un congé de deuil, des conditions météorologiques défavorables ou la distance géographique.
Amanda Bittner et Melanee Thomas
La pandémie de COVID-19 a exposé au grand jour certaines des difficultés, préoccupations et contraintes avec lesquelles les parents doivent composer. Un nombre sans précédent de travailleurs ont carrément perdu leur emploi, et les personnes qui continuent de travailler peinent à trouver un équilibre entre le travail, la garde de leurs enfants et la nécessité de pourvoir à d’autres besoins. En raison des fermetures causées par la COVID-19, certains travailleurs essentiels ne sont plus en mesure de faire garder leurs enfants. Quant aux parents qui doivent maintenant travailler à plein temps de la maison, dans les faits, soit ils travaillent, soit ils s’occupent de leurs enfants, mais ils peuvent rarement faire les deux en même temps.
Les femmes sont plus durement touchées par ces problèmes. En effet, même si les hommes accomplissent aujourd’hui beaucoup plus de tâches à la maison que par le passé, les femmes sont encore les principales responsables du travail non rémunéré effectué dans leur foyer. Qui plus est, ce sont d’abord et avant tout elles qui s’occupent de la garde des enfants. Si nous ajoutons à cela le fait que quatre parents seuls sur cinq sont des femmes et que ce sont ces dernières qui ont été les plus touchées par les pertes d’emploi associées à la COVID-19, il est alors juste de dire que ce sont les mères qui subissent les pires conséquences économiques.
Ce tiraillement entre le travail et la garde des enfants n’a rien de nouveau; des spécialistes qui se sont penchés sur l’État providence affirment qu’il est impossible de comprendre l’économie ou les programmes sociaux si nous ne comprenons pas la dynamique qui soustend les soins non payés, qui sont la plupart du temps prodigués par les femmes1. La pandémie a simplement montré que la manière dont nous percevons le genre, le travail et les responsabilités en matière de soins est fort dépassée.
La difficulté d’atteindre un équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle est particulièrement évidente en ce qui concerne les députés du Canada. Les dispositions relatives aux congés de maternité et parentaux offerts à nos élus sont nouvelles et inadéquates. Tandis que les autres parlements inspirés du modèle de Westminster, et plus particulièrement celui de la Grande-Bretagne, ont étudié à fond ce qu’il convient de faire pour permettre aux députés de s’acquitter de leurs responsabilités parentales et parlementaires et ont pris des mesures en conséquence, le Canada, lui, n’a rien fait. Dans le présent article, nous soutenons que la séquence des événements au Canada déterminera l’avenir des politiques relatives à cette question. Ainsi, comme les politiques de congé parental adoptées ne s’accompagnent d’aucune mesure adéquate pour permettre aux députés qui ont des enfants de s’absenter de la Chambre, la question est aujourd’hui au centre de chicanes partisanes quant aux mécanismes à appliquer dans le contexte de la COVID-19. Il aurait effectivement été bien plus simple d’appliquer les politiques et de recourir aux congés parentaux si on avait dès le départ étudié de plus près la manière d’aborder de tels congés et le travail des députés au Parlement.
Équité en milieu de travail et congés parentaux à la Chambre des communes du Canada
Partout dans le monde, les gouvernements ont établi des règles en ce qui concerne les congés de maternité et parentaux dans la plupart des milieux de travail à l’extérieur de la sphère politique, ont pris au sérieux la garde et l’éducation des jeunes enfants et ont adopté des lois visant à appuyer les enfants et les familles, ce qui a permis d’accroître considérablement le nombre de femmes sur le marché du travail. Pourtant, les assemblées législatives du monde entier en général, et la Chambre des communes du Canada en particulier, accusent un important retard à cet égard.
Les députés du Canada ont seulement droit à des congés parentaux depuis un an environ. En juin 2019, la Chambre des communes du Canada a adopté à l’unanimité une politique permettant aux députés de prendre un congé de maternité et parental payé2. Avant cela, les députés qui s’absentaient pendant plus de 21 jours pour une raison autre qu’une maladie ou l’exercice de fonctions officielles subissaient une perte de salaire de 120 $ par jour. La nouvelle politique est donc une première étape nécessaire.
