Déménagements historiques : Le Parlement déménage dans le Musée commémoratif Victoria (1916-1920)

Article 7 / 9 , Vol 44 No. 2 (Été)


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Déménagements historiques :
Le Parlement déménage dans le Musée commémoratif Victoria (1916-1920)

Après qu’un incendie eut ravagé l’édifice du Centre, le Parlement du Canada devait trouver un lieu où s’établir temporairement. Pendant la reconstruction de l’Édifice, qui a nécessité quatre ans, les députés et les sénateurs ont siégé dans le Musée commémoratif Victoria. Dans le présent article, l’auteure décrit les dommages causés par l’incendie, la volonté des parlementaires de poursuivre les délibérations sans trop de heurts et les travaux requis pour adapter le Musée à sa nouvelle fonction. Contrairement au projet de rénovation en cours à l’édifice du Centre, il n’était pas possible de prévoir le déménagement dans le Musée Victoria, et l’on a fait du mieux qu’on pouvait dans les circonstances pour y apporter les modifications qui s’imposaient.

Johanna K. Mizgala

Le 3 février 1916 était un jeudi de la 6e session de la 12e législature. À la Chambre des communes, l’ordre du jour prévoyait une longue discussion sur le commerce du poisson, au cours de laquelle Bowman Brown Law, député de Yarmouth (N.- É.), a gentiment grondé ses collègues pour leur manque d’enthousiasme1. Après la pause du souper, la Chambre a repris ses travaux à 20 h. Ce soir-là, Edgar Nelson Rhodes, vice-président, a occupé pour la première fois le fauteur du Président, et ses collègues l’en ont félicité. Sinon, la séance s’est déroulée comme tant d’autres2.

À 20 h 55, Francis Glass, député de Middlesex-Est (Ontario), se trouvait dans la salle de lecture de la Chambre des communes, dans l’ancien édifice du Parlement situé entre la Chambre des communes et le Sénat3. M. Glass se rappelle avoir senti une odeur de fumée et, bien qu’on fumait la cigarette ou le cigare dans certaines salles de l’édifice du Parlement, c’était interdit dans la salle de lecture. M. Glass a remarqué un petit incendie sous l’une des étagères et il a immédiatement appelé les secours. Le constable T.S. Moore de la Police du Canada s’est empressé de mettre la main sur le seul extincteur dans la pièce, mais il n’a pas pu éteindre les flammes. Les braises se sont propagées aux rangées de journaux suspendus à de longues tiges au-dessus des étagères et le feu s’est vite répandu aux murs lambrissés en pin qu’on avait récemment huilés et vernis.

À 21 h, C.R. Stewart, chef des huissiers de la Chambre des communes, est entré précipitamment en criant : « La salle de lecture est en feu, que tout le monde sorte immédiatement4! » Dans le hansard du jour, il est indiqué :

La séance fut aussitôt suspendue, sans aucune formalité; les députés, les fonctionnaires et le public des tribunes sortirent en toute hâte et quelques-uns furent presque suffoqués par la fumée. L’incendie, qui s’était déclaré dans la salle de lecture, se propagea avec une rapidité extraordinaire et devint bientôt impossible à maîtriser5.

L’incendie se propagea rapidement au toit et dans les corridors. En l’espace d’une heure, le centre de l’édifice était devenu un véritable brasier. Les membres du 77e Bataillon du Corps expéditionnaire canadien ont constaté ce qui arrivait et ont tôt fait d’abandonner leur repas pour se rendre en toute hâte sur la Colline du Parlement. Quelque 70 membres du Corps expéditionnaire canadien ont passé la nuit et une partie de la matinée à prêter main-forte aux pompiers pour combattre l’incendie et maîtriser la foule qui s’était massée6.

Alors que l’incendie faisait rage, le premier ministre Borden, les membres de son cabinet et le chef de l’opposition, Sir Wilfrid Laurier, se sont réunis au Chateau Laurier, résolus à trouver un lieu où ils pourraient s’occuper le lendemain des affaires du gouvernement. C’est au ministre des Travaux publics qu’on a confié la tâche de trouver un endroit approprié.

Le lendemain matin, les Canadiens découvrent une ruine fumante incrustée de glace à l’endroit où se tenait encore la veille le majestueux édifice néogothique. Seule la Bibliothèque du Parlement est intacte grâce à la présence d’une porte coupe-feu en fer, qu’a pris soin de fermer un bibliothécaire, et aux efforts de valeureux pompiers, qui ont arrosé le toit de la Bibliothèque toute la nuit, épargnant ainsi la structure. Il a été rapporté dans les journaux que sept personnes ont perdu la vie pendant l’incendie7. Symbole de l’autorité du Président et du droit de légiférer conféré à la Chambre des communes par la Couronne, la masse de la Chambre a été également été détruite. En dépit de la situation, la Chambre était résolue à siéger comme à l’habitude. Le lendemain de l’incendie, à 15 h, dans le Musée commémoratif Victoria (aujourd’hui le Musée canadien de la nature), la Chambre, empruntant la masse du Sénat a siégé pour la première fois dans ce lieu provisoire.

