Me traitez-vous de menteur?: réflexions sur les propos non parlementaires tenus à l’Assemblée législative de l’Alberta et ailleurs

Article 2 / 10 , 45 No. 4 (Hiver)

Me traitez-vous de menteur?: réflexions sur les propos non parlementaires tenus à l’Assemblée législative de l’Alberta et ailleurs

Il est important qu’un Président gère adéquatement les propos non parlementaires s’il souhaite maintenir l’ordre et le décorum et garder un discours civilisé à la Chambre. Dans le présent article, l’auteur se fonde sur son expérience comme Président de l’Assemblée législative de l’Alberta pour présenter des observations sur la façon dont les présidents actuels et passés de l’Assemblée législative de l’Alberta et ailleurs se sont lancés dans un tel processus. Il évalue comment un Président doit s’y prendre pour parvenir à un juste équilibre entre l’exercice de la liberté d’expression et la dignité des députés et de l’Assemblée. L’auteur termine en insistant sur l’importance du contexte dans les communications à la Chambre par opposition à une application stricte de règles interdisant l’utilisation de certains mots ou expressions.

L’hon. Nathan Cooper

Le maintien de l’ordre et du décorum est une démarche particulièrement ambitieuse dans le milieu parlementaire depuis déjà un certain temps. Sachant que les discours s’enflamment parfois et que les esprits peuvent s’échauffer dans une assemblée parlementaire, des règles ont été mises en place il y a quelques siècles pour maintenir un discours civilisé entre les députés. Il revient au Président de l’assemblée et à ses vice-présidents de faire appliquer ces règles qui existent depuis longtemps.

Le présent article se penche sur l’utilisation récente de propos non parlementaires à l’Assemblée législative de l’Alberta dans le contexte du respect des principes de longue date qui consistent à maintenir l’ordre et le décorum et à garder un discours civilisé dans notre Chambre. En me basant sur mon expérience de Président de l’Assemblée, je formulerai certaines observations sur la règle relative aux propos non parlementaires, je parlerai de la façon dont cette règle est appliquée en Alberta et je donnerai quelques exemples récents qui illustrent le processus. Par ailleurs, le présent article cherche à répondre à une question essentielle, soit comment on applique présentement la règle relative aux propos non parlementaires, et à savoir si cette approche est toujours pertinente dans les assemblées délibérantes modernes. Devraiton modifier cette interdiction ancienne ou devraiton laisser les choses suivre leur cours?

Le recours à des propos non parlementaires n’est certainement pas nouveau. Un guide des procédures datant de la fin des années1500 fait la mise en garde suivante: « Aucun mot injurieux ou blessant ne doit être utilisé, car alors toute la Chambre criera puisque c’est contre les règles 1  » [traduction libre]. Un autre guide des procédures remontant au milieu du XVIIesiècle expliquait que le Président était habilité à interrompre et à réprimander les députés qui utilisaient une certaine « liste de mots malfaisants 2  » [traduction libre]. À une époque plus récente, sir Thomas Erskine May, ancien greffier de la Chambre des communes du Royaume-Uni (1871-1886), a rédigé des procédures qui ont fait jurisprudence (publiées pour la première fois en 1844, elles en sont maintenant à leur 25eédition [2019]); elles disent simplement à ce sujet que « la bonne humeur et la modération sont des caractéristiques du langage parlementaire 3  ».

Les parlements en place aux XXe et XXIesiècles ont continué d’interdire les propos non parlementaires. Les propos non parlementaires ont été définis comme suit dans le principal texte de procédure destiné aux assemblées canadiennes, La procédure et les usages de la Chambre des communes, 3eédition :

Les délibérations de la Chambre sont fondées sur une longue tradition de respect de l’intégrité de tous les députés. Par conséquent, la tenue de propos injurieux, provocants ou menaçants à la Chambre est strictement interdite. Les attaques personnelles, les insultes et les grossièretés sont contraires au Règlement 4 .

