Le directeur parlementaire du budget, deux ans plus tard : rapport d’étape
En mars 2008, en grande pompe et avec l’appui général, le Canada nommait à son tout nouveau poste de surveillance son premier directeur parlementaire du budget (DPB). Deux ans plus tard, ce dernier affiche une longue liste de réalisations : cinq mises à jour économiques et fiscales et plus de vingt rapports de recherche, tous accueillis avec force louanges. Pourtant, autant le poste que son premier titulaire, Kevin Page, ont soulevé de vives controverses. Le présent article dresse l’historique du poste et les problèmes qui ont surgi depuis la nomination de M. Page.
C’est le Parti conservateur, dans son programme électoral de 2006, qui propose d’abord la création du poste de directeur parlementaire du budget, mais on peut en faire remonter la motivation originelle à l’héritage financier du gouvernement progressiste-conservateur Mulroney, plus de dix ans auparavant. Le gouvernement Mulroney avait fait de la réduction du déficit le point de mire de son programme politique, mais ses années de pouvoir ont plutôt constitué une période de croissance exponentielle de la dette et du déficit fédéraux. Pendant ce temps, le ministère des Finances sous-estimait constamment l’étendue du problème et ses prévisions ne servaient qu’à accroître les inquiétudes des économistes et des politiciens de l’opposition sur l’état réel des finances de la nation.
À l’arrivée des libéraux de Jean Chrétien en 1993, le ministre des Finances Paul Martin adopte une nouvelle approche axée sur la crédibilité à tout prix. Les prévisionnistes du ministère des Finances reçoivent alors la consigne de privilégier la prudence. Ironiquement, avec le redressement de la situation financière grâce aux mesures de réduction du déficit, ces mesures de prudence donnent elles-mêmes prise à la critique. En effet, si de nombreux économistes se portent à la défense de l’excédent surprise, comme il est convenu de l’appeler, en le qualifiant de conséquence normale d’une gestion financière prudente, d’autres le taxent plutôt de signe clair qu’on ne peut toujours pas se fier aux projections du ministère des Finances1.
Lorsqu’il devient premier ministre en 2004, M. Martin réagit à ces préoccupations en demandant à l’économiste et ancien vice-président à la direction de la Banque de Montréal, Tim O’Neill, de revoir les pratiques en matière de prévisions financières du gouvernement fédéral. Dans son rapport déposé en juin 2005, M. O’Neill affirme que l’introduction par M. Martin lui-même de la règle financière antidéficit en 1998 a constitué « une cause importante des excédents surprises persistants à la fin de chaque exercice2 ». Toutefois, il ajoute que les procédures de prévision du ministère des Finances ne présentent aucun problème technique réel et réitère que le phénomène d’excédent représente le résultat prévisible de la prudence. En même temps, l’auteur reconnaît l’existence d’une préoccupation croissante à l’égard du fait que « par-delà les aspects techniques, les déficiences au niveau des prévisions ont des répercussions qui relèvent de l’intérêt public3 », notamment que les excédents non prévus pouvaient fausser le processus décisionnel. Cette inquiétude est exacerbée par les critiques de l’opposition qui affirment que les excédents surprises constitue une façon dérobée d’allouer des sommes à des fins politiques ou d’éviter de débattre des priorités politiques. Un groupe petit, mais énergique, est d’avis que « les excédents résultaient d’une manipulation délibérée de la part du gouvernement afin […] de réduire les pressions populaires touchant l’augmentation des dépenses et la réduction des taxes. Ce point de vue soulève de graves problèmes de crédibilité concernant les prévisions du ministère des Finances4. »
C’est dans ce contexte, et avec le scandale des commandites en toile de fond en guise d’incitatif additionnel, que les conservateurs misent sur la transparence de la budgétisation comme élément clé de leur programme électoral de 2006. Ils demandent alors la création du « Bureau parlementaire du budget, qui sera indépendant et fournira des analyses objectives directement au Parlement de la situation des finances du pays et des tendances de l’économie nationale5 ». Une fois élus, les conservateurs s’empressent de réaliser leur promesse et déposent le projet de loi C-2, Loi fédérale sur la responsabilité (LFR), en avril 2006, comme premier geste de leur mandat. Ce projet de loi est accompagné d’un plan d’action qui annonce que le gouvernement comptait garantir la transparence de la budgétisation en créant le poste de directeur parlementaire du budget pour fournir aux députés et aux comités parlementaires des analyses objectives sur l’état des finances du pays, les tendances de l’économie nationale et le coût des propositions à l’étude dans l’une ou l’autre Chambre.
Malgré la contestation de bon nombre d’aspects de la LFR, le poste de DPB ne prête d’abord nullement à la controverse. La création d’une nouvelle charge de chien de garde du Parlement pour la présentation d’un autre ensemble de projections financières reçoit un large appui, au moins sur le plan théorique. Pourtant, malgré cet appui de tous les partis au nouveau poste, les auditions sur la loi habilitante proposée (les modifications apportées à la Loi sur le Parlement du Canada) démontrent vite que la réalisation de cette promesse ne se ferait pas aussi simplement qu’on l’avait prévu. Comme d’autres études sur le directeur parlementaire du budget l’ont indiqué, les parlementaires soulèvent déjà trois points importants de préoccupation avant et peu de temps après que le poste a été pourvu, notamment l’indépendance, le mandat et la charge de travail du DPB.
L’indépendance et le mandat du DPB
La confusion règne dès le début autour du mandat du DPB. D’abord et avant tout, il y a débat sur la nature de l’indépendance du titulaire du poste : une indépendance par rapport à qui et à quel degré? Certes, il semble évident que le DPB doit travailler pour les parlementaires, mais il le semble tout autant qu’il n’est pas un « fonctionnaire du Parlement » et qu’il ne relève donc pas directement du Parlement de la même façon que le commissaire aux langues officielles, le commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique ou la vérificatrice générale. Il existe pourtant plusieurs autres chiens de garde importants, comme la présidente de la Commission canadienne des droits de la personne, qui ne sont pas des fonctionnaires du Parlement, mais dont l’« indépendance » n’est pas source de discorde. En quoi le DPB se distingue-t-il sur ce plan?