Toutefois, contrairement à ce qui a été prévu par d’autres pays, aucune autre règle ou disposition officielle n’a été modifiée parallèlement à la mise en œuvre de ce congé parental. Pour les députés du Canada, le fait de prendre un congé de maternité et parental se traduit simplement par une absence à la Chambre. Les tâches associées à la représentation de leurs électeurs doivent de toute évidence se poursuivre comme d’habitude pendant le congé parental d’un député3.
Dans les faits, cela signifie qu’un processus de jumelage est employé, non seulement pour les députés en congé parental, mais aussi pour tous les députés qui sont absents de la Chambre pendant une longue période. Dans le cadre de ce processus, un député en congé est jumelé à un député de l’autre côté de la Chambre pour s’assurer que l’équilibre partisan entre le parti au pouvoir et les partis de l’opposition est maintenu pour tous les votes tenus à la Chambre4.
Toutefois, cette façon de faire donne lieu à deux problèmes. Premièrement, le jumelage vient essentiellement museler le député en congé parental à la Chambre. On dissuade ainsi les plus fervents députés de prendre un congé parental et, du même coup, on s’en prend à ceux qui désirent passer du temps avec leur nouveauné. Des recherches indiquent qu’il est problématique de priver des parlementaires de leur droit d’expression dans le cadre de débats législatifs, surtout lorsqu’ils s’expriment au nom de groupes sousreprésentés ou marginalisés. L’expérience de ces groupes doit éclairer, du moins en partie, les politiques; et pour cela, il faut leur donner voix dans le cadre du processus et des débats législatifs5. La majorité des députés du Canada sont des hommes, et d’année en année, l’âge moyen à la Chambre des communes est de plus de 50 ans6. Dans sa forme actuelle, le congé parental offert aux députés du Canada fait en sorte que les nouveaux parents, et plus particulièrement les mères, ne participent pas aux débats parlementaires et donc, ne sont pas en mesure de fournir les renseignements pertinents dont ils disposent pour éclairer les politiques.
Deuxièmement, selon la logique qui soustend le jumelage, le travail du député serait une activité partisane qui ne peut être accomplie que lorsque celui-ci est présent dans l’enceinte de la Chambre. C’est là-dessus que portent souvent, voire toujours, les arguments avancés contre l’adoption d’autres mesures pour répondre aux besoins des députés en congé parental, car ceux qui s’opposent à de telles mesures estiment que les députés doivent absolument se présenter en personne à la Chambre pour participer comme il se doit au processus législatif.
Par conséquent, au Canada, les députés qui s’occupent de leurs enfants sont perdants sur tous les plans. En fait, ils ne sont pas totalement libres de prendre soin de leur nouveau-né, puisqu’on s’attend à ce que les députés en congé parental continuent de travailler à plein temps dans leur circonscription, comme s’ils n’étaient pas en congé. On les oblige parallèlement à abandonner tout le travail qu’ils accomplissent à la Chambre; ils ne peuvent donc pas représenter les électeurs pour qui ils travaillent à plein temps7 au sein des institutions gouvernementales.
Une meilleure solution : le vote à distance pour les parlementaires en congé parental en Grande-Bretagne
Comme c’est le cas au Canada, les congés parentaux offerts aux parlementaires en Grande-Bretagne sont encore relativement nouveaux. En janvier 2019, une nouvelle façon de faire a été mise à l’essai; les députés qui étaient de nouveaux parents pouvaient demander au Président de désigner une personne qui voterait pour eux par procuration8. Cette mesure permet aux députés en congé parental de participer aux votes au Parlement.
L’historique du vote par procuration souligne les lacunes de certaines procédures, comme celle du jumelage. En juillet 2018, Jo Swinson, une députée libérale-démocrate en congé de maternité, a été jumelée à Brandon Lewis, député chevronné et chef du Parti conservateur. Au lieu de s’abstenir de voter sur toutes les questions, comme le mécanisme de jumelage le prévoit, M. Lewis a voté lors d’un vote important sur le Brexit, même s’il s’était abstenu de voter sur les autres questions9. À la lumière de cet échec, la députée travailliste Tulip Siddiq a retardé une césarienne prévue pour voter sur un autre projet de loi clé lié au Brexit en janvier 2019, craignant que l’entente de jumelage ne soit pas respectée. Dans le cas de Mme Siddiq, le Président a indiqué qu’il aurait été préférable qu’elle puisse voter par l’entremise d’un mandataire, mais qu’il n’avait pas encore le pouvoir de lui accorder ce droit10. Compte tenu de ces événements, en l’occurrence l’échec du jumelage pour une mère députée et le report d’une césarienne pour une autre, le vote par procuration a été accordé à tous les députés britanniques en congé parental.