Au Feuilleton du 4 février 1916 figuraient les discours du premier ministre Borden et du chef de l’opposition, Wilfrid Laurier. L’un après l’autre, ils ont rendu hommage aux personnes qui ont perdu la vie dans l’incendie et qu’ils considéraient non pas comme de simples collègues, mais comme des amis. Au sujet de la destruction de l’édifice, le premier ministre Borden a déclaré :

En ce qui concerne cet édifice historique, j’y suis associé depuis près de 20 ans et mon très honorable ami de l’autre côté de la Chambre l’est depuis plus de 40 ans. La construction de l’Édifice remonte aux toutes premières années de la Confédération. Dans cette chambre, il a été débattu et peaufiné de grandes politiques relatives au développement de notre pays et à son avenir. Dans cette chambre, de grands hommes qui sont à l’origine de la Confédération ont pris la parole et ont accompli leur devoir de représentants du peuple au Parlement, depuis le début de la Confédération et tout au long de leur vie active8.

Puis, passant aux travaux de la journée, le premier ministre a lu les messages de condoléances de King, gouverneur général, du greffier de l’Assemblée législative de la Saskatchewan et du premier ministre du Québec.

Le moment venu de prendre la parole, Sir Wilfrid Laurier a fait la déclaration suivante;

Ce sont de bien tristes circonstances qui nous réunissent aujourd’hui. L’ancien édifice du Parlement dans lequel nous avons siégé hier et qui est le symbole de la vie des Canadiens depuis la Confédération, n’est plus que ruines. Aussi grande puisse être la perte de matériel pour chacun des députés, ceux d’aujourd’hui comme ceux de l’ancienne génération encore vivants, la perte de vies est encore plus accablante. Nous nous sommes pris d’affection pour tout ce qui se rattache à cet édifice9.

Laurier a conclu son discours en reprenant les propos du premier ministre : il était essentiel que la Chambre poursuive ses travaux. Autant Laurier que Borden ont exhorté leurs collègues à accomplir leurs tâches avec « courage et détermination renouvelée » au service des Canadiens.

Alors que pendant la Première Guerre mondiale et jusqu’à l’armistice, la reconstruction de l’édifice a dominé le paysage sur la Colline du Parlement, le Parlement du Canada a continué de siéger dans ses locaux temporaires de la rue McLeod. Érigé entre 1905 et 1911, le Musée commémoratif Victoria a été conçu par David Ewart, architecte en chef du Dominion. Il s’agit du premier musée fédéral construit à cet effet au Canada, issu de l’un des nombreux projets de construction à Ottawa qu’on doit en partie à l’idée que se faisait Laurier de la future capitale du Canada. À propos de l’avenir d’Ottawa et du pays au tournant du siècle, Laurier a déclaré :

… et quand viendra le jour, et il viendra peu à peu, mes collègues et moi aurons le plaisir, j’en ai la conviction, de faire d’Ottawa une ville aussi attrayante que possible, d’en faire le centre du développement intellectuel du pays et, pardessus tout, le Washington du Nord10.

Hormis le besoin de transformer Ottawa, ville forestière, en une capitale nationale, le Musée est aussi associé à la création d’institutions semblables en Amérique du Nord et en Europe pour abriter des collections de spécimens et d’artéfacts ainsi que des collections d’œuvres d’art de plus en plus nombreuses; maintes collections appartenaient à de riches mécènes et à des pays désireux de les présenter au public grandissant qui s’y intéressait.

Quand le Musée a ouvert ses portes en 1911, il hébergeait non seulement le Musée des beaux-arts du Canada, mais également les collections de la Commission géologique et d’histoire naturelle du Canada. Faite de pierre de calcaire de Tyndall et de grès ferrugineux de Nepean, la structure néogothique se dressait seule au milieu d’un parc verdoyant au bas de la rue Metcalfe. Le site mène directement à la Colline du Parlement, et c’est probablement ce qui en explique le choix comme lieu provisoire. Mais surtout, le Musée était suffisamment grand pour accueillir les deux Chambres. Cependant, rien ne pouvait remplacer directement l’édifice du Parlement. Bien que les salles d’exposition puissent être transformées en salles pour le sénat et pour la Chambre des communes, il n’y avait pas assez d’espace pour loger les bureaux parlementaires, et les groupes administratifs de chacun ont été entassés ensemble. La Bibliothèque du Parlement, seule structure épargnée par l’incendie, est restée ouverte sur la Colline pendant les quatre années qu’a duré la reconstruction.