On peut distinguer au moins trois différences entre la situation du DPB à titre de « fonctionnaire indépendant de la Bibliothèque du Parlement » et le statut non équivoque de hauts fonctionnaires comme la présidente de la Commission canadienne des droits de la personne. D’abord, il n’existe aucune loi habilitante précise, comme la Loi sur l’accès à l’information ou la Loi sur les langues officielles. Le poste a plutôt été créé au moyen de modifications à la Loi sur le Parlement du Canada, elle-même une œuvre législative obscure de peu de pertinence dans le contexte des pratiques, des procédures ou des institutions modernes et où la Bibliothèque du Parlement et le rôle du bibliothécaire ne sont que brièvement abordés.
Ensuite, la loi manque de clarté sur le lien hiérarchique du DPB et la procédure inhabituelle de nomination ne fait qu’accroître la confusion. Bien que ce processus se soit avéré plus transparent qu’il aurait pu l’être, le recours à un comité d’embauche dirigé par le bibliothécaire du Parlement pour choisir le DPB, combiné à la nomination de ce dernier par décret du premier ministre plutôt que par le Parlement, contribue à créer une situation exceptionnelle où il est difficile de savoir clairement de qui relève le titulaire de ce poste. Pour complexifier la situation, le DPB a ses bureaux à la Bibliothèque du Parlement. Dès lors, on se pose la question : relève-t-il des présidents, et donc du Parlement, ou du bibliothécaire parlementaire? Voilà qui donne lieu à un débat intense, car de la réponse découle la nature même de l’indépendance du poste.
Il est intéressant de noter que ce débat a lieu malgré l’intervention du bibliothécaire parlementaire et de rédacteurs pour tenter de clarifier la question dans les textes de loi. Il se déroule aussi malgré le communiqué de presse du leader du gouvernement à la Chambre des communes, Peter van Loan, qui annonce la nomination de Kevin Page comme premier DPB du Canada dans ces mots : « Le directeur parlementaire du budget est un fonctionnaire indépendant de la Bibliothèque du Parlement qui relève du président de la Chambre des communes et du président du Sénat6. » Le sénateur conservateur Donald Oliver, avocat et membre du comité sénatorial du Règlement, de la procédure et des droits du Parlement, est venu renforcer cet énoncé à peine quelques jours plus tard. Décrivant la nomination de Kevin Page comme étant « la plus importante découlant du projet de loi C-2 », M. Oliver a affirmé qu’« on pourrait presque appeler [la LFR] la loi sur le renforcement des comités parlementaires » et que « M. Page est un mandataire indépendant relevant de la Bibliothèque du Parlement, et il rendra des comptes aux Présidents des deux Chambres7 ».
Le premier ministre confirme lui-même leur interprétation lorsqu’il répond de la façon suivante à une question lui demandant s’il appuyait la publication d’un rapport du DPB sur les coûts de la mission canadienne en Afghanistan : « Le directeur du budget est un fonctionnaire indépendant. Il peut prendre ses propres décisions8. » Deux mois plus tard, M. Harper réitère son point de vue lors d’une réponse à une question à la Chambre des communes, mais, cette fois, sa réponse révèle la complexité du problème : « Monsieur le Président, nous avons créé un office indépendant. Or cet office a été adopté par ce Parlement, et c’est ce dernier qui est responsable de gérer cette affaire9. »
Au cours des mois suivant sa nomination, Kevin Page interprète ces énoncés dans la lignée de sa perception que, comme « fonctionnaire de la Bibliothèque du Parlement », il relève des présidents, et non du bibliothécaire parlementaire. Il affirme également qu’il est indépendant non seulement dans sa capacité à accepter les demandes des parlementaires et à lancer ses propres recherches, mais aussi dans celle à embaucher du personnel et à fonctionner de façon indépendante de la Bibliothèque du Parlement. Il ajoute même, en se fondant sur l’article 79.2 de la loi habilitante, qu’il incombe au bibliothécaire parlementaire de le doter des ressources appropriées à l’exécution de son mandat.
Et surtout, M. Page conteste la position du bibliothécaire parlementaire à propos du mandat du DPB. Dans sa lettre du 17 janvier 2009, adressée aux chefs des partis de l’opposition, il déclare :
Au cours de discussions avec le bibliothécaire parlementaire, on m’a fait part que le DPB n’avait pas comme rôle de présenter des analyses et des commentaires aux parlementaires d’une façon qui pourrait sembler défier le gouvernement du moment. Cette opinion peut être conforme au modèle de fonctionnement de la Bibliothèque du Parlement, mais, selon moi et d’autres observateurs, elle est en net désaccord avec le mandat prescrit par la loi et les souhaits des parlementaires consultés. Une telle approche est en vive contradiction avec l’engagement du gouvernement pendant la campagne 2006 de créer un bureau parlementaire du budget indépendant. [traduction libre]
Comme le bibliothécaire et le consultant Allan Darling l’expriment tous deux dans leur témoignage auprès du Comité mixte de la Bibliothèque du Parlement, selon leur interprétation de la législation, le DPB est « indépendant » dans le sens qu’il travaille pour le Parlement et non pour le gouvernement du moment, mais il n’est certainement pas « indépendant » du bibliothécaire parlementaire, à qui il doit rendre des comptes.
