La collaboration entre parlementaires, le Cabinet, les caucus et les représentants des différents ordres au Canada

Article 6 / 11 , Vol 43 No. 2 (Été)

La collaboration entre parlementaires, le Cabinet, les caucus et les représentants des différents ordres au Canada


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Le 17 janvier 2020, le Groupe canadien d’étude des parlements a tenu un colloque intitulé « La collaboration entre parlementaires, le Cabinet, les caucus et les représentants des différents ordres au Canada » afin d’obtenir les perspectives des milieux universitaire et politique sur les possibilités et les défis entourant la coopération et la collaboration entre les différents ordres au Canada.

Points de vue universitaires

Un groupe de chercheurs universitaires a ouvert le colloque. Les chercheurs ont exprimé leurs observations sur les conditions qui motivent ou contrecarrent la collaboration intergouvernementale, et sur les raisons qui rendent si rare la collaboration véritable au Canada.

Jennifer Wallner, professeure agrégée à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa, a été la première à prendre la parole. Elle s’intéresse notamment aux relations intergouvernementales sous l’angle comparatif. S’inspirant de son expérience récente au Secrétariat des affaires intergouvernementales et au Bureau du Conseil privé, Mme Wallner, dans sa présentation, a soutenu qu’il fallait investir pour enrichir les relations intergouvernementales.

Elle a d’abord affirmé que la coopération peut produire de grands bienfaits, mais a aussi souligné qu’au Canada, la collaboration fédérale-provinciale se bute à d’importants obstacles. Le premier obstacle est le manque de structures officielles favorisant la collaboration intergouvernementale. Le deuxième, c’est que les gouvernements doivent composer avec le problème récurrent de l’action collective : d’une province à l’autre, les intérêts sont divergents et changent au fil des élections, une réalité exacerbée par la taille du pays et sa diversité régionale. Par conséquent, les différents gouvernements du Canada pratiquent ce qu’elle appelle le « fédéralisme de l’autruche » : leurs décisions font complètement fi de leurs homologues.

Pour surmonter ces obstacles, Mme Wallner a formulé trois recommandations. La première : donner plus de cohérence et de prévisibilité aux interactions intergouvernementales, notamment en mettant en place une structure fixe et périodique de réunions des premiers ministres. En deuxième lieu, elle a proposé l’établissement de « conseils interassemblée » pour permettre aux législateurs des provinces et du gouvernement fédéral de communiquer entre eux et de mettre fin au monopole du pouvoir exécutif dans le domaine des relations intergouvernementales. Troisièmement, elle a proposé de mettre en place des mécanismes pour donner aux législateurs une vision plus éclairée du fédéralisme à l’échelle de la direction, ainsi qu’une possibilité de surveillance à cet égard.

Noura Karazivan, professeure agrégée de droit public à la Faculté de droit de l’Université de Montréal, a ensuite pris la parole. Elle s’est attardée à l’idée avancée par certains spécialistes constitutionnels selon laquelle la coopération fédérale-provinciale doit être protégée par les tribunaux. S’appuyant sur les observations de Mme Wallner, Mme Karazivan a fait remarquer qu’au Canada, les accords intergouvernementaux ne sont pas exécutoires et qu’ils peuvent tomber dès que l’une des parties change d’idée. Ces accords étant de nature facultative – chaque gouvernement étant souverain et ne disposant d’aucun mécanisme pour surveiller les autres – ils sont donc imprévisibles et, du point de vue stratégique, peu attrayants.

Selon Mme Karazivan, certains universitaires affirment que le « fédéralisme coopératif » – l’idéal récurrent de la Cour suprême lorsqu’elle rend des décisions relatives à des conflits de compétence – ne peut fonctionner que si les gouvernements sont tenus de respecter les accords conclus. Selon cet idéal, tout gouvernement qui s’est investi dans un mécanisme où interviennent d’autres gouvernements devrait faire preuve de bonne volonté et respecter son devoir de loyauté, et ne pas se retirer soudainement ou sans négocier. Cela rendrait la coopération intergouvernementale plus prévisible et tentante.