Cette définition englobe les sous-catégories de propos non parlementaires, comprenant une interdiction d’utiliser des mots offensants ou inconvenants; des réflexions personnelles, dont l’interdiction d’imputations de caractère diffamatoire (p.ex. allégations de corruption); des accusations de mentir, que la présidence jugeait constamment irrecevables dans les Parlements de Westminster depuis des siècles 5 .

Même si l’on pourrait parler longuement encore des répercussions que peuvent avoir les accusations et les imputations de mensonge et de tromperie, il est préférable de commencer par examiner l’influence réciproque que l’on observe entre les propos parlementaires et un autre principe parlementaire essentiel — qui est un privilège parlementaire en réalité — soit la liberté d’expression.

Liberté d’expression

La liberté d’expression dans le contexte parlementaire a été codifiée dans la Charte des droits de 1689, qui dispose « que la liberté de parole, des débats et des procédures dans le sein du Parlement ne peut être entravée ou mise en discussion en aucune Cour ou lieu quelconque en dehors du Parlement luimême 6  ». Toutefois, il est important de noter que la liberté d’expression n’est pas absolue. Tout d’abord, elle ne couvre pas tout ce que disent les parlementaires ni tout ce qui est dit à l’intérieur de l’enceinte parlementaire. La liberté d’expression s’étend plutôt seulement aux affaires qui sont traitées ou soumises devant le Parlement. Dans ce contexte, un député pourrait prononcer des paroles qui, selon lui, sont appropriées en fonction des discussions en cours, d’après ce qu’a dit Erksine May, « peu importe si cela blesse les sentiments d’une personne ou lui porte préjudice », car le « le député est protégé contre toute action en diffamation par le privilège parlementaire 7  ». Mais même dans un tel contexte restreint, la liberté d’expression est limitée puisqu’elle est soumise aux règles régissant les débats. Bien que les députés soient libres de faire les déclarations de leur choix, cela ne leur donne pas plus le droit d’utiliser des propos non parlementaires ce faisant.

Il revient à la présidence de s’assurer que l’on trouve un juste équilibre entre les deux principes. En effet, je suis d’avis que, lorsque j’écoute les débats et que je dois évaluer si des mots et des expressions prononcés à l’Assemblée législative de l’Alberta pourraient être non parlementaires, je dois également tenir compte de facteurs qui font contrepoids à la liberté d’expression. Je suis pleinement conscient qu’il faut trouver un juste équilibre entre ce droit fondamental à la liberté d’expression et la responsabilité des députés d’utiliser un langage qui convient à la fonction de député et qui est conforme aux règles et aux pratiques parlementaires. Par conséquent, la présidence doit déterminer si le langage utilisé est excessif, susceptible de causer le désordre et, par le fait même, non parlementaire, ou si le député exerce plutôt son droit à la liberté d’expression.

Importance du contexte et utilisation de listes

Lorsqu’elle évalue si des propos sont non parlementaires, la présidence est également guidée par le contexte dans lequel l’expression ou le mot a été utilisé. L’évaluation du contexte permet à la présidence de comprendre l’intention derrière l’emploi des propos en question, à qui ils sont adressés, le ton et peut-être même les nuances qui les sous-tendent.

À titre d’exemple, le terme « sorcière de l’eau » a été utilisé en ٢٠٠٤ à l’Assemblée. Voici l’échange qui s’est déroulé pendant la période des questions et qui a donné lieu à un rappel au Règlement:

Députée: « Ma prochaine question s’adresse au ministre de l’Environnement. Combien de demandes visant à détourner un courant d’eau douce d’un réservoir aquifère dans un paysage de méthane de houille sont présentement à l’étude aux bureaux d’Environnement Alberta? »

Ministre de l’Environnement : « Présentement, dans mon comté, Monsieur le Président, nous faisons appel à des gens, que nous appelons des sorciers de l’eau, pour tester l’eau, et il semble bien qu’une députée de l’opposition puisse en être une. Je ne sais pas 8 . » [traduction libre]