Enfin, la troisième grande différence entre le DPB et d’autres agents de surveillance, comme la présidente de la Commission canadienne des droits de la personne, se situe sur le plan suivant : la loi créant le DPB ne s’accompagne d’aucune disposition pour un bureau distinct. Bien au contraire, le DPB est logé à la Bibliothèque du Parlement. Tant William Young qu’Allan Darling croient que bon nombre des actions du DPB exigent l’approbation du bibliothécaire ou doivent se conformer aux procédures de la Bibliothèque. Ils relèvent aussi le fait que le budget, le personnel et divers frais du DPB proviennent du budget de la Bibliothèque. Rejetant l’interprétation de l’article 79.2 que fait M. Page, ils soutiennent plutôt que le niveau de soutien offert au DPB relève de la décision du bibliothécaire et qu’ainsi, le DPB se trouve en concurrence directe avec d’autres aspects de la Bibliothèque pour obtenir de maigres fonds. Comme le dit M. Darling, « Y a-t-il une possibilité de conflit concernant l’affectation du personnel? C’est possible. Mais pour l’instant, M. Page n’a pas demandé d’employé de la bibliothèque. Il a insisté pour engager seulement des employés relevant directement de son autorité 10. »
Le débat sur le mandat du DPB prend vite de l’ampleur. En septembre 2008, après le déclenchement des élections fédérales, le bibliothécaire parlementaire déclare craindre que certaines actions du DPB, comme le document qu’il prévoyait publier sur les coûts de la mission en Afghanistan, ne prennent apparence de partisanerie et ne nuisent à la réputation de la Bibliothèque. Le DPB fait valoir qu’il a reçu l’approbation de tous les partis quant à la publication de ce document et que, de toute façon, son mandat exige de lui de rendre des documents publics, au contraire du mandat du Service d’information et de recherche parlementaires qui, lui, repose sur la confidentialité. S’il devait présenter les résultats de ses recherches à certains parlementaires en particulier sur une base de confidentialité, qu’est-ce qui empêcherait cette documentation d’être ensuite publiée soit sur des bases sélectives, soit à des fins partisanes, fait-il valoir. Est-ce que ceci ne constituerait pas une violation évidente de son mandat de présenter aux parlementaires des avis tout à fait transparents et objectifs?
En résumé, le bibliothécaire parlementaire qualifie cet aspect de la question d’« exercice de contrôle et de propriété sur le contenu de documents de recherche11 », mais le DPB en fait une question « d’indépendance, d’autorité et de transparence » ainsi qu’une atteinte à son obligation de donner aux parlementaires accès à cette documentation « d’une manière à la fois rapide, pratique et systématique12 ».
M. Page effectue alors pendant l’été une « consultation en profondeur des intervenants » auprès des députés et des sénateurs, dans laquelle « les parlementaires ont exprimé de façon presque unanime leur soutien envers un bureau ouvert et transparent qui diffuse publiquement tous ses rapports et ses documents de recherche13 ». À la suite de nouvelles demandes de la part de M. Page de relever directement des présidents des deux Chambres (notamment par des communiqués dans le site Web du DPB et dans la consultation des intervenants qu’il leur a envoyée à la mi-août 2008), le bibliothécaire parlementaire envoie aux présidents une note d’information où il fait part de sa divergence : « il a exprimé ses préoccupations quant au rôle et au mandat [du DPB] présenté par M. Page » et il recherche « des éclaircissements de la part des présidents quant à l’autorité du DPB et à son lien avec la Bibliothèque14 ».
Les présidents envoient alors au bibliothécaire parlementaire une lettre officielle où ils expriment leur point de vue sur le lien du DPB avec la Bibliothèque et avec les présidents. En harmonie avec l’opinion du bibliothécaire parlementaire, ils contredisent directement les déclarations des deux leaders à la Chambre au sujet du DPB. Bref, les présidents en viennent à la conclusion que le DPB dépasse son mandat dans ses actions et insistent :
La Bibliothèque existe pour servir le Parlement et les parlementaires, et le rôle et la fonction du DPB constituent une extension et une évolution des services que la Bibliothèque offre déjà. C’est pourquoi, selon notre examen des dispositions législatives pertinentes, il est du désir du Parlement que le directeur ne relève pas directement des présidents, mais plutôt du bibliothécaire parlementaire, d’une façon conforme aux liens hiérarchiques des autres fonctionnaires supérieurs de la direction au sein de la Bibliothèque, comme la vice-bibliothécaire parlementaire […]15 »
La lettre des présidents est rendue publique par le DPB, ce qui soulève presque immédiatement une nouvelle controverse. Le sénateur conservateur Hugh Segal dénonce leur position comme « un défi à la compréhension. Je suis en complet désaccord […] et je suis profondément outré. » M. Segal affirme que « tout effort pour restreindre la liberté et le fonctionnement du bureau du budget parlementaire affaiblit le but et le principe de sa création ». Soulignant le conflit fondamental entre responsabilisation et autorité, il ajoute : « Les deux présidents se retrouvent pris dans la bureaucratie du Parlement plutôt que dans l’action de défendre les principes, comme ils le devraient, de la Grande Charte, qui affirme que les parlementaires méritent d’être informés sur la façon dont la Couronne dépense l’argent des contribuables. […] M. Page n’a pas été engagé pour être au service du bibliothécaire parlementaire. Il a été engagé pour être au service du Parlement. Réduire [M. Page] au rang de n’importe quel autre chercheur à la Bibliothèque du Parlement correspond à dénaturer l’idée derrière la création de son poste et l’intention du gouvernement16. »
Les deux parties cherchent alors à obtenir un avis juridique sur l’indépendance et le mandat du DPB. Malheureusement, ces avis ne clarifient que bien peu la situation. Dans son avis préparé pour la Bibliothèque, le cabinet Gowling, Lafleur, Henderson appuie le point de vue que l’indépendance du DPB provient de l’exécutif et déclare que le bibliothécaire « a la responsabilité de contrôler et de gérer la Bibliothèque et le pouvoir […] d’adopter, à l’intention de la Bibliothèque du Parlement et de son personnel des politiques, des règles ou des instructions qui s’appliquent17 » au DPB. Toutefois, par cette opinion, le cabinet démontre également toute la complexité du problème en affirmant :
Les dispositions de la Loi conférant autorité au DPB en certaines matières ne modifient pas le statut du DPB comme membre et fonctionnaire de la Bibliothèque du Parlement. À ce titre, il est sous l’autorité de gestion du bibliothécaire parlementaire et, en dernier lieu, la direction et le contrôle des deux présidents18.