En Grande-Bretagne, le vote par procuration n’a pas été mis en œuvre sans controverse et les problèmes soulevés par ses détracteurs toucheront probablement aussi les députés du Canada. Un des principaux contre-arguments invoqués voulait que tout ce qui éloignait les députés des travaux parlementaires posait problème, en partant du principe qu’ils ne peuvent tout simplement pas s’acquitter de leurs fonctions parlementaires s’ils ne se trouvent pas physiquement au Parlement. Permettre aux parents de recourir au vote par procuration n’est qu’un début. En effet, en offrant cette possibilité aux députés en congé de maternité et parental, on pourrait ouvrir la porte à la possibilité que les députés s’acquittent de leurs fonctions sans jamais même mettre les pieds au Parlement. Essentiellement, nombreux sont ceux qui estiment que les assemblées législatives ne sont pas un milieu de travail « normal », où on peut (et doit) prévoir des mesures d’adaptation normales. Par le passé, nous avons soutenu que « du travail, c’est du travail » et que les perceptions relatives à la nature du travail politique, qui serait particulier et unique, sont problématiques lorsqu’il est question d’équité en milieu de travail11.
Cela dit, le vote par procuration offert aux députés en congé parental a joué un rôle très important dans les mesures prises en réponse à la COVID-19. Le Parlement britannique a tout simplement repris le régime de vote par procuration et l’a modifié de manière à inclure tout parlementaire « incapable de se présenter au Parlement pour des raisons médicales ou de santé publique liées à la pandémie12 ». Au moment de rédiger le présent article, cette mesure d’adaptation avait été prolongée jusqu’au 28 septembre 2020, mais il est possible qu’elle soit maintenue après cette date. Par conséquent, la mesure d’adaptation permettant aux députés qui s’occupent de leur enfant de continuer de voter au Parlement a également permis aux députés qui ne pouvaient pas ou ne devaient pas se déplacer en raison de la COVID-19 ou d’autres risques médicaux de continuer à travailler pendant la pandémie.
La COVID-19 et le congé parental : une occasion manquée pour le Canada
En raison de la pandémie de COVID-19, certains changements ont été apportés au fonctionnement du Parlement du Canada, la technologie facilitant les séances virtuelles de la Chambre. Même si la nécessité de siéger à distance était controversée et que les partis ne s’entendent (toujours) pas sur la meilleure façon de procéder à cet égard, divers essais ont été effectués pour les réunions virtuelles du Parlement; entre autres, on a tenu des séances d’urgence, constitué un comité spécial sur la pandémie de la COVID-19 qui s’est réuni en ligne et organisé des réunions virtuelles pour les comités. Pendant cette période, les activités normales de la Chambre ont été interrompues; chaque semaine, elle s’est réunie jusqu’à quatre fois en comité plénier spécial, et les députés étaient autorisés à participer à ces séances à distance ou en personne13.
S’agitil d’un moment décisif? Est-ce que toutes ces mesures attribuables à la COVID-19 pourraient ouvrir la porte à de meilleures adaptations pour les députés en congé parental, qui pour le moment, ne participent tout simplement pas à toutes les activités parlementaires? Peutêtre, mais nous ne fondons pas de grands espoirs là-dessus.