Selon la définition la plus couramment utilisée en Amérique du Nord du terme anglais « water witch », d’après l’ouvrage Oxford English Dictionary, il s’agit d’une personne qui cherche de l’eau à l’aide d’une baguette de sourcier. Toutefois, le terme peut aussi prendre une signification plus ancienne: « une sorcière qui habite dans l’eau ou qui est associée à l’eau 9  ». La personne qui occupait le fauteuil de la présidence cette journée-là, et qui connaissait les deux connotations du mot, a pris sa décision de manière réfléchie et a réagi comme suit: « Je me demande si le terme sorcière de l’eau aurait été utilisé si la personne ayant posé la question avait été un homme. À cet égard, je dois déclarer qu’il s’agit effectivement d’un rappel au Règlement. Je demande donc à l’honorable ministre de l’Environnement de retirer son commentaire 10 . » Le ministre a obtempéré.

L’importance du contexte est également illustrée dans les références faites par des députés à des dirigeants étrangers. Par le passé, des députés ont été rappelés à l’ordre pour avoir dénigré des dirigeants étrangers, comme l’ayatollah Khomeini et Margaret Thatcher. Cependant, alors que ces individus, et leurs exploits, font désormais partie de l’Histoire, leur statut de dirigeant politique n’est plus, tout comme le sont les fondements servant à prendre une décision sur des remarques désobligeantes dans le but de faire un rappel à l’ordre 11 . Dans le même ordre d’idées, l’expression anglaise fat wingless ducks a été utilisée en 1971 pour dénigrer un gouvernement et un parti politique dont les politiques « ne levaient pas 12  ». L’utilisation de cette expression de nos jours à la Chambre pourrait en faire sourciller quelques-uns, mais sa nature non parlementaire serait jugée en fonction du contexte contemporain dans lequel elle serait prononcée.

Il ne fait aucun doute que les propos non parlementaires dépendent de leur contexte, qui change avec l’air du temps. Par conséquent, il devient difficile de les codifier à long terme. L’ouvrage La procédure et les usages de la Chambre des communes, 3eéd., décrit la difficulté de bien codifier les propos non parlementaires :

Lorsqu’il doit décider si des propos sont non parlementaires, le Président tient compte du ton, de la manière et de l’intention du député qui les a prononcés, de la personne à qui ils s’adressaient, de leur degré de provocation et, ce qui est plus important, du désordre éventuel qu’ils ont causé à la Chambre. Ainsi, des propos jugés non parlementaires un jour pourraient ne pas nécessairement l’être un autre jour. La codification du langage non parlementaire s’est révélée impossible, car c’est du contexte dans lequel les mots ou phrases sont utilisés que la présidence doit tenir compte lorsqu’elle décide s’ils devraient ou non être retirés 13 .

Voilà pourquoi, en Alberta, la présidence n’utilise plus de liste de propos non parlementaires; cette liste a été abandonnée en 2012.

Le problème avec le mensonge

Il ne fait aucun doute que les formes les plus vexatoires de propos non parlementaires soient tous les mots rattachés au « mensonge » ou tous les moyens d’expression liés au « mensonge ». Conformément à ce qui a déjà été mentionné, l’interdiction d’accuser un député de mentir n’est pas nouvelle. Au fil des ans et jusqu’à tout récemment, des accusations de mensonges ont donné lieu à des interventions et à des rappels au Règlement dans des parlements fondés sur le modèle de Westminster. Dans les faits, en Alberta, environ 9,5pour cent des 508décisions prises au total par la présidence pendant la 30elégislature (de 2019 à aujourd’hui) se rapportaient à des propos non parlementaires. Fait encore plus révélateur, sur l’ensemble des décisions relatives à des propos non parlementaires, 72pour cent des décisions concernaient des accusations de mensonge ou des mots de la même teneur.

