Perspectives sur le rôle du ministre de l’Éducation
L’éducation est un portefeuille important pour tout cabinet provincial ou territorial. Le ministre de l’Éducation prend des décisions et collabore avec d’autres pour s’acquitter de fonctions précises qui touchent les étudiants et la société dans son ensemble. On considère généralement qu’il contribue grandement à façonner l’avenir et, à ce titre, la pression de réussir et de bien faire son travail est énorme. Étonnamment, pour un poste aussi important, les personnes nouvellement nommées à ce poste se retrouvent souvent mal préparées à tout ce que l’on attend d’elles. Dans le présent article, l’auteur, ancien ministre de l’Éducation d’un territoire, résume ses recherches de doctorat sur le leadership en éducation. Au moyen d’entrevues avec d’autres anciens ministres de l’Éducation de partout au pays et de tous les horizons politiques, il a cherché à obtenir une compréhension interprétative du poste à partir de la lorgnette de l’identité. Les témoignages des anciens ministres se recoupent en quatre thèmes : le changement d’identité, l’expression de l’identité, l’éducation à l’identité et la confiance dans l’identité. Il conclut en exprimant l’espoir que son analyse et ses recherches nous aideront à mieux préparer les personnes qui occupent ces postes à comprendre leurs rôles et responsabilités.
Patrick Rouble
Lorsque j’ai pris la décision de quitter mes fonctions de représentant élu, j’ai décidé de retourner sur les bancs d’école pour poursuivre mes études. Ayant été ministre de l’Éducation du Yukon, j’ai pensé qu’il serait approprié d’étudier le leadership en éducation.
Dans mes conversations avec les étudiants et les professeurs, j’ai été surpris de constater à quel point le rôle du ministre de l’Éducation était mal compris. Peut-être leur compréhension du rôle était-elle aussi faible que celle des nouveaux ministres de l’éducation? La base de ma thèse de doctorat allait s’articuler sur cette idée : tenter de remédier à cette situation.
Mieux comprendre l’expérience d’occuper le poste de ministre de l’Éducation s’est avéré un projet académique stimulant et intéressant. Le poste est complexe et comporte de multiples facettes. Il faut remplir les fonctions de politicien, de représentant élu, de décideur et de leader. Et faut diriger dans l’éducation, domaine aux perpétuels débats et aux valeurs qui touchent les gens personnellement. . Il a été intéressant, frustrant et gratifiant de revoir l’expérience du point de vue d’un chercheur. Ce fut l’occasion d’étudier diverses perspectives philosophiques, d’examiner des théories en sciences politiques (ce que je n’avais pas fait avant d’entrer en politique) et d’examiner attentivement comment les autres avaient vécu la situation. Le présent article résume brièvement mes recherches, mes conclusions et mes idées découlant de mes études doctorales. La thèse complète, Anxiety, Authority and Accountability : The Experience of Being a Minister Responsible for Education, est disponible en ligne1.
J’ai commencé mes recherches par un examen de ce que l’on savait sur la fonction de ministre de l’Éducation, y compris les fonctions prévues par la loi, les mécanismes et les conventions du poste. Les points de vue sur ce que signifie être un politicien, un député de l’Assemblée législative et un ministre du Cabinet étaient variés, tout comme la perception actuelle de ce qu’est le leadership en éducation. Même si j’ai occupé ce poste pendant cinq ans, cette activité de recherche a été une sorte de révélation. Lorsque je suis arrivé en fonction, je n’avais pratiquement aucune formation ou orientation pour me préparer à ce que j’allais vivre. À part un après-midi avec le greffier, une journée avec un spécialiste des communications et une pile de cahiers d’information, il y avait très peu de préparation à mon intention. Il semble que bon nombre de mes collègues se soient retrouvés dans la même situation. Comme l’ont fait remarquer plusieurs chercheurs, dont Loat et MacMillan2, les nouveaux élus, y compris les ministres, ont tendance à mal comprendre le rôle qu’ils sont sur le point de jouer.