Alors que le Parlement occupait le Musée, la Commission géologique du Canada a dû déplacer ses spécimens, fossiles et créatures disparues, ailleurs dans l’édifice et à l’extérieur. Il a fallu également aussi déplacer les collections de la Galerie nationale. Les activités du Musée ont toutes été suspendues pendant l’occupation temporaire des locaux par le Parlement et les espaces utilisés par les deux Chambres ont été adaptés à leurs besoins dans la mesure du possible. La Chambre des communes a pu emprunter temporairement la masse du Sénat, mais il ne s’agissait que d’une solution à court terme. La Chambre des communes a utilisé une masse en bois, peinte en or, jusqu’au 28 mars 1917, date à laquelle la nouvelle masse a été présentée, à Londres, au premier ministre Robert L. Borden11. Elle ressemble à la masse de la Chambre des communes de Westminster et porte l’inscription suivante :

LA MASSE DEVANT REMPLACER LA MASSE ORIGINALE DE LA CHAMBRE DES COMMUNES DU DOMINION DU CANADA – QUI A ÉTÉ LA PROIE DES FLAMMES LE 3 FÉVRIER 1916 – A ÉTÉ PRÉSENTÉE PAR L’HONORABLE SIR CHARLES CHEERS WAKEFIELD, LORD-MAIRE DE LONDRES, ET LES SHÉRIFS DE LONDRES, GEORGE ALEXANDER TOUCHE, ESQ12.

Dans l’histoire parlementaire, on raconte qu’une pièce fondue de l’ancienne masse, trouvée dans les décombres de l’incendie, a été intégrée à la nouvelle masse. Malheureusement, cette charmante anecdote est fausse : des analyses effectuées par la Goldsmiths and Silversmiths Company a révélé que le morceau de métal ne provenait pas de la masse originale et n’a donc pas pu être intégré à la nouvelle masse13. En 2017, la masse a été restaurée à l’occasion de son centenaire et des analyses contemporaines ont confirmé ce qui précède14.

Bien que profondément ancré dans l’histoire patrimoniale des lieux, l’incendie de 1916 a montré que les affaires parlementaires ne pouvaient être interrompues le temps de la reconstruction de l’édifice. Le fait que la Chambre des communes se soit réunie le lendemain de l’incendie, ne fût-ce que 40 minutes, témoigne de la croyance qu’elle ne pouvait interrompre ses travaux, notamment pendant la guerre. Après la séance du 4 février 2016, acte essentiellement cérémoniel, on n’a ménagé aucun effort pour transformer le Musée en Parlement et, entre 1916 et 1920, quelque 485 lois ont reçu la sanction royale, dont :

  • la Loi modifiant la Loi de tempérance du Canada, 18 mai 1916;
  • la Loi portant autorisation de lever un impôt de guerre sur certains revenus, 20 septembre 1917;
  • la Loi des élections en temps de guerre, 20 septembre 1917;
  • la Loi ayant pour objet d’accorder une indemnité lorsque des employés de Sa Majesté sont tués ou blessés dans l’exécution de leurs devoirs, 24 mai 1918;
  • la Loi ayant pour objet de conférer le droit de suffrages aux femmes, 24 mai 1918;
  • la Loi portant création du Ministère de l’hygiène publique, 6 juin 1919.

Conjuguées aux répercussions de la Première Guerre mondiale, ces lois allaient transformer radicalement le pays et jeter les assises sur lesquelles s’érigerait le Canada au XXe siècle et par la suite.

À Ottawa, le mois de février de l’année ١٩١٩ a continué de s’acharner. Le ١٧ février, Wilfrid Laurier succombe à un accident vasculaire cérébral alors qu’il exerce encore ses fonctions de chef de l’opposition. Le 20 février, à l’ouverture de la ٢e session de la 13e législature du Canada, on procède à la lecture du discours du Trône. Le premier ministre Borden se trouve alors en Europe et le premier ministre intérimaire, Sir Thomas White, a le devoir d’informer la Chambre des plans faits pour les funérailles de Laurier :

Monsieur le Président, nous sommes réunis dans l’ombre d’une immense perte et d’un chagrin personnel partagé. Le très honorable Sir Wilfrid Laurier, haut représentant de cette Chambre, est décédé, et toute la nation est en deuil. Je compte demander tantôt l’ajournement de la Chambre jusqu’à mardi prochain par respect et en hommage à sa mémoire… Entre-temps, par souci d’accorder toutes les marques de respect voulues et avec le consentement de la famille, le gouvernement organise des funérailles nationales, qui auront lieu samedi en matinée comme l’indique l’annonce publique qui en a été faite. Dès 20 h ce soir, la dépouille reposera en chapelle ardente ici-même dans cette chambre, où chacun pourra lui rendre un dernier hommage15.