Les députés albertains et d’ailleurs ont fait montre de créativité dans leur façon d’exprimer ce sentiment sans souvent avoir à prononcer les mots « mensonge », « menteur », « mentir », etc. Évidemment, certains ont employé des euphémismes plus évidents, comme « excréments de bovins 14  » et « inventer des choses 15  ». Ils ont aussi trouvé des façons originales d’exprimer le concept, comme « le député n’est pas ralenti par la vérité 16  » ou la « relation épisodique du premier ministre avec la vérité 17  ».

Durant la session de l’automne2021 de l’Assemblée, j’ai été confronté probablement à la façon la plus originale de faire passer ce message. Le 3novembre2021, lors de la période des questions, un député a posé une série de questions sur un projet de loi concernant le réseau de sentiers de l’Alberta et l’entretien de celui-ci. Après avoir posé sa question principale, le député a répliqué à la réponse du premier ministre et a déclaré, dans sa première question supplémentaire:

Comme à l’habitude, le premier ministre tricote à mesure qu’il parle, puisque ce qu’il dit ne retrouve pas dans le projet de loi ni dans le budget du ministre de l’Environnement… 18 [traduction libre]

Cela a incité le leader parlementaire adjoint du gouvernement à faire un rappel au Règlement. Le rappel portait sur l’expression « tricote à mesure qu’il parle ». Étant donné que les rappels au Règlement soulevés pendant la période des questions ne sont pas réglés avant la fin des affaires courantes, j’ai eu l’occasion d’en apprendre davantage sur l’expression « tricoter à mesure qu’on parle ». Puisque je ne connaissais pas bien cette expression, après avoir fait quelques recherches, j’ai découvert ce que cela signifiait et j’ai pris la décision suivante:

Le leader parlementaire adjoint du gouvernement a signalé que le député avait dit « tricoter », mais il n’a pas admis qu’il avait dit par la suite « à mesure qu’il parle », comme l’avait rapporté la leader de l’opposition officielle à la Chambre.

Je dois dire que je suis certes en désaccord avec elle [la leader de l’opposition officielle à la Chambre] relativement à son évaluation de l’expression en question puisque je sais très bien que cela signifie « fabriquer quelque chose qui n’a rien d’authentique ou de véridique, qui n’est pas basé sur une réalité », ce qui ressemble beaucoup à un mensonge à mes yeux. Je tiens à souligner les efforts de l’honorable députée pour formuler une phrase autrement, mais comme on dit, vous ne pouvez certainement pas faire indirectement ce que vous n’avez pas le droit de faire directement. Par conséquent, j’estime qu’il est préférable que la députée retire ses propos et s’excuse pour que nous puissions tous passer à autre chose 19 . [traduction libre]

La décision a donc été rendue, le contrevenant a été réprimandé et les députés présents dans la Chambre ont tous pu rire un peu.

Un incident beaucoup plus sérieux portant toujours sur l’utilisation de ce genre de propos non parlementaires a eu lieu à peine quelques mois plus tard, en mars 2022. Dans cette affaire, un député déposait des documents. (En Alberta, les députés ont le droit de déposer des documents sur une base volontaire sous l’article Dépôt des déclarations et des rapports dans les affaires courantes.) En décrivant l’un des documents qu’il soumettait, le député avait déclaré le lundi que le ministre de l’Environnement et des Parcs « avait une fois de plus essayé de duper la Chambre en m’accusant de vouloir la leader de l’opposition au sein du Cabinet 20  ». [traduction libre] Alors que le député déposait et décrivait ses documents, le ministre de l’Environnement et des Parcs est devenu fébrile et a commencé à chahuter en réaction au langage utilisé par le député. J’ai répondu à mon tour comme suit :

Silence! Si le ministre de l’Environnement et des Parcs souhaite faire un rappel au Règlement, il peut se lever. L’utilisation de propos non parlementaires, y compris du mot qui commence par F, en s’adressant au Président, est tout à fait inappropriée. Lorsque l’on n’apprécie pas les remarques d’une autre personne, on peut faire un rappel au Règlement 21 . [traduction libre]

Le Ministre a alors fait un rappel au Règlement, sur lequel j’ai statué après l’avoir réprimandé à nouveau sur son propre déferlement de propos non parlementaires.