Dans le même ordre d’idées que la controverse qui est survenue en Grande-Bretagne au sujet du vote par procuration, nombreux sont ceux qui ne s’entendent pas au sujet de la meilleure façon de procéder pour poursuivre les travaux du Parlement pendant la pandémie de COVID-19, ce qui est de mauvais augure; en effet, il semble peu probable qu’à l’avenir, lorsque la pandémie sera terminée, les députés pourront participer aux travaux de la Chambre à distance. Pour certains, toute situation tenant les députés à distance de la Chambre serait à éviter, quelles que soient les circonstances, et ce, même si personne ne semble pouvoir expliquer pourquoi. Certains ont affirmé que les réunions virtuelles de comité sont « pitoyables », qu’une « pâle copie » du Parlement. Qui plus est, ils se sont attaqués au vote électronique, lequel permet aux députés qui sont loin d’Ottawa de voter, en affirmant qu’il porte atteinte à la vie privée et à la sécurité et qu’il s’agit d’un « argument fallacieux » utilisé pour « museler le Parlement »14.
Compte tenu des désaccords exprimés au sujet d’une modification temporaire de la procédure de la Chambre pour respecter les directives de la santé publique, il semble fort probable que toute proposition visant à autoriser le vote électronique pour les députés en congé parental sera accueillie de la même manière, c’estàdire avec opposition (motivée par une idéologie). Il semble également raisonnable de s’attendre à ce que certains soient tout aussi réfractaires aux propositions visant à autoriser le vote par procuration pour les députés en congé parental. Contrairement à la Grande-Bretagne, le Canada n’a pas beaucoup d’expérience en ce qui concerne les mesures d’adaptation raisonnables s’adressant aux députés qui ne peuvent pas se présenter à la Chambre, outre le jumelage, et donc, il est probable que toute nouvelle mesure proposée suscitera la controverse.
La discipline de parti : un obstacle possible aux prochaines étapes
Les partis ne s’entendent pas sur ces questions. Il est difficile de déterminer si les critiques exprimées à propos du vote à distance ou par procuration découlent de préoccupations réfléchies touchant la technologie ou la procédure parlementaire adéquate ou, à l’inverse, si elles ne sont tout simplement pas attribuables au fait que les partis de l’opposition en ont contre le gouvernement luimême. Compte tenu du ton des débats sur la question, il est difficile de faire abstraction de la perception selon laquelle la discipline de parti est au cœur du problème. C’est particulièrement vrai dans le cas des propositions concurrentes, qui donneraient aux whips le pouvoir de voter en bloc au nom des députés absents15.
À de nombreux égards, l’expérience de la Grande-Bretagne est instructive. Si le jumelage ne fonctionne pas de façon fiable, surtout dans le cas des enjeux importants, qui supposent un vote extrêmement partisan, pourquoi donc adopter cette pratique? Le vote par procuration a été perçu, à juste titre d’ailleurs, comme un moyen d’expression pour les députés, afin qu’ils ne soient pas réduits au silence. Le vote à distance pourrait être perçu de la même façon, plus particulièrement dans un contexte où les distances géographiques sont immenses, comme c’est le cas au Canada.
Le débat sur l’importance du travail à distance et du vote par procuration pour les parlementaires est axé sur deux concepts, en l’occurrence l’examen parlementaire et la participation aux délibérations. Pour effectuer un examen parlementaire en bonne et due forme, fautil être présent physiquement? Selon nous, non. Les séances virtuelles compliquent quelques pratiques, certaines devenant même inutiles : fini le chahut16. Cela dit, la partie la plus importante de l’examen parlementaire, ce sont les délibérations et l’étude approfondie de la question, qui se déroulent souvent en comité parlementaire. L’argument selon lequel le travail en comité peut uniquement s’effectuer en personne, sur la Colline du Parlement, doit être appuyé par des preuves; il faut montrer que certaines tâches ne peuvent tout simplement pas être accomplies par des députés qui travaillent à distance. Même si cela peut être vrai lorsqu’il est question de réseautage informel ou de négociations, les députés de la Grande-Bretagne ont indiqué qu’ils sont en mesure de s’acquitter adéquatement de ces tâches sans être présents physiquement au Parlement17. Nous sommes donc fermement convaincus qu’il sera également possible de procéder à un examen parlementaire au Canada grâce au vote à distance ou par procuration ou par l’entremise d’un Parlement hybride.