Le Musée, qui avait été transformé en Chambre des communes, est réaménagé cette fois-ci en chapelle ardente. Selon les comptes rendus de presse actuels, environ 50 000 personnes se sont rendues au Musée pour rendre un ultime hommage à Wilfrid Laurier au cours des 36 heures pendant lesquelles il a été exposé à la Chambre des communes. Pour l’occasion, la Chambre était drapée dans le deuil, remplie des offrandes de fleurs. Geste de respect émouvant, la couronne de fleurs de la Tribune parlementaire de la presse était ornée d’un motif floral représentant le chiffre 30 qui marque, en sténographie, la fin de l’histoire.

Des dizaines de milliers de personnes s’étaient amassées dans les rues pour voir le cortège funèbre qui se dirigeait, depuis le Musée, vers la Basilique Notre-Dame. Même si Laurier n’a pas pu vivre assez longtemps pour assister à l’inauguration du nouvel édifice sur la Colline du Parlement, il est clair que les architectes John A. Pearson et Joseph-Omer Marchand ont tenu de compte des mots qu’il a prononcés : « Le XXe siècle est le siècle du Canada16. »

Au lieu d’entreprendre la reconstruction de l’édifice du Parlement, qui en 1916 avait été rénové et agrandi en fonction de la croissance du pays et des besoins en matière de représentation, on avait donné au nouvel édifice une structure propre au XXe siècle qui non seulement reflétait les anciennes traditions, mais illustrait aussi l’avenir. Alors que nous nous consacrons à la restauration des édifices, gardons à l’esprit les messages du passé et continuons d’en honorer l’héritage.

Notes

1 Débats de la Chambre des communes, 12e législature, 6e session, vol. 1, 3 février 1916, p. 571.

2 Débats de la Chambre des communes, 12e législature, 6e session, vol. 1, 3 février 1916, p. 574.

3 Royal Commission : Parliament Buildings Fire at Ottawa, February 3, 1916, Report of commissioners and evidence, Ottawa, 1916, p. 16.

4 Débats de la Chambre des communes, 12e législature, 6e session, vol. 1, 3 février 1916, p. 578 [traduction].

5 Débats de la Chambre des communes, 12e législature, 6e session, vol. 1, 3 février 1916, p. 578 [traduction].

6 Vakardis, Jane et Lucile Finsten, Fire on Parliament Hill, Erin, Boston Mills Press, 1988, p. 22.

7 Florence Bray et Mabel Morin, invitées à la résidence des Sévigny dans l’édifice du Parlement, ont toutes deux péri dans l’incendie de 1916, ainsi qu’Alphonse Desjardins, agent de la Police fédérale; Alphonse Desjardins, tuyauteur, ministère des Travaux publics; Randolph Fanning, Bureau des postes; J.B. René Laplante, greffier adjoint, Chambre des communes; Bowman Brown Law, député de Yarmouth, NouvelleÉcosse.

8 Débats de la Chambre des communes, 12e législature, 6e session, vol. 1, 3 février 1916, p. 578-579 [traduction].

9 Débats de la Chambre des communes, 12e législature, 6e session, vol. 1, 3 février 1916, p. 581 [traduction].

10 Wilfrid Laurier, chef de l’opposition, Address to the Reform Association of Ottawa, 19 juin 1893 [traduction].

11 Selon la tradition, on continue d’utiliser la masse en bois chaque année à la Chambre des communes, le jour de séance le plus près de la date anniversaire de l’incendie.

12 Masse de la Chambre des communes, créée par la Goldsmiths and Silversmiths Company (Grande-Bretagne), faite d’argent doré, 1917.

13 Masse de la Chambre des communes, dans Histoire, arts et architecture, Parlement du Canada, Masse – Histoire, arts et architecture – Chambre des communes (noscommunes.ca), consulté le 5 février 2021.

14 Masse de la Chambre des communes, rapports de conservation, collection patrimoniale de la Chambre des communes, 2017.

15 Débats de la Chambre des communes, 13e législature, 2e session, vol. 1, 20 février 1919, p. 2-3 [traduction].

16 Laurier a prononcé ces mots dans plusieurs allocutions, dont l’une au Massey Hall de Toronto le 14 octobre 1904 [traduction].

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