Mentionner précisément qu’un député tente de tromper l’Assemblée est un motif pour faire un rappel au Règlement. J’ai accordé une marge de manœuvre assez grande aux députés pour qu’ils puissent dire que le gouvernement ou l’opposition a tenu des propos trompeurs, mais une personne ne peut affirmer qu’un député a dupé l’Assemblée. À cet égard, il faut s’excuser et retirer ses paroles 22 . [traduction libre]

Ces deux incidents montrent le large éventail de problèmes qui peuvent survenir lorsque l’on doit réagir à des propos non parlementaires. Un jour, on a réglé rapidement une affaire où une personne avait laissé entendre qu’un député mentait, même si cela constituait un grave manquement aux règles. À l’inverse, dans un autre cas où un député a été accusé d’avoir menti ou d’avoir trompé l’Assemblée, cela a provoqué un désordre majeur et a jeté une ombre sur les travaux.

Quel que soit le résultat, j’ai appris que l’une des façons efficaces de composer avec des propos non parlementaires consiste à adopter une approche progressive pour réduire leur utilisation. L’approche est fondamentale et calculée. Je suis certain que d’autres personnes qui occupent la présidence la connaissent. Il s’agit d’intervenir et de donner des mises en garde dès le départ concernant des infractions mineures; ainsi, quand les propos offensants reviennent de plus en plus fréquemment ou sont graves, la présidence peut intervenir de manière plus décisive, peut-être même aller jusqu’à interdire complètement l’utilisation du mot offensant en question. La décision qui suit illustre cette approche:

Décision du président
Propos parlementaires

Le Président: J’aimerais ajouter que, dans les dernières semaines, j’ai fait plusieurs commentaires concernant l’utilisation du mot « mensonge ». J’ai effectivement dit que, tant que nous ne parlons pas de personnes en particulier, il est permis de le faire, mais ce n’est peut-être pas utile. Si ce genre de propos persiste des deux côtés de l’Assemblée, la présidence pourrait prendre d’autres mesures visant à interdire le recours à de tels propos. Il s’agit certainement de ma déclaration la plus claire sur l’utilisation de tels propos non parlementaires. J’espère que nous pourrons suivre les conseils et que nous n’aurons pas à prendre des mesures supplémentaires qui nécessiteraient une approche davantage interventionniste de la part de la présidence 23 .

Même si l’approche progressive ne permet pas toujours de faire cesser complètement l’utilisation de propos non parlementaires, elle est utile puisqu’elle rappelle aux députés que l’on prend au sérieux le fait de remettre en question l’intégrité et l’honnêteté d’un député. Par ailleurs, cette approche contribue à ramener l’Assemblée à la case départ, non seulement en rappelant aux députés les règles et la gravité de la situation lorsqu’une personne contrevient à celles-ci, mais également en calmant les esprits et en rétablissant l’ordre et le décorum dans la Chambre.

La nécessité de maintenir l’ordre et le décorum empêche-t-elle de communiquer le message?

Il y a un dernier point sur lequel nous devons nous pencher lorsqu’il est question de propos non parlementaires et, plus particulièrement, de l’accusation de mentir. L’application stricte de la règle limite-t-elle la capacité des députés d’exprimer librement leur point de vue sur les politiques et d’autres sujets importants?

Il semble exister deux raisonnements face à cette question. Le premier, qui a été expliqué précédemment, est la méthode à l’ancienne, qui soutient qu’il faut continuer d’interdire les propos non parlementaires puisque cette règle est essentielle au maintien de l’ordre et du décorum ainsi qu’au bon déroulement des activités d’une assemblée. Tous les députés devraient être traités comme des personnes honorables, et il faut respecter l’intégrité et l’honnêteté de l’Assemblée dans son intégralité. Par ailleurs, il s’avère nécessaire d’appliquer rigoureusement la règle si l’on veut s’imposer à travers des échanges agités et acrimonieux qui peuvent mener à un désordre grave. Nous en avons eu un exemple récemment à l’Assemblée législative de l’Alberta.