La comparaison des lois provinciales sur l’éducation, la recherche sur les concepts de responsabilité ministérielle et de solidarité du Cabinet et l’examen des théories sur le leadership ont permis d’établir une compréhension théorique du poste. Cependant, je souhaitais essayer d’expliquer comment les gens vivaient réellement l’expérience d’être ministre de l’Éducation. Pour ce faire, j’ai utilisé une approche méthodologique herméneutique et phénoménologique – en langage simple, j’ai interviewé des anciens ministres de l’Éducation de partout au pays, j’ai analysé leurs commentaires et j’ai présenté une compréhension thématique nuancée de l’expérience.
Des statistiques intéressantes sont ressorties lorsque j’ai examiné qui avait occupé un poste de ministre provincial de l’Éducation. Environ 81 personnes ont été ministres provinciaux de l’Éducation entre 2000 et 2016. La durée moyenne du mandat était d’un peu moins de deux ans. Seulement 34 personnes (42 %) ont occupé le poste pendant plus de deux ans. La répartition par sexe était de 62 % d’hommes et 38 % de femmes. De plus, 52 % des ministres possédaient une vaste expérience dans le domaine de l’éducation (soit parce qu’ils avaient travaillé dans ce domaine, soit parce qu’ils avaient fait des études postsecondaires dans ce domaine). Ces données divergent de la pratique courante qu’ont les premiers ministres de confier la responsabilité d’un portefeuille ministériel à des personnes qui ne sont pas des experts en la matière.
Afin d’entendre le point de vue d’un assez large éventail de personnes et de recueillir de bons témoignages, j’ai interviewé cinq anciens ministres de l’Éducation. Les participants comprenaient tant des hommes que des femmes; il s’agissait d’anciens représentants de cinq provinces de l’Ouest, des Prairies, du Centre du Canada et des Maritimes ; ils étaient membres des partis conservateur, libéral ou néo-démocrate; et provenaient de diverses professions (y compris des anciens enseignants). J’ai préserver la confidentialité des participants à l’étude. En plus d’être une condition du comité d’évaluation éthique de l’université, je crois que le fait de garder l’identité des participants confidentielle a encouragé des discussions franches et ouvertes.
Les participants à l’étude ont été généreux de leur temps et ont fait preuve de franchise dans leurs commentaires. J’ai mené deux entrevues avec chaque participant. Parmi les sujets que j’ai décidé aborder, mentionnons le processus de transition de citoyen préoccupé à ministre de l’Éducation, les fonctions et les actions du cabinet, les contraintes auxquelles fait face le ministre de l’Éducation, le rôle et l’influence des intervenants et les répercussions qu’implique le fait d’être une personnalité public. Heureusement, la méthodologie adoptée m’a permis de m’écarter quelque peu de la voie que je m’étais tracée; comme l’a fait remarquer un participant, nous avons finalement eu quelques conversations cathartiques. Je crois que lorsque nous sommes au pouvoir, nous sommes souvent trop concentrés sur les problèmes et les crises importants auxquels nous sommes confrontés quotidiennement pour réfléchir de manière globale à l’expérience alors qu’elle se déroule. Ces entrevues ont été l’occasion pour certains participants de revenir sur des situations auxquelles ils n’avaient pas pensé depuis un certain temps et d’y réfléchir. J’ai aimé entendre leurs histoires, les leçons apprises et leurs points de vue.
Certaines de ces témoignages rappellent les histoires qu’on entend dans le salon à la suite d’une réunion du Conseil des ministres de l’Éducation du Canada. Bon nombre des commentaires et des récits auraient pu, à eux seuls, servir de base à des études à part entière. Certaines conversations ont porté sur un large éventail de sujets. Les participants et moi avons discuté de divers sujets. Nous avons abordé, entre autres, le fait que le ministre n’est pas omnipotent et ne peut pas tout changer tout le temps, la difficulté de prendre des décisions quand on n’est pas un expert dans le domaine, la difficulté d’obtenir des conseils fiables et la manière dont la politique l’emporte souvent sur les données probantes. Nous avons aussi discuté de certaines questions personnelles, comme la difficulté de rester fidèle, y compris à soi-même, et le fait que les ministres doivent respecter les règles, alors que les autres intervenants ne semblent pas toujours devoir le faire, et le fait que le traiter qui nous est réservé change une fois que nous occupons le poste de ministre. L’analyse des conversations avec ces anciens ministres de l’Éducation s’est avérée fascinante. Je me suis efforcé de dégager une compréhension interprétative du poste. J’ai essayé de rendre explicites certaines des idées que les initiés tiennent pour acquises, et dans d’autres cas, j’ai dû approfondir pour extrapoler un élément.