De son côté, le DPB maintient qu’il ne met pas en question le rôle de direction du bibliothécaire parlementaire dans son financement et ses services au DPB, ni son devoir de reddition de comptes quant à ces activités. Toutefois, il insiste sur le fait que le « contrôle de la gestion » du bibliothécaire ne va pas jusqu’à déterminer la nature de ses recherches, ses méthodes de traitement des demandes ou de diffusion publique de celles-ci et des réponses, autant d’actions qui, dit-il, appartiennent à son mandat clairement défini de servir les parlementaires de la façon la plus ouverte, transparente et rapide possible. Dans son avis juridique préparé à la demande du DPB, le cabinet McCarthy Tétrault en convient entièrement. Il arrive à la conclusion qu’« aucune disposition législative de la Loi sur le Parlement du Canada ne vous empêcherait d’exécuter votre mandat de la manière dont vous le proposez19. »
En outre, le cabinet McCarthy est en désaccord avec la lettre des présidents sur plusieurs points de droit, notamment lorsqu’ils déclarent que leur direction adressée au DPB de relever du bibliothécaire parlementaire de la même façon que d’autres fonctionnaires supérieurs de la Bibliothèque « n’est peut-être pas conforme à la législation [sur le DPB]. Le DPB n’est pas tout simplement un autre fonctionnaire de la direction au sein de la Bibliothèque. » Dans cette opinion, le cabinet remet également en question plusieurs des affirmations de la lettre du bibliothécaire parlementaire. Après avoir souligné qu’aucun autre titulaire de poste de direction de la Bibliothèque n’a été nommé par décret, il conclut dans sa lettre que « dans la mesure où le bibliothécaire suggère que le poste de DPB équivaut à celui des chefs de service de la Bibliothèque, il omet de reconnaître les obligations ou les droits uniques du DPB qui sont prévus par la loi20 ».
La conclusion la plus importante de cet avis juridique est sans nul doute que ce différend autour du mandat du DPB n’est pas surprenant, compte tenu que les « dispositions de la Loi sur le Parlement du Canada ne sont pas claires du tout quant au mandat de la Bibliothèque ou du bibliothécaire21 ». De fait, on retrouve cette opinion dans l’avis du cabinet Gowling qui affirme que « la Loi sur le Parlement du Canada n’explicite pas comment concilier et harmoniser l’autorité du bibliothécaire parlementaire et celle du DPB », bien que l’auteur suggère : « À mon avis, il serait possible de le faire par des politiques, des instructions ou des règles adoptées par le bibliothécaire parlementaire en consultation […] avec le DPB22. »
Ce désaccord sur les liens hiérarchiques sert d’écran de fumée à une divergence d’opinion plus importante au sujet du mandat du DPB, divergence qui s’est manifestée plus tôt lors du témoignage devant le comité sénatorial qui étudie la loi habilitante. D’une part, le bibliothécaire parlementaire croit que le DPB devrait avoir comme rôle principal d’aider les parlementaires à mieux comprendre et utiliser les documents comme les évaluations du Conseil du Trésor. En effet, dans son témoignage devant le Comité des finances du Sénat, le bibliothécaire affirme :
À mon avis, le DPB ne devrait pas formuler de prévisions financières à titre de solution de rechange pour celles que prépare le ministre des Finances. […] Je crois que le DBP jouera un rôle de premier plan auprès des parlementaires en les aidant à adopter une approche beaucoup plus stratégique, qui leur permettra de mieux comprendre les facteurs sous-jacents aux prévisions financières […]23
Il prévoit plutôt que le DPB collabore étroitement avec l’équipe des prévisions budgétaires spéciale de la Bibliothèque, et peut-être la superviser. Quant à lui, le DPB considère ces actions comme appartenant au rôle légitime de la Bibliothèque et prétend que son principal rôle consiste à présenter des prévisions budgétaires de rechange ainsi que des évaluations de coûts dans le cadre de nouvelles initiatives de programmes importantes.
Plusieurs parlementaires sont mécontents de l’interprétation du bibliothécaire quant au rôle du DPB. Le député libéral John Mackay souligne que c’est précisément la frustration devant le manque de chiffres « impartiaux » qui avait amené les parlementaires de toutes les allégeances politiques à appuyer la création du poste de DPB. « Et voilà qu’on nous dit maintenant que nous n’obtiendrons pas ce son de cloche différent; on nous resservira les mêmes chiffres qui sont déjà du domaine public […]24 ».
Comme la première année du mandat du DPB le démontre, ce dernier est devenu au sens strict du terme une sorte de cheval de Troie pour la Bibliothèque du Parlement. Comme les présidents l’ont souligné, la situation place le DPB et, par extension, la Bibliothèque au centre d’un débat très public sur la reddition de comptes et les pouvoirs qu’aucun organe de surveillance n’a jamais provoqué. La politologue Sharon Sutherland avait prédit dès le début que de placer le DPB au sein de la Bibliothèque allait « détourner l’attention de la Bibliothèque » et ternir sa réputation irréprochable en matière d’avis impartial25.
En outre, on peut soutenir que ce débat était prévisible, non seulement à cause des questions juridiques énoncées ci-dessus au sujet du mandat du DPB, mais également à cause de l’attente irréaliste qu’un tel poste de surveillance (pourvu par décret, en plus) puisse loger au sein d’une autre organisation, elle-même dirigée par une personne nommée par décret. Sur ce plan, l’ancien directeur du Centre parlementaire, Peter Dobell, avait fait l’observation suivante auprès du Comité sénatorial des affaires juridiques et constitutionnelles qui étudiait la question du mandat législatif du DPB, avant même la nomination de M. Page : « Il est quelque peu bizarre de voir qu’une personne nommée par décret relève d’une autre personne nommée par décret. Je pense que cela va créer des rapports difficiles et intenses26. »
Problèmes posés par la structure et le fonctionnement du Bureau du DPB
Sur de nombreux plans, on peut considérer le drame du DPB comme un reflet des problèmes qui ont surgi au moment de la nomination d’un commissaire à l’environnement au sein du Bureau du vérificateur général. Devant ce dilemme, le bibliothécaire parlementaire a affirmé son rôle administratif en « gérant et contrôlant » les ressources du DPB. Au début de 2009, le bibliothécaire prévient le DPB que le budget alloué à son bureau pour le prochain exercice financier, la première année complète d’exploitation du DPB, ne serait pas de 2,8 millions de dollars, comme promis au moment de son entrée en fonction. Le budget de 2009-2010 serait plutôt à peine plus élevé (à 1,9 million) que le budget de démarrage de 1,8 million dont il disposait jusqu’à maintenant.