Nous soupçonnons que l’opposition au vote par procuration ou à distance au Canada tient surtout à la gestion du parti. En effet, les whips disposent de certains outils de contrôle des députés et ils les ont utilisés par le passé pour atteindre certains objectifs partisans. Ceux qui n’aiment pas le vote par procuration (et, de manière plus générale, les activités parlementaires menées à distance) sont normalement ceux qui tiennent à garder les députés d’arrièreban dans les rangs. Les whips pourraient craindre une rébellion et une multiplication des transfuges s’ils permettaient aux députés d’échanger à distance par messages textes plutôt qu’en personne, sous leur œil vigilant. Même si nous reconnaissons l’importance d’observer une certaine discipline de parti et que nous ne souhaitons pas débattre de cette question, nous constatons aussi qu’une forte opposition partisane peut donner lieu à des changements au sein d’une institution et dans les processus qui sont uniquement motivés par une opposition générale à un adversaire partisan. Cette situation est très problématique si elle nuit à la mise en place des mesures nécessaires pour s’adapter aux circonstances sociales associées à une grossesse ou aux responsabilités parentales des députés, ou encore aux crises de santé mondiales comme la pandémie de COVID-19.
D’un point de vue plus théorique, nous remettons en question une définition très étroite de ce qu’est un examen parlementaire. Il convient donc de se poser la question suivante (qui est liée de très près aux activités parlementaires menées à distance pendant la pandémie de COVID19) : si les activités législatives ne se déroulent pas en personne, les députés effectuent-ils véritablement un examen parlementaire? Si les députés ne sont pas présents au Parlement pour s’interpeller les uns les autres, y a-t-il bien un débat? Selon nous, la réponse est oui, mais nous nous attendons à ce que la réponse soit non pour plusieurs. Des observateurs pourraient faire valoir qu’il y a une certaine perte lorsque les députés ne se trouvent pas physiquement dans l’enceinte de la Chambre, où les débats peuvent se dérouler plus spontanément; les délibérations parlementaires hybrides ou à distance n’offrent pas cette spontanéité. Dans cet ordre d’idées, le vote par procuration pourrait sembler faible et peut-être même incompatible avec l’esprit du Parlement lui-même, car selon certaines personnes, un « bon » parlementaire est un parlementaire présent sur les lieux, point à la ligne.
Même si la spontanéité peut être utile dans certaines situations, le fait de forcer les députés à participer aux débats en personne, ou sinon, à ne pas y participer du tout, fera en sorte que certains députés et leurs électeurs ne pourront pas s’exprimer, car dans certaines circonstances, certains parlementaires choisiront inévitablement de ne pas participer du tout. Prenons par exemple le cas de Robert Halfon, un député conservateur du Royaume-Uni ayant la diplégie spastique, une forme de paralysie cérébrale. Au début juin, son médecin lui ayant recommandé de rester à la maison, il a dénoncé publiquement la décision du gouvernement britannique de mettre fin au Parlement hybride au beau milieu de la pandémie de COVID-19. Il a laissé entendre que le gouvernement avait fait des députés des « eunuques parlementaires » par cette décision, le laissant « impuissant » et incapable de participer pleinement aux activités parlementaires et d’effectuer le travail que ses électeurs attendent de lui18.
La déclaration de M. Halfon met l’accent sur deux aspects importants. Tout d’abord, comme le montrent les termes forts qu’il a employés, qui sont propres au sexe masculin, les mesures d’adaptation prévues pour les mères sont souvent aussi très avantageuses pour d’autres groupes de personnes. Cela remet donc en question tout argument voulant qu’on refuse le vote par procuration ou à distance aux députés qui s’acquittent de responsabilités parentales, sous prétexte que ce processus est trop particulier ou atypique pour qu’on le prenne en considération. Ensuite, de nombreuses raisons légitimes (outre une pandémie et la nécessité de s’occuper d’enfants) peuvent empêcher les députés d’être présents au Parlement pour les débats et les votes sur les mesures législatives. Lorsqu’un député n’est pas en mesure de se faire entendre en raison d’un handicap, cela nuit grandement à la rigueur de l’examen parlementaire, car la diversité des points de vue permet d’obtenir des renseignements pertinents pour éclairer les politiques. Il est donc raisonnable d’exiger que les institutions délibératives et décisionnelles s’efforcent de maximiser l’accès aux débats législatifs pour le plus grand nombre de personnes possible. En effet, l’examen parlementaire souffre davantage de l’absence de certaines opinions que de la perte de spontanéité, laquelle est associée à la présence en personne dans l’enceinte de la Chambre.
