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Article 9 / 11 , Vol 42 No. 1 (Printemps)

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Adam M. Dodek, The Charter Debates: The Special Joint Committee on the Constitution, 1980-81, and the Making of the Canadian Charter of Rights and Freedoms.

Dans The Charter Debates, Adam M. Dodek ressuscite l’histoire oubliée des débats sur la Charte canadienne des droits et libertés. Il y analyse les travaux du Comité mixte spécial du Sénat et de la Chambre des communes sur la Constitution du Canada (le Comité mixte), qui a étudié durant trois mois, de novembre 1980 à février 1981, le projet de Charte. Le Comité mixte a tenu 106 réunions en 56 jours de séance et consacré 276,5 heures à entendre des spécialistes et des témoins représentant divers groupes. Selon M. Dodek, c’était la « première fois que des Canadiens ordinaires participaient à l’évolution constitutionnelle plutôt que d’être de simples observateurs ou des sujets silencieux (p. 4). Cette situation a alors justifié le processus et établi un précédent pour les futures questions constitutionnelles. Le principal argument de M. Dodek tient au fait que les délibérations du Comité mixte revêtent une importance, non seulement pour l’histoire constitutionnelle, mais également pour les tribunaux, qui devraient les considérer comme des sources légitimes pour l’interprétation de la Charte.

M. Dodek fait valoir que, dans les années suivant l’adoption de la Charte, la Cour suprême du Canada a fait fi de ce pan important de l’histoire de la Charte dans certains de ses arrêts. Dans le Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.B.) (1985), la Cour suprême a grandement limité le recours aux procèsverbaux du Comité mixte. Dans cette affaire, elle a décidé que de considérer comme recevables les déclarations faites dans le cadre des délibérations du Comité « figerait » les droits exprimés dans la Charte à l’époque de son adoption. Une telle théorie de la préservation du document d’origine contrastait avec la « métaphore de l’arbre vivant » de l’interprétation de la Constitution, selon laquelle les droits inscrits dans la Charte évoluent au fil du temps. Or, M. Dodek y voit là une « fausse dichotomie » (p. 11). L’auteur ne dit pas qu’il faut regarder la Charte de façon à favoriser le document originel, mais croit plutôt que les débats du Comité mixte devraient servir à éclairer la Cour de la même manière que le font les philosophes et les sociologues et la jurisprudence étrangère.

The Charter Debates est divisé en deux parties. Dans la première partie, M. Dodek explique le contexte historique plus large dans lequel s’inscrivent les délibérations de la Charte. Le premier chapitre explore les événements ayant mené à la création du Comité mixte, notamment le document d’orientation Une Charte canadienne des droits de l’homme, datant de 1968, le vaste travail de consultation du Comité Molgat-MacGuigan ainsi que la Charte de Victoria, vouée à l’échec, mais prémonitoire. Le Livre blanc de 1978, Le temps d’agir, devenu plus tard un projet de loi avorté du gouvernement, proposait notamment de transformer le Sénat en une nouvelle Chambre de la Fédération. Bien qu’il ait renoncé à ce projet en 1979, Pierre Trudeau a renouvelé ses efforts pour réformer la Constitution à son retour au pouvoir et après l’échec de la souveraineté-association lors du référendum québécois de 1980.

Le deuxième chapitre porte sur les personnalités qui ont siégé au Comité mixte, dont les coprésidents, le sénateur Harry Hays et le député (aujourd’hui sénateur) Serge Joyal, deux anticonformistes complètement à l’opposé l’un de l’autre. Le Comité mixte comptait 25 membres au total, des députés du Parti libéral, alors au pouvoir, probablement choisis de concert avec le Cabinet du premier ministre, et des députés du Parti progressiste-conservateur, formant l’opposition, qui s’opposaient au rapatriement unilatéral de la Constitution tout en appuyant les mesures visant à renforcer certaines dispositions de la Charte. Incarné en partie par le nouveau député Svend Robinson, le Nouveau Parti démocratique cherchait à étendre la portée des protections de la Charte. Le Comité mixte a entendu plusieurs témoins du gouvernement, notamment le ministre de la Justice Jean Chrétien et d’autres hauts fonctionnaires du ministère de la Justice. Il a également entendu plusieurs groupes représentant divers segments de la société canadienne, dont des organisations de femmes, des groupes de défense des libertés civiles et des communautés autochtones. Les troisième et quatrième chapitres présentent le contexte historique dans lequel s’inscrivent les travaux du Comité mixte, pendant et après ses délibérations.

Dans la seconde partie, l’analyse de M. Dodek fait place à des témoignages triés sur le volet, tirés directement des procèsverbaux du Comité mixte. Les chapitres 5 à 15 portent chacun sur une section de la Charte ayant suscité moult débats, notamment les garanties juridiques, les droits à l’égalité et les droits linguistiques. Chaque chapitre comprend une brève présentation contextuelle et le texte de la section en question de la Charte, avant et après les délibérations du Comité. En mettant en lumière les discussions entre les parlementaires et les témoins ayant comparu devant le Comité mixte, M. Dodek nous permet de mieux comprendre le rôle des spécialistes et des groupes ayant orienté le libellé de la Charte. Parallèlement, il fait observer que de nombreux groupes ont été exclus du processus. Dans certains cas, les témoins n’ont de toute évidence eu que très peu d’influence. Par exemple, les militants homosexuels Peter Maloney et George Hislop ont témoigné devant le Comité mixte en faveur de l’inclusion de l’orientation sexuelle dans la section des droits à l’égalité. M. Maloney a fait valoir que la protection concernant le « sexe » n’était pas suffisante pour protéger les homosexuels et les lesbiennes. M. Robinson a plus tard porté cette question à l’attention de Jean Chrétien, qui a répondu que « ce sera aux tribunaux de trancher » (p. 268).

Ce livre est une excellente ressource pour quiconque s’intéresse à l’histoire de la Charte. Je le recommande également à quiconque souhaite mieux comprendre le processus de délibération du Parlement. Universitaires, juristes, enseignants et étudiants trouveront cet ouvrage fort instructif. L’argumentaire de M. Dodek est clair et rédigé dans une langue accessible au grand public. Les notions juridiques qu’il explore susciteront des discussions intéressantes parmi les étudiants en sciences sociales et humaines. Enfin, pour les historiens désireux de présenter la Charte dans leur cours, les documents originaux sont un véritable trésor.

Tom Hooper

Doctorat (histoire), Faculté de contrat à l’Université York

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