Le 17 janvier 2009, M. Page écrit une note aux chefs des trois partis d’opposition à laquelle il joint le plan de travail du DPB et l’avis juridique du cabinet McCarthy Tétrault. Faisant état qu’il avait cherché à obtenir « une mesure d’autonomie fonctionnelle » de la part de la Bibliothèque, et non une autonomie totale, il affirme que le type de contraintes sur ses activités de dotation en personnel et d’établissement du budget que propose le bibliothécaire parlementaire s’ingère dans son mandat de recherche indépendante, puisque ses employés n’auraient aucune sécurité ni certitude. Il ajoute :
Conséquence du bouleversement constant, l’essentiel de mon personnel d’analystes principaux se trouve encore en affectation provisoire du secteur exécutif […] J’ai dû refuser des mandats à cause du manque de ressources et je risque fort de perdre les employés que j’ai […] [traduction libre]
Les parlementaires réagissent de façon mitigée à la situation du DPB. Bon nombre des députés de l’opposition exigent la restauration immédiate du financement promis. Après le retour du Parlement en février, le porte-parole libéral en matière de finances, John McCallum, présente une motion en appui au poste de DPB et demandant à la Chambre de déclarer que le DPB est un « fonctionnaire indépendant de la Bibliothèque du Parlement qui relève des Présidents des deux chambres ». Parlant de l’article 79.2, M. McCallum ajoute dans sa motion : « le bibliothécaire du Parlement doit veiller à ce que, de manière générale, la Bibliothèque du Parlement soit contrôlée et gérée de manière à aider le directeur parlementaire du budget à remplir ce mandat et ces obligations […] ». Une nouvelle motion suit rapidement en appui à l’indépendance du DPB, déposée au Comité des comptes publics par David Christopherson, député du NPD, qui accepte, par la suite, de retirer sa résolution si toute la question est soumise au Comité mixte de la Bibliothèque du Parlement. Toutefois, la leader du gouvernement au Sénat, Mme Marjorie LeBreton, déclare que le problème doit se résoudre « entre M. Page, le bibliothécaire parlementaire et les deux présidents », alors que le sénateur conservateur Terry Stratton affirme que le DPB a « dépassé les limites « et doit « respecter ses conditions d’embauche27 ».
Peu de temps après, les deux présidents écrivent au Comité mixte à la requête du bibliothécaire parlementaire, pour lui demander de se pencher sur le problème. Le Comité, sous la présidence de la sénatrice libérale Sharon Carstairs et du député conservateur Peter Goldring, tient des audiences en mars et avril 2009. Il recueille notamment le témoignage de représentants du Bureau du Conseil privé et du Conseil du Trésor, du consultant Allan Darling, de plusieurs anciens parlementaires et des deux principaux concernés, Kevin Page et William Young. Dans ses recommandations, le Comité accepte presque tous les arguments de M. Young et donne instruction au DPB de prendre un certain nombre de mesures pour se conformer aux diverses directives en matière de ressources humaines et de procédures. De plus, le Comité exprime des préoccupations au sujet de la publication par le DPB de tous ses rapports et résultats de recherche, précisant qu’il faut faire la distinction entre les recherches amorcées par le DPB et celles qui sont préparées par lui à la demande d’un parlementaire ou d’un comité parlementaire. Dans ce dernier cas, le Comité mixte établit que la réponse du DPB doit « demeure[r] confidentielle jusqu’à ce que la confidentialité soit levée par le parlementaire ou le comité en ayant fait la demande ». Le Comité a en outre conclu qu’aucun rapport du DPB ne devait être rendu public en période électorale28.
De façon plus générale, dans sa troisième recommandation, le Comité demande au DPB de préparer « un plan d’action qui décrira comment il entrevoit remplir tous les éléments du mandat défini dans la Loi » et de soumettre ce plan au Comité mixte. Le Comité recommande effectivement que soit approuvé le budget prévu du DPB de 2,8 millions de dollars, mais à condition que le DPB se conforme à toutes leurs autres recommandations. Dans son plan d’action de 23 pages préparé par la suite, le DPB se penche sur toutes les recommandations du Comité, expliquant comment il compte respecter les exigences, les échéances proposées pour leur mise en œuvre et les mesures adoptées jusqu’à maintenant. Toutefois, tout d’abord, dans son plan, le DPB situe presque toutes les recommandations du Comité et ses propres réponses dans un contexte plus large qui, encore une fois, fait ressortir le conflit fondamental entre son mandat prescrit par la loi et ses arrangements organisationnels. Il souligne, à au moins quatre occasions, la recommandation du Comité de réactiver le budget de 2,8 millions de dollars — et l’incapacité du DPB de mettre en œuvre bon nombre des recommandations du Comité sans le million supplémentaire —, tout comme l’obligation pour le bibliothécaire de résoudre l’impasse dans le domaine de la dotation en personnel. Ensuite, dans plusieurs sections du plan, le DPB fait ressortir l’incapacité de la Bibliothèque de prêter assistance au DPB, que ce soit sur le plan de la structure (« la Bibliothèque ne possède actuellement pas un système automatique de suivi des demandes […] ») ou du personnel (« en insistant sur les compétences et expériences différentes du DPB [méthodologies, estimations et analyses économiques, budgétaires et financières] et du SIRP [analyse des politiques publiques] […]»)29.