Audelà des congés parentaux
Le travail à distance, le vote par procuration et les solutions inventives pour inclure la diversité d’opinion dans les débats et les délibérations parlementaires sont autant de mesures susceptibles de donner lieu à une démocratie plus saine et de créer un milieu de travail plus équitable et plus ouvert. L’éloignement géographique de la capitale, où siège le Parlement, est un obstacle majeur pour bien des femmes, par exemple, qui pourraient être intéressées à une carrière en politique. Les femmes qui ont des enfants ne voudront probablement pas faire la navette entre leur circonscription et le Parlement et se retireront donc de la liste des candidats potentiels. Cela signifie que les assemblées législatives n’entendront probablement pas le point de vue de cette importante tranche de la population, se privant ainsi de précieuses connaissances et compétences pour éclairer l’élaboration de politiques pour l’ensemble du pays.
Dans le contexte politique canadien, il importe de tenir compte de la géographie; il ne faut pas non plus oublier que de nombreux régimes électoraux attribuent les sièges à l’assemblée législative en fonction de considérations géographiques. Cela signifie que pour certains députés, les déplacements sont courts et simples, tandis que pour d’autres, ils sont longs. Dans certains cas, ces déplacements sont démesurés. Un Parlement hybride permettant dans une certaine mesure la participation à distance permettrait à de nombreux députés de participer plus facilement (et de manière plus sûre). C’est d’autant plus vrai en ce moment, dans le contexte de la COVID-19, et cela demeurera valable pour de nombreux groupes de la société canadienne, même lorsque la pandémie ne restreindra plus la vie publique. Est-il vraiment juste que les déplacements des députés de Yellowknife, du Nord ou des régions rurales de la ColombieBritannique pour se rendre à Ottawa soient extrêmement longs, surtout quand on pense à leurs collègues de Kingston ou de Montréal, qui peuvent facilement prendre un train et arriver rapidement et sans encombre dans la capitale? En adoptant plus régulièrement un processus parlementaire hybride, on offrirait un accès plus équitable au Parlement à tous les députés (et, par extension, à tous les électeurs) au Canada.
La pandémie de COVID-19 nous a enseigné à tous que le travail à distance est non seulement possible, mais aussi bénéfique pour de nombreux métiers au Canada. De nombreuses entreprises réduisent en permanence la taille de leurs bureaux, car elles ont constaté que nombre de leurs employés n’ont pas besoin d’être sur place pour faire leur travail efficacement. Bien des employeurs créent des espaces partagés que leurs employés peuvent utiliser lorsqu’ils se rendent au bureau; ils offrent ainsi une plus grande souplesse du point de vue des horaires et des modèles hybrides de travail à distance et en personne.
La pandémie a attiré notre attention sur de nombreux facteurs qui existent depuis longtemps : il y a des inégalités importantes en ce qui concerne la répartition des tâches à la maison, et même s’il ne s’agit pas d’une solution au problème que représente le partage des responsabilités entre hommes et femmes, les employés sont avantagés lorsque leur employeur fait preuve de souplesse et leur permet une certaine autonomie (lorsque cela est possible) du point de vue des horaires et du travail à domicile, à condition qu’ils puissent atteindre leurs objectifs et répondre aux attentes.
Partout au pays, les employeurs ont observé leurs employés qui ont travaillé à domicile pendant la pandémie; ils ont suivi de près ce qui fonctionne bien et ce qui ne fonctionne pas et font ce qu’ils peuvent pour mettre en œuvre certaines pratiques exemplaires associées au travail à distance. Nous pourrions peut-être aussi appliquer les leçons apprises à la Chambre des communes : nous devrions suivre le fonctionnement du Parlement à distance, déterminer ce qui va et ce qui ne va pas et garder les solutions les plus efficaces pour les activités futures du Parlement. Nous serons peut-être à même de constater que les débats et les délibérations se déroulent plutôt bien (et en l’absence de chahut, peut-être mieux), et que l’opposition aux activités parlementaires à distance et au vote par procuration ne tient pas de l’efficacité de la chose, mais bien de la préférence de certains pour un type particulier de Parlement, celui qui permet d’éclipser la diversité d’opinion de façon régulière (pas seulement à l’occasion).