Le deuxième raisonnement préconise un nouvel examen de l’interdiction. En se concentrant sur le langage utilisé, et non sur la teneur du commentaire, on pourrait très bien rater le message qu’un député tente de communiquer.

John Bercow, ancien président de la Chambre des communes britannique, a demandé une réforme de la « règle ancienne » qui empêche les parlementaires d’accuser des collègues de tromper la Chambre. Dans une entrevue donnée au Times le 26juillet2021, John Bercow soutenait que les règles parlementaires devraient être modifiées à cet égard même si cela signifiait que des députés risquaient de s’accuser de mentir les uns les autres à la Chambre. Il a ajouté que c’était « mauvais et dangereux pour la démocratie » que des députés se voient interdire de proférer des allégations de malhonnêteté à l’endroit d’autres députés. Selon M. Bercow,« [l]a lacune la plus évidente du système est le fait qu’une personne qui ment à des dizaines de millions de citoyens sait qu’elle est protégée par une règle ancienne. Elle ne fera face à aucune sanction. » En revanche, et c’est assez ironique, un député « qui a le courage de dire la vérité est déshonoré 24  ». [traduction libre]

Nous pouvons donner un autre exemple de ce point de vue qui est survenu près de chez nous, soit à l’Assemblée législative du Manitoba, et qui concernait une question posée par Nahanni Fontaine, leader de l’opposition officielle à la Chambre, pendant la période des questions le 10 mars 2021. MmeFontaine a souligné dans sa question au sujet du décès d’une femme autochtone qu’aucun membre du caucus du gouvernement n’avait communiqué avec la famille de la dame pour lui offrir ses condoléances. Elle a ajouté que cela révèle qu’« [i]ls se foutent complètement des femmes et des filles autochtones de cette province 25  » [traduction libre]. La présidence a demandé à MmeFontaine de retirer ses propos et de s’excuser, mais elle a refusé d’obtempérer malgré plusieurs demandes en ce sens; elle a donc été expulsée de l’Assemblée.

En revenant sur l’incident, MmeFontaine a par la suite expliqué qu’elle était sur le point de prononcer un mot vulgaire, mais qu’elle s’était ravisée parce qu’elle était dans l’Assemblée et qu’elle a utilisé le verbe « foutre ». Elle a soutenu que l’Assemblée avait semblé davantage préoccupée par le mot en question que par l’argument qu’elle avait soulevé et qu’elle ne regrettait pas son choix de mots. « Sachant que l’Assemblée était davantage dérangée et outrée par un mot que par la crise — ou plutôt la mort — de femmes, de filles et de personnes bispirituelles autochtones, je ne pouvais retirer ce mot parce que nous vivons une crise », a déclaré MmeFontaine. Que l’Assemblée soit « davantage préoccupée par ce mot que par la crise est inacceptable 26  » [traduction libre].

Ainsi, après avoir examiné ces points de vue divergents, d’autres questions se posent. L’interdiction visant les propos non parlementaires doit-elle être revue et peut-être même modifiée pour permettre aux élus de s’exprimer sans s’embarrasser d’une vieille règle si celle-ci est de moins en moins pertinente? L’intérêt public est-il mieux servi quand on laisse les députés s’accuser les uns les autres de mentir en toute impunité? Pour certains, ce sont des modifications intéressantes ou, du moins, nécessaires. D’autres diront qu’il faut préserver le principe selon lequel tous les députés doivent être considérés — et en fait se comporter — comme des personnes honorables. Dans la pratique, les propos non parlementaires sont déjà à l’origine d’un bon nombre des interventions et des décisions de la présidence, surtout pour ce qui est de l’utilisation du mot « mensonge » et de ses variantes. Est-il dans l’intérêt supérieur du Parlement de laisser la liberté d’expression primer en toutes circonstances? Et quelle serait l’incidence d’une telle modification sur l’ordre et le décorum? Les assemblées législatives s’adapteraient-elles ou verraient-elles les accusations d’avoir débité des faussetés devenir monnaie courante, ce qui viendrait probablement enflammer les débats ou, du moins, entraînerait un duel donnant-donnant entre des députés qui voudraient faire la leçon à leurs collègues?