En réponse à la recommandation du Comité que le DPB collabore avec le SIRP de la Bibliothèque dans la prestation des services d’aide aux comités parlementaires en ce qui a trait au budget des dépenses, le DPB répond sans ambages que ses « ressources sont limitées ». Déclarant que les compétences de son personnel sont davantage mises à profit lorsqu’elles sont consacrées à de grandes analyses du budget et de la législation proposée et que le bibliothécaire a déjà acquis de nouveaux employés pour former une « équipe des prévisions budgétaires spéciale » au sein du SIRP, le DPB conclut que « dans l’attente du rétablissement du budget prévu du DPB et de la confirmation des questions de ressources humaines non résolues, le DPB n’est pas en mesure d’apporter une contribution directe à l’analyse des prévisions30. »
Ni le plan, ni les divers autres documents demandés par le bibliothécaire ne donnent lieu, pendant le restant de l’année 2009, à du financement supplémentaire ou à la normalisation de la situation relative à la dotation de personnel. Le rapport du Comité mixte continue d’être une source de controverse en lui-même. Ancien sous-ministre en Ontario et ancien président-directeur général de Postes Canada, Michael Warren rédige en juin 2009 un texte d’opinion très critique dans lequel il souligne la qualité exceptionnelle du bilan du DPB au chapitre des prévisions économiques et budgétaires, affirmant que celles-ci sont plus précises que celles du gouvernement, de l’opposition, de la Banque du Canada, de la plupart des économistes du secteur privé et des médias. Malgré cet atout, au dire de M. Warren, tous les parlementaires semblent se sentir menacés par le DPB. Il conclut que le rapport du Comité « constitue une tentative à peine camouflée de montrer la sortie à M. Page et de fermer ce Bureau » parce qu’« il a trop bien accompli son travail […] Nous ne sommes pas encore prêts pour la transparence et l’ouverture dans les travaux financiers du gouvernement fédéral31. »
En réaction à cette lettre et à d’autres critiques des recommandations du Comité, notamment de leurs exigences en matière de confidentialité des rapports et de la reddition de comptes au bibliothécaire parlementaire, la sénatrice Sharon Carstairs écrit une lettre au courrier des lecteurs du Hill Times dans laquelle elle se porte à la défense de ces recommandations et déclare : « Nous croyons que [Kevin Page] devrait respecter la loi et la description de travail en vertu desquelles il a été embauché. » En évoquant clairement ce qui, entre-temps, était devenu le vrai problème, elle ajoute : « Il peut très bien se produire que, dans l’avenir, le DPB soit un mandataire du Parlement, mais ce n’est pas le cas dans le présent mandat32. »
Le financement du DPB n’étant toujours pas restauré en octobre 2009, le chef du Parti libéral, Michael Ignatieff, accuse le gouvernement d’avoir créé le DPB pour tenter rapidement de le porter en terre ensuite. Pendant la période des questions, il exige que le gouvernement délie les mains du DPB et lui donne « les ressources dont il a besoin33 ». Au début novembre, alors qu’il n’y a toujours aucun versement du financement supplémentaire, le DPB comparaît devant le Comité des finances de la Chambre des communes et présente une évaluation brutale de sa situation. « [N]ous avons besoin d’une masse critique pour accomplir notre travail », déclare-t-il. « Si nous ne disposons pas de cette masse critique, à titre de directeur parlementaire du budget, je recommande que le bureau soit fermé […]34 ». Le président de la Chambre des communes, Peter Milliken, répond qu’il s’attend à ce que les fonds soient fournis par le bibliothécaire parlementaire conformément aux recommandations du Comité mixte35, par une demande de budget supplémentaire. Plusieurs mois plus tard, William Young confirme avoir soumis une demande de 2,8 millions de dollars pour le DPB pour le prochain exercice financier (2010-2011) et que le DPB allait recevoir un montant supplémentaire proportionnel d’environ 425 000 $ pour l’exercice financier en cours.
Cette annonce met certes fin à plus de onze mois de débat sur le financement du DPB, mais ne résout en rien les autres problèmes, notamment celui de l’indépendance du directeur pour ce qui est de l’embauche du personnel et de la publication de rapports.
Analyse et réaction
Des observations se dégagent de l’expérience avec ce nouvel organe de surveillance jusqu’à maintenant.
(1) Le mandat du DPB diffère de celui de la plupart des autres organes de surveillance parlementaires sur le plan de l’incidence potentielle de ses résultats. Ce fait constitue la source d’une bonne partie de l’ambivalence sous-jacente des opinions au sujet de ce poste. La plupart des autres rapports s’attachent principalement aux problèmes techniques ou de mise en œuvre qui sont liés à l’administration du gouvernement. Ces problèmes concernent des activités, des personnes ou des programmes précis de l’administration gouvernementale et, en soi, le gouvernement alors en poste n’est généralement pas impliqué dans les résultats, ni blâmé. Même les rapports de la vérificatrice générale sont généralement considérés comme une critique des fonctionnaires plus que des politiciens. C’est précisément à cause de l’allégation exceptionnelle de la participation des politiciens après le rapport de la vérificatrice générale sur le scandale des commandites que le sujet a donné lieu à un tel débat politique. De plus, dans leurs rapports, la plupart des autres organes de surveillance étudient les activités du gouvernement après le fait, tandis que le DPB présente des prévisions budgétaires de rechange et chiffre les coûts des nouvelles initiatives proposées. Dans ce contexte, l’effet négatif des rapports du DPB est unique, car ces documents sont potentiellement lourds de conséquences politiques importantes, pouvant aller jusqu’à faire déraper le programme politique du gouvernement, comme le démontre l’incidence des rapports du DPB sur les prévisions gouvernementales en matière de déficit et sur le coût de la mission en Afghanistan.
(2) De plus, et, encore ici, de façon tout à fait exceptionnelle, le rôle du DPB a en soi le potentiel de menacer les ministères et les groupes d’intérêts parmi les plus importants du gouvernement fédéral, notamment le ministère des Finances, le Conseil du Trésor et le Conseil privé. Ce nouveau poste de surveillance peut certes être perçu comme une contestation directe de leur hégémonie. Devant la détermination avec laquelle le gouvernement Harper s’est empressé d’ajouter ce nouveau poste, poste auquel s’opposaient de nombreux hauts fonctionnaires d’organismes centraux, car ils le considéraient comme une complication et une dépense inutiles, on ne peut guère se surprendre de l’appui considérable qu’ils ont accordé à la proposition du bibliothécaire parlementaire de situer le Bureau du DPB au sein d’une institution extérieure au gouvernement et de faible visibilité. Ce soutien s’est manifesté clairement dans les témoignages de divers dirigeants devant plusieurs comités parlementaires et dans leur répugnance subséquente à collaborer avec le DPB en lui fournissant l’information demandée.