Toutefois, Mme Karazivan ne croit pas qu’il s’agisse de la bonne approche, puisqu’elle reviendrait à appliquer une solution judiciaire à un problème politique. Elle craint qu’il soit impossible de définir ou d’appliquer de façon cohérente et claire le « devoir de bonne foi », devoir qu’elle juge incompatible avec une constitution qui empêche les assemblées législatives de s’engager les unes envers les autres ou envers elles-mêmes dans l’avenir. À son avis, aucune des parties ne serait heureuse que les tribunaux interviennent dans les accords intergouvernementaux.

Daniel Béland, professeur au Département des sciences politiques de l’Université McGill et directeur de l’Institut d’études canadiennes de McGill, a présenté deux exemples de négociations intergouvernementales pour illustrer que les résultats sur la scène politique fédérale-provinciale sont hautement tributaires de l’alternance des partis au pouvoir dans les provinces.

M. Béland s’est d’abord attardé aux développements récents relatifs à la réforme du Régime de pensions du Canada (RPC), qui ne peut être réformé qu’avec l’appui des deux tiers des provinces, représentant les deux tiers de la population. La collaboration intergouvernementale est donc essentielle à la réforme du RPC, qui devient par le fait même presque impossible. Toutefois, M. Béland a fait observer que le RPC a fait l’objet d’une réforme en 2016 par le gouvernement Trudeau, et il en attribue la réussite aux relations positives entre le gouvernement fédéral, le gouvernement néo-démocrate de l’Alberta et le gouvernement libéral de l’Ontario.

M. Béland a ensuite mis le tout en relief en abordant la péréquation, comparant la réussite du premier ministre Harper, qui a obtenu l’appui des provinces à l’égard de changements à la formule de péréquation, au cas du premier ministre Trudeau, qui a imposé des changements unilatéraux. Dans le premier cas, soutientil, le premier ministre a dû composer avec une résistance politique, tandis que dans le deuxième cas, le premier ministre a aggravé les relations déjà houleuses avec l’Alberta, le Manitoba et d’autres provinces, ce qui a même engendré l’idée d’un référendum en Alberta sur la question.

Dans la discussion qui a suivi, Mme Wallner a ajouté que le message sur le Régime de pensions du Canada n’est pas le même que celui sur la péréquation et que, selon elle, cela peut nuire à la collaboration. En effet, tandis que le Régime de pensions du Canada est perçu comme un avantage net pour tous les Canadiens, la péréquation semble plutôt une mesure à somme nulle, avec des perdants et des gagnants.

Perspectives politiques

Le deuxième groupe de la journée était composé de participants aguerris de la sphère politique dont l’expérience directe a permis d’enrichir les discussions sur les éléments pratiques et stratégiques des relations intergouvernementales modernes au Canada, ainsi que sur les possibilités découlant de ces relations.

Graham Steele a été député de l’Assemblée législative de la Nouvelle-Écosse de 2001 à 2013. Il a occupé les fonctions de ministre des Finances, de ministre des Affaires acadiennes et de ministre du Développement économique et rural et du Tourisme. Il a formulé plusieurs observations sur les raisons qui font que dans les hautes sphères décisionnelles, la collaboration intergouvernementale est si complexe. Premièrement, les ministres qui acceptent un ministère ont rarement une expérience directe de leur portefeuille; ils ont besoin de temps pour se familiariser avec leurs dossiers avant de pouvoir cerner d’éventuels éléments de coopération. Deuxièmement, ces élus sont d’abord des représentants, ensuite des ministres. Leur journée ne compte que 24 heures, et les nouvelles responsabilités peuvent être difficiles à ajouter à l’horaire, en particulier si cellesci n’influencent en rien leur éventuelle réélection. Troisièmement, il est rare que les ministres détiennent un portefeuille suffisamment longtemps pour bien le maîtriser; ainsi, les négociations peuvent se révéler très ardues si votre partenaire de négociation change abruptement. Quatrièmement, les relations personnelles jouent un rôle énorme – il est essentiel d’établir de bons liens si l’on veut arriver à quelque chose, ce qui n’est pas toujours facile.