Le concept d’identité m’a semblé important. L’identité et la politique qui l’entoure sont récemment devenues un sujet brûlant. Je n’ai pas l’intention d’alimenter ce feu. Néanmoins, être ministre de l’Éducation est une expérience humaine. Elle implique quelqu’un – et non pas une machine objective – qui prend des décisions, une personne réelle, avec ses propres expériences, croyances, valeurs et faiblesses; une personne avec une identité propre.
L’identité se définit comme le fait d’être qui on est, ou ce qu’est une personne. Certains universitaires suggèrent que notre compréhension de qui nous sommes et de la manière dont les autres nous perçoivent est fortement influencée par nos expériences, nos interactions sociales et notre appartenance à un groupe. L’identité n’est pas figée. Lorsqu’une personne s’engage en politique, se fait élire et devient ministre, elle a certainement une expérience et des interactions importantes, et elle fait partie de nouveaux groupes. Je suggère que la personne est changée par l’expérience.
Le rôle de l’identité s’est approfondi au fur et à mesure que j’ai développé les quatre thèmes communs aux témoignages des anciens ministres : le changement d’identité, l’expression de l’identité, l’éducation à l’identité et la confiance dans l’identité. J’ai ensuite examiné l’expérience d’être ministre de l’Éducation, non pas en fonction de la façon dont les participants avaient vécu les activités du bureau – l’intrigue –, mais en fonction des points importants : les thèmes qui avaient émergé. Mon approche méthodologique m’a également amené à aborder ces questions sous différents angles : du micro au macro, du proche au lointain, du présent au passé. Oui, cette approche relevait un peu de l’acrobatie, moi qui suis un homme d’âge moyen, blanc, conservateur et titulaire d’un MBA, mais c’est ce qu’implique le fait d’aller à l’école, et les conclusions que j’ai finalement présentées étaient différentes de celles que je m’attendais à trouver.
Le premier thème, le changement d’identité, s’est manifesté sous plusieurs formes. À petit échelle, il y a le changement d’identité de la personne qui occupe le poste et, à grand échelle, il y a l’intention de changer l’identité des habitants de la province. Dans le premier cas, il s’agit de passer du statut de citoyen préoccupé à celui de ministre de l’Éducation. Ce processus comporte plusieurs étapes et influence ce que la personne peut dire et faire et comment elle peut agir. Au départ, les ministres sont souvent des citoyens préoccupés qui occupent une certaine position au sein de leur collectivité et qui adhèrent à un parti politique qui correspond à leurs opinions et à leurs valeurs personnelles. Lorsqu’ils se joignent à un parti, ils en acceptent les perspectives philosophiques, les positions et les programmes, même s’ils ne sont pas toujours d’accord avec tout. Lorsqu’ils sont sélectionnés comme candidats, ils ont la responsabilité de faire la promotion de ce programme et d’expliquer pourquoi leur parti, leur chef et eux-mêmes sont les mieux placés pour gouverner. En tant que représentants élus, ils sont responsables de porter la voix de leurs électeurs dans les discussions et les débats. Encore une fois, cette voix n’est pas toujours une voix unique et homogène.
Lorsqu’un citoyen préoccupé devient ministre, assujetti aux serments d’office, à la responsabilité ministérielle et à la solidarité ministérielle, il devient la voix du gouvernement. Il n’a plus le luxe de questionner ce que le gouvernement devrait faire. Ses paroles sont maintenant considérées comme celles du gouvernement. D’autres changements surviennent, par exemple, l’emménagement dans une nouvelle ville, l’intégration au sein d’une nouvelle organisation, le changement de garde-robe en fonction du poste et le fait de se faire appeler ministre plutôt que par son prénom. Mon petit échantillon de participants a également fait valoir que le fait de devenir ministre implique aussi un changement d’habitudes. Presque tous ont dit que lorsqu’ils étaient au pouvoir, ils s’occupaient moins d’eux-mêmes sur le plan personnel. La plupart ont avoué avoir pris du poids et avoir perdu la forme. Et certains, malheureusement, ont dit qu’ils sont devenus plus cyniques et isolés.