(3) Ce point soulève à son tour la question du rôle de la volonté politique comme facteur d’efficacité de tout organe de surveillance parlementaire, voire même de tout programme gouvernemental. Lorsque le premier ministre Pierre Trudeau a manifesté clairement son engagement profond envers le bilinguisme officiel, la fonction publique s’est rangée derrière lui presque immédiatement. Mais l’enthousiasme bien tiède (et bien connu) du même politicien envers une loi sur l’accès à l’information a provoqué une réaction beaucoup moins rigoureuse des fonctionnaires. En outre, le problème varie selon que le parti est au pouvoir ou dans l’opposition. Devant ces réalités politiques, il n’est pas étonnant de constater que ce sont les petits partis d’opposition qui n’ont aucune chance d’être au pouvoir un jour — c’est-à-dire le NPD et le Bloc Québécois — qui ont pris fait et cause le plus énergiquement pour le DPB, alors que les libéraux, qui comprennent bien l’appareil étatique et s’attendent à former de nouveau le gouvernement un jour, ont fait preuve d’ambivalence à l’égard du DPB et ne se sont que tout récemment sentis obligés de défendre activement son rôle. En situation de gouvernement minoritaire, l’importance de ce genre de problèmes ne peut être qu’amplifiée.
(4) D’un point de vue administratif, c’était s’exposer à l’échec que de placer le DPB au sein de la Bibliothèque du Parlement plutôt que de doter ce poste d’un bureau, de ressources et d’un mandat législatif qui lui soient propres. On aurait sûrement pu prévoir le conflit de gestion entre le DPB et le bibliothécaire parlementaire, sans égard aux personnalités concernées, simplement à la lumière des problèmes déjà éprouvés lors de la localisation du commissaire à l’environnement au sein du Bureau du vérificateur général. De surcroît, la difficulté d’harmoniser les relations d’autorité et de reddition de comptes entre deux postes nommés par décret au sein du même organisme aurait dû aller de soi!
(5) Inversement, l’efficacité des activités du Bureau du DPB jusqu’à maintenant, malgré les nombreuses contraintes exposées ci-dessus, démontre sans doute qu’un tel bureau peut fonctionner au sein d’un parlement d’inspiration britannique. En effet, une étude préparée par l’OCDE sur l’expérience de bureaux législatifs du budget ailleurs prouve amplement que le poste peut être adapté à une grande variété de conditions législatives36.
Des universitaires ont exprimé leur appui au DPB. En juillet 2009, par exemple, quelque 129 économistes, y compris 15 anciens présidents de l’Association canadienne d’économique et 7 titulaires actuels de chaires de recherche du Canada, ont publié une lettre ouverte appelant « les parlementaires de tous les partis à mettre en application les actions suivantes et à appuyer le Bureau du Directeur Parlementaire du Budget [sic] d’adopter les mesures suivantes en soutien au DPB » : fournir le financement adéquat pour permettre l’exécution du mandat, faire du DBP un haut fonctionnaire de plein droit et permettre la diffusion publique de toutes ses analyses37. Le groupe justifie son action par trois raisons : le DPB se trouve dans une position unique pour dresser des rapports indépendants et crédibles, ceux-ci peuvent contribuer à « élever le débat démocratique au Canada » et « le BDPB a afiché [sic] dans sa courte existence des succès enviables38 ».
Ces « succès enviables » contribuent à étoffer la spécificité de la situation du DPB. Les rapports annuels du commissaire aux langues officielles et de la Commission canadienne des droits de la personne reposent largement sur des plaintes, qui, là encore, ne visent pas à blâmer le gouvernement ni les ministères dans leur ensemble; leur discussion de plus grands enjeux ne sont généralement qu’affaires d’un jour. Dans ce contexte, seul le rôle de la vérificatrice générale peut être perçu comme similaire à celui du DPB, mais les conclusions de celui-ci sont plus opportunes. Au lieu de repérer les problèmes après le fait, comme le fait la vérificatrice générale, le DPB présente dans ses rapports, avant l’adoption de la loi ou des budgets concernés, des renseignements qui contredisent souvent le gouvernement ou des ministres en particulier. En outre, la crédibilité des rapports du DPB peut souvent se vérifier en très peu de temps et celle du Bureau y a gagné à chaque prédiction vérifiable. Ainsi, les remises en question fréquentes, par le DPB, des chiffres utilisés par le gouvernement dans ses prévisions financières et ses mises à jour économiques ou pour prévoir la profondeur de la récession, ont servi à asseoir la fiabilité des analyses effectuées ultérieurement par le DPB au sujet des coûts des propositions de réforme de l’assurance-emploi, des changements au régime de pension ou de la mise en œuvre des plus récents projets de loi du gouvernement sur la criminalité qui proposent la construction d’établissements correctionnels supplémentaires.
C’est précisément ces « succès enviables » qui ont grandement protégé Kevin Page des vicissitudes du débat politique. Presque personne n’a contesté le fait que le DPB a effectué un nombre impressionnant d’études et d’analyses de haut niveau. En effet, beaucoup considèrent les réalisations du DPB et de son équipe comme rien de moins qu’étonnantes, dans un contexte de conflits de compétence incessants, de manque de ressources et de refus, de la part de certains ministères importants, d’accéder à ses demandes39.
Il s’est néanmoins pourtant trouvé des experts pour exprimer avec force leur opposition de principe au rôle du DPB. Le politicologue Donald Savoie, par exemple, a affirmé qu’il y avait déjà trop d’organes de surveillance et que ceux-ci nuisaient tous à la suprématie des parlementaires40. L’économiste William Watson, quant à lui, a déclaré que la prémisse sur laquelle repose la création du poste de DPB, que le ministère des Finances n’est pas digne de confiance, est carrément fausse et que, par conséquent, le poste est inutile41. Sharon Sutherland a remis en question le rôle du DPB dans le contexte de sa critique de la Loi fédérale sur la responsabilité, mais suggère de le nommer haut fonctionnaire du Parlement.
Conclusion
Le débat sur le rôle et le mandat exacts du DPB traduit le manque de compréhension qu’on avait des retombées potentielles d’un tel poste de surveillance au moment de sa création. En se combinant, les différents facteurs que sont le processus inhabituel de nomination, l’absence d’orientation claire dans la loi habilitante et la décision de situer le poste au sein d’une autre organisation ont tous contribué à l’impasse de la situation. Celle-ci ne trouvera sans doute sa solution qu’au prix d’une nouvelle réflexion sur l’objectif sous-jacent du poste ainsi que de modifications nouvelles ou plus précises de la loi.