Le projet pilote de vote par procuration du Royaume-Uni était très restreint et ne s’appliquait qu’aux congés parentaux, mais on évoque maintenant la possibilité de l’appliquer aussi aux congés de maladie ou de deuil. Nous pensons que cela est logique, non seulement de façon générale, mais aussi dans le contexte canadien. En effet, nous pensons qu’un modèle hybride permanent serait en fait idéal puisqu’il permettrait aux députés d’être physiquement présents lorsque cela est possible, mais aussi de travailler à distance lorsqu’ils ne peuvent pas être présents, quelle que soit la raison. Le travail, c’est le travail. Si un député peut travailler à distance depuis sa table de salle à manger pendant une grosse tempête de neige et se faire quand même entendre à la Chambre des communes, pourquoi est-ce un problème?
Lorsque nous participons à une réunion de service avec nos collègues sur Zoom, pendant que nous travaillons à la maison et que nous nous occupons de nos enfants et de nos proches, nous sommes en mesure d’échanger avec eux et d’examiner des documents administratifs; c’est la même chose pour les députés. Ceux qui participent à distance aux activités parlementaires, établissent un dialogue avec leurs collègues et débattent des projets de loi et les examinent prennent tout de même part à des débats en personne. Qui plus est, leur participation est considérablement plus grande que s’ils ne prenaient pas part à un débat parce qu’ils ne peuvent pas être présents physiquement, quelle que soit la raison de leur absence.
Conclusions
Un modèle hybride, dans le cadre duquel les députés travaillent partiellement à distance et partiellement sur place, est le modèle optimal pour l’avenir du Parlement, car il garantira que les députés seront régulièrement en mesure d’être présents et de représenter leurs électeurs. Il existe maintenant un précédent au Canada en raison de la pandémie de COVID-19, et les députés se sont familiarisés avec la technologie qui leur permet de travailler à distance et de participer à des discussions officielles, même s’ils ne sont pas physiquement présents ensemble à la Chambre. Si ce modèle était adopté par la suite, il permettrait de mieux adapter les conditions de travail des députés qui ne peuvent pas se présenter à la Chambre en raison de leur situation personnelle; nous pensons ici aux députées en congé de maternité ou encore aux députés qui doivent prodiguer d’autres soins, sont malades ou ne peuvent pas se déplacer en raison de catastrophes naturelles ou d’importantes tempêtes de neige, entre autres.
Toutes ces raisons « légitimes » expliquant l’absence des députés ne devraient pas les empêcher de se faire entendre au Parlement; si la procédure législative interdit complètement leur participation, nous sommes aux prises avec un problème, car le point de vue des électeurs de certaines circonscriptions est (peut-être systématiquement) exclu des débats à la Chambre des communes. En fait, cela crée un système de représentation à deux niveaux au Canada : si nous exigeons que tous les députés soient présents, certains pourraient prétendre que nous créons une égalité entre eux, puisqu’ils sont tous présents. Pourtant, en réalité, ils ne sont pas tous présents. Ils ne peuvent pas nécessairement être toujours présents, pour diverses raisons. Exiger leur présence est en fait discriminatoire; ce faisant, on les empêche de faire pleinement leur travail, ce qu’ils pourraient faire si on les autorisait à travailler à la Chambre des communes à distance.
Le problème, c’est que contrairement à la Grande-Bretagne, le Canada n’a pas d’expérience du point de vue des mesures d’adaptation offertes aux députés, au-delà du jumelage, ce qui rend les options raisonnables, y compris le vote par procuration, plus controversées qu’elles ne devraient l’être. La difficulté tient au fait que la démocratie canadienne est plus faible en raison des procédures parlementaires, qui font en sorte que certains députés ont plus de mal que d’autres à faire leur travail. Nous avons eu l’occasion de tirer de nombreuses leçons tout au long de la pandémie, et si nous pouvons nous en inspirer à l’avenir pour améliorer la vie et le travail de tous les Canadiens, nous devrions le faire. La possibilité de travailler, de délibérer et de débattre à distance est une leçon qui peut (et doit) être reprise et appliquée aux députés, à tout le moins lorsqu’ils sont en congé parental.