Le changement d’identité est également lié aux considérations de plus grande échelle, soit les éléments qui poussent les personnes à s’impliquer en politique. Le but de mon étude n’était pas de déterminer pourquoi les gens deviennent politiciens, mais il est devenu évident d’après mes discussions que les participants se sont lancés en politique pour apporter des changements et pour « changer la direction dans laquelle la province se dirigeait ». Autrement dit, ils voulaient changer l’identité de la province. En modifiant les lois, les politiques et les dépenses budgétaires, les gouvernements ont un effet sur les habitants de la province, et ces changements influencent les opinions, les comportements et les cultures. Les croyances autrefois communes évoluent avec le temps. Les dirigeants politiques, y compris les ministres de l’Éducation, sont souvent les arbitres et les instigateurs de ces changements ; ils orientent l’opinion du public, mais en sont aussi les tributaires.
Par ailleurs, on s’attend à ce que les ministres de l’Éducation représentent de nombreuses perspectives et identités différentes. Autrement dit, on s’attend à ce que le ministre soit la voix du peuple auprès du ministère, et la voix du ministère auprès du peuple. Mais la situation est beaucoup plus complexe que ne le suggère cette simple phrase. Les ministres ont leur propre voix, fondée sur leur propre éducation, leur propre expérience et leurs propres croyances. Ils sont aussi la voix de leur parti, et ils sont la voix élue de leur circonscription. On attend d’eux qu’ils soutiennent le programme électoral et le mettent en œuvre. On s’attend souvent à ce qu’ils soient la voix des personnes insatisfaites par le système : « Je viens de recevoir cette lettre. Que pouvons-nous faire pour régler leur problème? » semble être un refrain commun. Lors des réunions du Cabinet, des réunions budgétaires et des réunions stratégiques, on s’attend à ce qu’ils soient la voix du ministère et qu’ils en présentent clairement les besoins et les perspectives. Lors des réunions ministérielles, ils sont souvent la voix du gouvernement et expliquent la décision finale du gouvernement – une décision qui peut être différente de celle que suggérée par le ministère. Et, à l’assemblée et dans les médias, ils sont souvent une synthèse de la voix du ministère : ils doivent expliquer pourquoi le ministère a fait certaines choses et défendre ces mesures tout en conciliant la réalité avec les positions et les mesures du gouvernement.
On s’attend à ce que le ministre de l’Éducation exprime une identité complexe et joue un rôle tout aussi complexe. Avant de prendre la parole, les ministres doivent tenir compte de la position du gouvernement, de la capacité et de la position de leur ministère, de la philosophie de leur parti politique, du programme qu’ils se sont engagés à mettre en œuvre, des opinions des habitants de la province et de leurs propres connaissances et croyances. Le fait de détenir la confiance des autres pour s’exprimer en leur nom est une immense responsabilité qui influence considérablement le ministre. Lorsque j’ai demandé aux participants si on leur présentait souvent des discours rédigés par d’autres personnes, certains ont répondu qu’ils n’avaient jamais prononcé un discours exactement tel qu’il avait été rédigé : l’information contenue dans le discours préparé était souvent intégrée à ce qu’ils disaient, mais, en fin de compte, c’est eux qui décidaient quoi dire et comment le dire. J’ai trouvé qu’il s’agissait d’un élément important. On s’attend souvent à ce que le ministre de l’Éducation soit un interprète – un pont – entre divers groupes.
Être ministre de l’Éducation, c’est être sélectionné par ses pairs pour prendre des décisions, puis collaborer avec des personnes pour accomplir des fonctions précises qui influencent les élèves et la société. La confiance est un facteur important à considérer lorsqu’on occupe ce poste. Le ministre doit avoir la confiance des autres, et faire confiance aux autres. La confiance présente une variété de définitions et d’interprétations. Dans certains cas, on s’attend à ce qu’une personne en qui on a confiance agisse dans l’intérêt d’autrui; dans d’autres, la confiance consiste à croire ou à accepter quelque chose sans demander de vérification ou de preuve pour appuyer cette croyance.