Si le Parlement désire vraiment un directeur parlementaire du budget qui soit indépendant, il semblerait que la solution la meilleure et la plus pratique consisterait à rompre le lien du DPB avec la Bibliothèque du Parlement et à lui donner à la fois une base législative convenable et un bureau autonome. Il reste à déterminer si le DPB deviendrait alors un haut fonctionnaire du Parlement totalement indépendant.
Par son engagement de type électoral de renforcer divers postes de surveillance dans le cadre d’un plan plus vaste de limitation des pouvoirs du Cabinet du Premier ministre, le chef de l’opposition Michael Ignatieff laisse croire, tout au moins, que la clarification du mandat du DPB devrait être, et probablement sera, une priorité lors de l’examen triennal l’an prochain42.
En septembre 2010, M. Page, ancien haut fonctionnaire du ministère des Finances, du Conseil du Trésor et du Bureau du Conseil privé, a annoncé qu’il ne demanderait pas à être reconduit dans ses fonctions à l’expiration de son mandat, en mars 2013. Certains parlementaires ont accueilli la nouvelle avec soulagement, affirmant que M. Page a « politisé » le Bureau et que ses demandes d’une plus grande indépendance sont incompatibles avec le modèle parlementaire britannique43, mais d’autres ont été consternés de cette décision, car, selon eux, il sera alors impossible de pourvoir ce poste et « cela mettra fin à une expérience “de transparence et de responsabilisation” qui était, dès l’abord, vouée à l’échec44 ».
Notes
1. Voir, par exemple, Michael Mendelson, « Ottawa’s Annual Fiscal Follies », Caledon Institute of Social Policy, mars 2004. Caledon Commentary.
2. Tim O’Neill, Examen des prévisions budgétaires du gouvernement du Canada – Processus et systèmes, juin 2005, section 2.1.
3. Ibid.
4. Guy Beaumier. La Loi fédérale sur la responsabilité et le directeur parlementaire du budget, Bibliothèque du Parlement, 29 juin 2006, p. 7. PRB 06-03F,
5. Parti conservateur du Canada. Changeons pour vrai, juin 2006. p. 11.
6. « Le leader du gouvernement à la Chambre des communes annonce la nomination du premier directeur parlementaire du budget au Canada », Ottawa, 14 mars 2008. Communiqué de presse.
7. Délibérations du Sénat, 2e session, 39e législature, volume 144, no 44, 1er avril 2008.
8. Global TV. Global National, 16 septembre 2008. 17 h 30.
9. Chambre des communes, Débats, 20 novembre 2008.
10. Comité mixte permanent de la Bibliothèque du Parlement, Témoignages, 26 mars 2009.
11. Bibliothécaire parlementaire. « PBO Chronology of Key Events », Document d’information présenté au Comité mixte permanent de la Bibliothèque du Parlement, avril 2010. [traduction libre]
12. DPB. Note de service aux chefs des partis de l’opposition, 17 janvier 2009. [traduction libre]
13. Kathryn May, « Speaker Moves to Handcuff Budget Officer », Ottawa Citizen, 4 novembre 2008.
14. Chronologie des événements. [traduction libre]
15. Présidents de la Chambre des Communes et du Sénat. Lettre au bibliothécaire parlementaire, 28 octobre 2008. p. 2 [traduction libre]
16. Kathryn May, op. cit.
17. Roger Tassé, c.r., Lettre à William Young, 11 novembre 2008.
18. Ibid.
19. Barbara McIsaac, c.r., Lettre à Kevin Page, 18 novembre 2008.
20. Ibid.
21. Ibid.
22. Roger Tassé, op. cit.
23. Comité permanent des finances de la Chambre des communes, Témoignages, 13 février 2008.
24. Ibid.
25. Gary Levy, « Un directeur parlementaire du budget pour le Canada », Revue parlementaire canadienne, vol. 31, no 2 (été 2008), p. 45.
26. Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, Délibérations, 19 septembre 2006.
27. C. Munster, « Page Pushes Battle for Clear Independence », Hill Times, 26 janvier 2009.
28. Comité mixte permanent de la Bibliothèque du Parlement. Rapport sur les activités du directeur parlementaire du budget au sein de la Bibliothèque du Parlement, juin 2009, p. 16.
29. DPB, « Mise en œuvre des recommandations du Comité mixte de la Bibliothèque du Parlement », Plan d’action. p. 10
30. Ibid., p.14.
31. Michael Warren, « Why is Kevin Page left twisting in the wind? », The Globe and Mail, 29 juin 2009.
32. « PBO’s Page Should Respect Accountability Act, says Sen. Carstairs », Hill Times, 20 juillet 2009.
33. Chambre des communes, Débats, 5 octobre 2009.
34. Comité permanent des finances, Témoignages, 3 novembre 2009.
35. Steven Chase, « Fund us or shut us down : Parliamentary watchdog », The Globe and Mail, 4 novembre 2009.
36. Barry Anderson, Experiences with Legislative Budget Offices, OCDE, Paris, 5 septembre 2007.
37. « Lettre ouverte à l’appui de [sic] BDPB », 16 juillet 2009. Internet : <supporttheopbo.blogspot.com/2009/07/lettre-ouverte-lappui-de-bdpb.html>.
38. Ibid.
39. Voir, par exemple, C. Scott Clark et Peter DeVries, « A sad farewell to the parliamentary budget officer », The Globe and Mail, 15 septembre 2010.
40. Donald Savoie, « The broken chain of answerability », The Globe and Mail, mise à jour du 30 mars 2009. Internet : <www.theglobeandmail.com/news/opinions/article686967.ece>.
41. William Watson, « The Deification of Kevin Page », National Post, 9 juillet 2009.
42. Daniel LeBlanc, « Liberal Leader pledges to give federal watchdogs more bite », The Globe and Mail, 27 janvier 2010.
43. Bea Vongdouangchanh et Jessica Bruno, « Page still lobbies for PBO’s real independence », Hill Times, 20 septembre 2010, p. 39.
44. C. Scott Clark et Peter DeVries, op. cit.