Notes
1 Gøsta Esping-Andersen, éditeur. Why We Need a New Welfare State, Oxford, Oxford University Press, 2002.
2 Teresa Wright. « House of Commons unanimously adopts new parental-leave policy for MPs », CBC News, 14 juin 2019. Page Web : https://www.cbc.ca/news/politics/parental-leave-commons-1.5175413.
3 Rachel Aiello. « House approves year-long, fully paid parental leave from the Commons for MPs », CTV News, 12 juin 2019. Page Web : https://www.ctvnews.ca/politics/house-approves-year-long-fully-paid-parental-leave-from-the-commons-for-mps-1.4463452
4 La procédure et les usages de la Chambre des communes, deuxième édition, 2009. Page Web : https://www.noscommunes.ca/procedure-book-livre/Document.aspx?Language=F&Mode=1&sbdid=4A18F2BA-AF46-4B73-B3E0-A5BFC398712F&sbpid=6153F0BC-9B43-4E05-A3A6-89A603583DA1#5853EA65-332B-4581-9D24-28A728C6D570
5 Jane Mansbridge. « Should Blacks Represent Blacks and Women Represent Women? A Contingent “Yes” », The Journal of Politics, vol. 61, no 3, 1999, p. 628-657.
6 Pour en savoir plus à propos des députés canadiens, noscommunes.ca, 2008. Page Web : https://www.noscommunes.ca/About/ReportToCanadians/2008/rtc2008_03-f.html#a2
7 Susanne Dovi. « Political Representation », Stanford Encyclopedia of Philosophy, 2018. Page Web : https://plato.stanford.edu/entries/political-representation/
8 « Proxy Voting », MPs Guide to Procedure, Parlement du Royaume-Uni. Page Web : https://guidetoprocedure.parliament.uk/collections/1lh5CMcS/proxy-voting
9 « Jo Swinson says says Tories broke Brexit vote agreement », BBC News, 18 juillet 2018. Page Web : https://www.bbc.com/news/uk-politics-44867866
10 « Labour MP Tulip Siddiq delays birth to vote on Brexit », BBC News, 14 janvier 2019. Page Web : https://www.bbc.com/news/uk-politics-46868195
11 Amanda Bittner et Melanee Thomas. « Mères en politique : du travail, c’est du travail », Revue parlementaire canadienne, vol. 40, no 3 (automne), 2017. Page Web : http://www.revparlcan.ca/fr/vol40-no3-meres-en-politique-du-travail-cest-du-travail/
12 Proxy Voting Scheme Extension, Parlement du Royaume-Uni. Page Web : https://www.parliament.uk/globalassets/documents/commons-public-bill-office/proxy-voting-scheme_extension_10-june-2020.pdf
13 Aaron Wherry. « The pandemic could be an opening to build a better Parliament », CBC News, 30 mai 2020. Page Web : https://www.cbc.ca/news/politics/parliament-commons-trudeau-scheer-1.5591224
14 « Liberals, NDP vote to waive normal Commons proceedings during pandemic », CBC News, 26 mai 2020. Page Web : https://www.cbc.ca/news/politics/liberals-ndp-team-up-in-commons-vote-1.5586038
15 Laura Ryckewaert, « While some MPs urge adoption, Conservatives still skeptical about remote voting », The Hill Times, 10 juin 2020. Page Web : https://www.hilltimes.com/2020/06/10/while-some-mps-urge-adoption-conservatives-still-skeptical-about-remote-voting/251866
16 « If an MP heckles in a virtual House of Commons, does it make a sound? », CityNews, 27 mai 2020. Page Web : https://toronto.citynews.ca/2020/05/27/parliament-canada-coronavirus/
17 Elise Uberoi et Richard Kelly. Coronavirus : What does data show about men and women MPs in the hybrid Commons? Parlement du Royaume-Uni, 26 mai 2020. Page Web : https://commonslibrary.parliament.uk/parliament-and-elections/men-and-women-mps-in-the-hybrid-commons/
18 « Robert Halfon : Government making MPs ‘Parliamentary eunuchs’ », BBC News, 2 juin 2020. Page Web : https://www.bbc.com/news/av/uk-politics-52891863/robert-halfon-government-making-mps-parliamentary-eunuchs