Les ministres de l’Éducation jonglent avec un grand nombre de relations qui impliquent la confiance; des relations dans lesquelles ils sont censés tenir compte du point de vue d’autrui au moment de prendre des décisions. Ils obtiennent la confiance des membres du parti, des électeurs et du premier ministre lorsqu’ils prennent la charge du ministère de l’Éducation. Ils ont des relations avec leurs collègues du Cabinet qui sont influencées par le concept de solidarité du Cabinet. En tant que leaders nommés, ils entretiennent des relations avec leur ministère et d’autres personnes impliquées dans l’éducation, y compris les experts en la matière, les administrateurs et les enseignants. En tant que participants au processus budgétaire provincial, ils entretiennent une relation avec les contribuables. En tant que grands responsables du système d’éducation, ils ont aussi une relation avec les étudiants. De plus, ils entretiennent des relations avec le personnel, les médias et d’autres intervenants.
La question de savoir si un membre de l’Assemblée législative est un administrateur ou un délégué – quelqu’un qui vote selon les directives de ses électeurs ou quelqu’un qui exerce son propre jugement – a été abordée avec certains des participants. Plusieurs ont dit que même s’ils estimaient qu’il était essentiel de représenter leurs électeurs, ils se trouvaient souvent dans des situations complexes qui nécessitaient un examen situationnel et contextuel. Ils avaient le temps et les ressources nécessaires pour étudier les questions plus en profondeur que la plupart des électeurs ne pouvaient le faire, et ils avaient la responsabilité d’examiner une question sous différents angles. Mais, au bout du compte, ils devaient prendre une décision avec laquelle ils étaient personnellement d’accord.
En plus de faire confiance au premier ministre et aux autres ministres du Cabinet, le ministre de l’Éducation doit aussi faire confiance au personnel du ministère. Interrogée sur cette situation, une participante a dit que lorsqu’elle a intégré ses fonctions, elle a demandé qui étaient ces personnes, envers qui elles avaient une allégeance et si elles étaient affiliées à un autre parti politique. Cependant, elle s’est vite rendu compte du professionnalisme des fonctionnaires avec lesquels elle travaillait et leur a fait confiance. À l’opposée, un autre participant a expliqué qu’une personne de son ministère avait été au cœur d’une situation embarrassante pour le gouvernement et avait ensuite fait campagne pour un parti d’opposition. Il semble que le ministre soit tenu de faire confiance au ministère pour obtenir de l’information et, sauf dans les circonstances les plus exceptionnelles, cette confiance est bien placée.
Cela ne veut pas dire que les ministres ne mettent pas à l’épreuve ou ne remettent pas en question les conseils qu’ils reçoivent. Un participant a dit avoir pour habitude de poser des questions précises sur les documents d’information afin de vérifier la qualité des renseignements présentés. Une autre participante a fait valoir que, même s’il était important de faire confiance au système, il était également important de le mettre à l’essai. Selon elle, les gens devaient lui présenter des données solides pour qu’elle puisse faire confiance dans le système.
Les participants ont décrit des moments où ils ont annulé une décision prise par d’autres, y compris des décisions d’enseignants, de directeurs d’école, de conseils scolaires, de personnel des ministères et d’anciens gouvernements. Bien qu’on ait fait confiance à d’autres membres du système pour prendre des décisions, ces ministres de l’Éducation se sont impliqués dans des situations et ont prescrit différents plans d’action. Parmi les raisons pour lesquelles les décisions ont été annulées, mentionnons la croyance que la décision n’était pas conforme au bien du public, la croyance que la décision n’était pas conforme à la loi, une forte opinion publique contre la décision, de fortes convictions personnelles que la décision était mauvaise, et pour satisfaire les autres intervenants dans le système. Dans notre système de gouvernance hiérarchique, il semble que les dirigeants font souvent confiance aux autres pour prendre des décisions avec lesquelles ils seront d’accord.