M. Steele a souligné que, lorsqu’il était ministre, il a participé à neuf ou dix événements annuels réunissant les ministres des provinces, des territoires et du gouvernement fédéral gérant un portefeuille similaire. Selon lui, parce que le programme officiel des réunions est prédéterminé, les résultats sont moindres. Les discussions pendant les repas et les pauses sont en fait beaucoup plus fructueuses : c’est là qu’on crée les liens nécessaires pour accomplir des choses. À titre d’exemple, M. Steele a parlé de l’harmonisation réussie de la réglementation provinciale sur les valeurs mobilières, et il a souligné que les réussites sont attribuables au travail acharné et au dévouement de ministres particuliers qui ont de l’expérience, une vision et une carrière politique durable, et qui ont en outre tissé des liens et obtenu la confiance de leurs homologues.

Deb Matthews, qui a été députée de l’Assemblée législative de l’Ontario de 2003 à 2018, a ensuite pris la parole. Elle a occupé plusieurs fonctions au cabinet, dont celles de ministre de la Santé et des Soins de longue durée, de présidente du Conseil du Trésor, ainsi que de vice-première ministre. Comme M. Steele, Mme Matthews juge que le programme officiel des réunions fédéralesprovincialesterritoriales fait rarement avancer les dossiers, mais que les réunions et les discussions informelles sont extrêmement utiles. Pour elle, les rencontres informelles sont parfois une sorte de « thérapie de groupe », car elles permettent aux ministres de parler de leurs difficultés et de leur portefeuille avec leurs pairs.

Mme Matthews a soutenu que la collaboration intergouvernementale peut fonctionner mais que, comme ministre, il faut être lucide et comprendre les objectifs, les intérêts et la motivation des autres parties concernées. Elle a ajouté que la communication entre les ministres est fondamentale et que, lorsque les ministres de différentes provinces s’unissent, ils peuvent faire progresser des négociations bien plus que s’ils font cavalier seul. À titre d’exemple, elle rappelle que les négociations avec les sociétés pharmaceutiques ont été beaucoup plus faciles lorsque les provinces ont fait front commun.

Enfin, Mme Matthews s’est exprimée sur les réunions de cabinet conjointes, c’estàdire les réunions des cabinets de deux ou de plusieurs provinces. Selon elle, ces réunions permettent aux ministres de comprendre plus en profondeur les dossiers des autres provinces, ce qui constitue une information d’une grande richesse.

Ian Brodie, auteur de l’ouvrage At The Centre of Government, professeur agrégé à l’Université de Calgary et ancien chef de cabinet de Steven Harper, a pris la parole en dernier. Comme M. Béland, il juge que les partis politiques jouent un rôle important à l’égard de la réussite – ou de l’échec – de la collaboration intergouvernementale, mais souligne que même lorsque des partis ont des visées semblables, comme le Parti libéral du Québec et le Parti libéral fédéral, il peut y avoir des divergences idéologiques. Selon lui, les relations intergouvernementales sont toujours semées d’embûches; il cite en exemple la relation tendue entre l’Alberta et le gouvernement fédéral.

Enfin, M. Brodie a dégagé deux éléments qui rendent la coopération – ou du moins la coexistence – possible. Le premier est l’apport financier du gouvernement fédéral. Selon M. Brodie, on ne peut jamais faire fi de l’importance que peut avoir un milliard de dollars aux yeux d’un premier ministre provincial, et du poids politique que cela peut avoir sur les électeurs. Autrement dit, l’octroi important de fonds fédéraux à une province peut grandement influencer le degré de coopération d’un premier ministre avec Ottawa. Deuxièmement, les relations préexistantes et durables entre les représentants de différents ordres de gouvernement ont leur importance. Par exemple, beaucoup de gens liés au Parti conservateur de Harper ont depuis quitté Ottawa pour se consacrer à la politique provinciale, comme le premier ministre Jason Kenney; le réseau que les élus et le personnel établissent lorsqu’ils sont au pouvoir leur permet ensuite de collaborer et de coopérer plus facilement (avec les gouvernements aux visions similaires, du moins.)

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