Il se peut fort bien que, en fin de compte, mon exposé contienne davantage de questions que de réponses. Je n’ai pas d’opinion particulière sur ce que l’avenir nous réserve. Par contre, ce que j’aimerais dire, en conclusion, c’est que la présidence aurait tout intérêt à se tenir au courant de l’évolution de la « règle ancienne » et à comprendre son incidence tant dans l’enceinte de la Chambre qu’à l’extérieur de celle-ci.

Le langage évolue, les expressions changent. Le contexte dans lequel on utilise un mot ou une expression est tout aussi important et peut fournir de l’information essentielle sur le sens et l’intention. La présidence doit continuer de tenir compte du ton et de l’intention du député et de la personne à qui les paroles sont adressées, déterminer si les propos sont provocateurs et dans quelle mesure et, enfin, mais non la moindre des choses, déterminer si les remarques sèment le désordre 27 .

Autrement dit, les propos que l’on juge non parlementaires un jour peuvent très bien ne plus l’être le lendemain.

Notes

1 Kari Palonen. The Politics of Parliamentary Procedure: The Formation of the Westminster Procedure as a Parliamentary Ideal Type. Toronto : Barbara Budrich Publishers. 2016, p.68. Citation tirée de: Ruth Graham. Withdraw and Apologise: A Diachronic Study of Unparliamentary Language in the New Zealand Parliament, 1890-1950. Dissertation de doctorat, p.8.

2 Ibidem.

3 Sir David Natzler et al. Erskine May’s Treatise on The Law, Privileges, Proceedings and Usage of Parliament, 25e éd. (Londres: LexisNexus, 2019), p. 495.

4 Marc Bosc et André Gagnon, réd., La procédure et les usages de la Chambre des communes, 3e éd. (Ottawa : Chambre des communes, 2017), p.623.

5 David McGee, Parliamentary Practice in New Zealand, 3e éd., (Wellington: GP Publications, 1994), p. 187-190.

6 Citation dans Erskine May, p.259.

7 Erskine May, p.260

8 Alberta Hansard, 4mai2004, p.1213-1214.

9 Définition du terme anglais water witch (traduit librement par « sorcier ou sorcière de l’eau ») tirée de l’Oxford English Dictionary, (water witch, n. : Oxford English Dictionary [oed.com]), consulté le 29 septembre 2022.

10 Alberta Hansard, 4mai2004, p.1220.

11 Alberta Hansard, 27mai1988, p.1319.

12 Alberta Hansard, 18février1971.

13 Bosc et Gagnon, réd., La procédure et les usages de la Chambre des communes, 3e éd., p. 624.

14 Alberta Hansard, 16juin1987, p.1946.

15 Alberta Hansard, 16novembre2021, p.6144.

16 Alberta Hansard, 15 mars 2022, p. 186.

17 Alberta Hansard, 16juin2021, p.5591.

18 Alberta Hansard, 3novembre2021, p.5979.

19 Ibidem, p.5986.

20 Alberta Hansard, 31mars2022, p. 593.

21 Ibidem.

22 Ibidem.

23 Alberta Hansard, 2décembre2020, p.3710.

24 « Don’t ban MPs for accusing others of lying », The Times [Londres], 26juillet2021.

25 « Fontaine defiant after Speaker ejects her from chamber », Winnipeg Free Press, 10 mars 2021.

26 Ibidem.

27 La procédure et les usages de la Chambre des communes, 3e éd., p. 624.

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