Dans les systèmes d’éducation, les tâches sont souvent déléguées à d’autres personnes. De plus, le concept d’indépendance académique entre en jeu dans le domaine de l’éducation. Néanmoins, dans notre système de gouvernance, le ministre demeure le responsable des résultats des décisions déléguées à d’autres et des actions de ceux qui travaillent au ministère. Les participants ont décrit des situations où d’autres membres du système ont fait quelque chose avec laquelle certains citoyens n’étaient pas d’accord. Dans certains cas, le ministre a défendu les décisions de ces personnes; dans d’autres, il les a annulé. On faisait confiance que les gens du système s’acquitteraient de leurs fonctions; toutefois, s’ils ne s’en acquittaient pas d’une manière satisfaisante, on s’attendait à ce que le ministre (soit directement, soit par l’intermédiaire de ses subordonnés) intervienne.
En outre, certains participants abordé le concept de la perte de confiance du public à l’égard des politiciens. L’un d’eux a dit : « Nous avons permis, en tant que société, aux médias et au grand public de nous présenter tous [les politiciens] comme des menteurs et des tricheurs. Et qu’on n’est là que servir nos propres intérêts et qu’on ne peut pas nous faire confiance. » Cette dichotomie – le fait d’être habilité par le système, mais de ne pas avoir la confiance de ceux qui le composent – était une source de frustration pour plusieurs participants.
La question de savoir comment les politiciens perçoivent la confiance – avoir la confiance des autres, faire confiance à autrui, établir la confiance et rétablir la confiance – est vaste. Le thème de la confiance dans les identités est important pour comprendre l’expérience d’être ministre de l’Éducation. Les ministres doivent avoir confiance en eux-mêmes et en leurs capacités. Ils doivent être conscients que les autres doivent leur faire confiance et prendre des mesures pour établir cette confiance. Ils doivent pouvoir faire confiance aux rôles et aux systèmes avec lesquels ils interagissent. Et ils doivent intervenir lorsque d’autres manquent de confiance ou ont le sentiment que leurs intérêts ne sont pas servis. Je pense que ce vaste concept de confiance et la façon dont il est vécu méritent d’être examinés plus avant.
Après avoir examiné l’expérience de plusieurs anciens ministres de l’Éducation, j’ai réfléchi à la façon dont ce poste diffère de celui de responsables d’autres portefeuilles. Ces points sont repris dans le titre de ma thèse : Anxiety, Authority, and Accountability: The Experience of Being a Minister Responsible for Education (en français : « Anxiété, autorité et responsabilité : l’expérience d’un ministre responsable de l’Éducation »). Ces caractéristiques – anxiété, autorité et responsabilité – ont une incidence sur l’éducation. Je comprends qu’il puisse s’agir de sujets controversés, surtout de la part d’un ancien ministre de l’Éducation qui a fait des recherches sur les expériences d’autres anciens ministres de l’Éducation, mais il est important d’étudier ces éléments.
Notre anxiété collective à l’égard de l’avenir se manifeste souvent dans le domaine de l’éducation. Les gens voient le système d’éducation publique comme la solution pour préparer la population à ce qui nous attend. La croyance qu’une plus grande éducation est la réponse aux problèmes laisse entendre, ironiquement, que notre système d’éducation est la cause de la situation dans laquelle nous nous trouvons. L’éducation est souvent considérée comme le bouc émissaire des problèmes de la société. En tant que responsable de l’éducation, le ministre de l’Éducation est donc responsable des problèmes actuels… et de trouver une solution. On s’attend à ce que les ministres de l’Éducation préparent les gens à l’avenir et mettent en place des programmes d’éducation pour s’assurer que chacun se comporte comme il se doit afin que les problèmes individuels et sociaux se règlent. Comme les attentes sont aussi élevées, il n’est pas étonnant que peu de gens veuillent occuper ce poste et que la plupart d’entre eux y restent moins de deux ans.
On s’attend à ce que le ministre de l’Éducation soit une autorité dans le domaine et qu’il prenne des décisions touchant le système d’éducation provincial. Le ministre a le pouvoir d’établir les profils d’études, d’approuver les programmes d’études, d’établir les priorités de financement et d’exercer d’autres pouvoirs considérables. Toutefois, il n’est pas nécessaire d’avoir une connaissance approfondie de l’éducation pour être ministre de l’Éducation. Les ministres sont nommés à ce poste pour de multiples raisons. Ils peuvent donc se trouver dans des situations où ils n’ont pas les connaissances nécessaires pour prendre des décisions éclairées. Ils se fient aux conseils des autres, tiennent compte des autres forces dont il a été question précédemment et qui influencent la prise de décision, et s’en remettent souvent à leur instinct.
L’éducation est un espace de tiraillements aux perspectives, croyances et positions multiples. Cet espace est fortement influencé par l’expérience personnelle. L’éducation est aussi politique. Les décideurs élus – les politiciens – à de multiples niveaux, y compris les conseils d’école, les commissions scolaires, les associations et les assemblées provinciales, se voient confier le pouvoir de prendre des décisions. Bien qu’ils utilisent la recherche (souvent sous la forme de recommandations d’autres personnes), ils sont également influencés par d’autres facteurs, comme l’expérience personnelle, les perceptions du public et le positionnement politique.
L’éducation est un sujet qui fait l’objet de nombreuses recherches, et ces recherches influencent les enseignants, les administrateurs et les autres professionnels de l’éducation. La recherche sert également à éclairer la pratique, l’évaluation, les politiques et d’autres questions liées à l’éducation. Cependant, la recherche est souvent incohérente et peu concluante. De plus, elle est souvent influencée sur les plans idéologique ou politique. Contrairement à d’autres domaines, il n’existe pas d’autorité unique et universellement reconnue pour la recherche en éducation.
Cette situation soulève la question de la responsabilité en matière d’éducation. Le ministre de l’Éducation est responsable des dépenses gouvernementales, des lois, des règlements et des politiques gouvernementales, ainsi que des actions de ceux qui sont financés par les dépenses gouvernementales. Le ministre est tenu de rendre compte du rendement du ministère. Dans le domaine de l’éducation, il s’agit souvent du rendement des élèves. Les acteurs de l’éducation sont nombreux : élèves, parents, enseignants, administrateurs, commissions scolaires, départements et autres. On s’attend à ce que le rendement de tous soit acceptable. Mais d’après mes recherches et mon expérience, il semble que le ministre, en raison de la nature hiérarchique du système, soit ultimement responsable des actions de chacun. Un parent m’a dit un jour que si son fils ne savait pas lire, c’était ma faute. La prise de décision est répartie dans l’ensemble du système, mais la responsabilisation en matière de prise de décision ne l’est pas souvent.
Ayant quitté la vie politique, je peux dire que ce fut une expérience intéressante, instructive et enrichissante que de revenir en arrière et de revivre certains aspects de ce poste à travers les expériences d’autres anciens ministres de l’Éducation. J’ai eu l’occasion de réfléchir à leurs expériences et de comprendre ce que cela signifie d’occuper ce poste. Il y a eu beaucoup de moments de révélation et d’autres où j’aurais aimé savoir à l’époque ce que je sais maintenant. En tant que ministre, représentant et politicien, vous occupez une position importante dans notre société, une position trop importante pour être laissée au hasard et à l’opportunisme politique. Je pense que nous devons mieux préparer les nouvelles personnes aux postes que nous leur confions.
J’espère que cette analyse encouragera une discussion plus approfondie sur le rôle et les activités du ministre de l’Éducation. J’espère sincèrement qu’elle encouragera les ministres à réfléchir à leur rôle et aux questions importantes en matière d’éducation. En outre, j’espère que cela encouragera les autres à se renseigner sur les pensées et les perspectives de ceux qui ont occupé des postes de responsabilité, d’autorité et de pouvoir. En comprenant mieux l’expérience, les attentes et les systèmes sous-jacents, nous pouvons, je l’espère, prendre des décisions meilleures et plus éclairées qui donnent des résultats plus optimaux et représentatifs de nos intentions.
Notes
1 Rouble, Patrick, « Anxiety, Authority, and Accountability: The Experience of Being a Minister Responsible for Education » (thèse de doctorat, Université de Calgary, 2018), https://doi.org/10.11575/PRISM/33215.
2 Alison Loat et Michael Macmillan, Tragedy in the Commons: Former Members of Parliament Speak Out About Canada’s Failing Democracy (Toronto, Canada: Random House of Canada, 2014)