L’examen des règlements par les parlementaires

Article 3 / 11 , Vol 33 No 4 (Hiver)

L’examen des règlements par les parlementaires

Les règlements, parfois appelés « législation déléguée » ou « mesures législatives subordonnées », constituent une composante usuelle des démocraties parlementaires modernes au Canada et partout dans le monde. Ces règlements donnent une forme concrète aux lois et en établissent les détails d’application. Ils se fondent tous sur une loi habilitante qui les autorise et qui précise dans quel but ils peuvent être pris. Le présent article examine certains des avantages et des inconvénients de la réglementation. Il traite aussi des parlements qui ont mis en place des mécanismes d’examen des règlements. Enfin, il formule des suggestions visant à faire participer davantage les parlementaires au processus d’examen de la réglementation.

Des considérations pratiques et les impératifs administratifs des États modernes ont obligé les parlements à déléguer certains de leurs pouvoirs législatifs à l’exécutif. Les gouvernements adoptent habituellement des centaines, voire des milliers de mesures législatives subordonnées chaque année afin de fonctionner de façon efficace et efficiente. De toute évidence, les assemblées législatives ne sont tout simplement pas en mesure d’étudier chaque règlement de la même manière qu’elles étudient un projet de loi, faute de temps et de ressources. En outre, de nombreux règlements poursuivent des objectifs très précis et ne justifient probablement pas un examen approfondi par la Chambre.

En plus de ces considérations logistiques, d’autres facteurs ont favorisé la multiplication des règlements. L’un de ces facteurs est que les parties intéressées et les fonctionnaires visés peuvent prendre part au processus de rédaction du règlement. Puisque les ministères participent souvent à la rédaction des arrêtés et des règlements, les fonctionnaires ont l’occasion de concevoir des mesures législatives qui portent sur des questions techniques et qui, d’une manière plus générale, satisfont aux besoins de l’organisme de surveillance.

Les règlements sont aussi très fréquents parce qu’ils peuvent être pris et mis en vigueur plus rapidement que les lois officielles du parlement. Des situations nécessitant des sanctions légales immédiates, comme des urgences, peuvent être ainsi réglées rapidement sans qu’il faille monopoliser le temps de la Chambre.

Un bon exemple de loi destinée à accorder au Cabinet fédéral des compétences législatives en cas d’urgence est la Loi sur les mesures de guerre de 1914. Adoptée peu après l’éclatement de la Première Guerre mondiale, cette loi autorisait le gouverneur en conseil à « proclamer l’existence réelle ou appréhendée de l’état de guerre, d’une invasion ou d’une insurrection » et  « de faire de temps à autre tels ordres et règlements […] pour la sécurité, la défense, la paix, l’ordre et le bien-être du Canada ». Le pouvoir de déclarer la guerre constitue, bien entendu, un exemple extrême du potentiel des règlements.

Les règlements sont plus fréquemment utilisés pour la planification des mesures d’urgence et la prévention. Par exemple, la Colombie-Britannique a adopté, en juin dernier, un règlement aux termes de la Wildfire Act afin de restreindre les feux de camp en raison des risques d’incendie de forêt.

Comme le montrent tous ces exemples, des règlements sont pris pour une foule de raisons, que ce soit pour préciser les détails d’une loi ou pour établir une politique nationale.

Critiques formulées à l’égard de la législation déléguée

Bien que la législation déléguée améliore l’efficacité administrative, elle affaiblit inévitablement le pouvoir législatif des parlementaires au profit des ministres, des ministères et du Cabinet. Ce glissement du pouvoir a été critiqué non seulement parce qu’il mine les valeurs constitutionnelles de la démocratie représentative, mais aussi parce qu’il ouvre la porte aux abus de pouvoir. Tout comme une loi du parlement, les règlements peuvent dicter le comportement des citoyens et restreindre aussi leurs droits et libertés. Par conséquent, certaines personnes considèrent qu’il faut bien lire les petits caractères quand il est question de réglementation ou de législation déléguée.

La Loi sur les mesures de guerre l’a bien montré. Le gouvernement fédéral l’a invoquée pendant la crise d’octobre 1970 au Québec, ce qui lui a accordé des pouvoirs exceptionnels, comme celui d’arrêter et de détenir des civils et de déployer les forces armées. À l’époque, on s’était beaucoup inquiété que le gouvernement puisse arbitrairement, au moyen de la réglementation, exercer de vastes pouvoirs d’urgence qui restreignaient les libertés civiles. Vous vous souvenez peut-être que le premier ministre avait alors répondu à ces préoccupations avec la tristement célèbre réplique « Just watch me ».

Même s’il est rare qu’un règlement accorde des pouvoirs aussi vastes, il est effectivement possible que des changements importants soient mis en œuvre par un règlement plutôt que par sa loi habilitante. Cette critique a été formulée à l’Assemblée législative de la Colombie-Britannique au cours des derniers mois. Par exemple, la Wood First Act adoptée l’an dernier stipulait que le bois devait être utilisé comme principal matériau de construction. Toutefois, la loi ne précisait pas quelles seraient les exigences concrètes et comment ces dispositions seraient mises en application. Au cours de la deuxième lecture, l’opposition a critiqué le gouvernement parce qu’il ne précisait pas les détails de la loi et s’en remettait plutôt aux règlements.

Les critiques à l’égard de l’Islands Trust Act, adoptée plus tôt cette année en Colombie-Britannique, sont allées encore plus loin. Au cours de la deuxième lecture, le porte-parole de l’opposition a souligné qu’une disposition donnait au Cabinet le pouvoir de prendre des règlements concernant les îles « sans tenir compte de la loi ». Le porte-parole a souligné que cette disposition permettrait de « prendre des règlements allant en fait à l’encontre de la loi » et a ajouté que « nous en sommes maintenant au point où nous laissons les règlements décider de l’application des lois ».

Puisque les règlements sont souvent rédigés par un ministère parrain – habituellement à l’issue de consultations avec des fonctionnaires, des parties intéressées et des spécialistes – et ensuite approuvés par le Cabinet, ils peuvent très bien mettre en application une loi d’une manière qui ne respecte pas l’esprit ou l’objectif initial de cette loi adoptée antérieurement par un parlement.

Il faut aussi rappeler que les règlements ne font habituellement pas l’objet d’autant d’attention et de publicité que les lois. Cette réalité soulève des préoccupations, puisque les gouvernements peuvent ainsi apporter des modifications législatives importantes ou controversées sans que ces dernières aient fait l’objet d’un débat au Parlement ou d’un examen public. Il est irréaliste de penser qu’on puisse largement publiciser chaque règlement ou décret. Par conséquent, il se pourrait que la législation déléguée permette d’apporter d’importants changements sans que le public ou les médias en aient conscience.

Le caractère spécifique des règlements n’arrange en rien les choses. Les décrets traitent souvent de détails techniques en jargon juridique et ne sont accompagnés d’aucune note explicative. Puisque la population en général n’a qu’une compréhension limitée des textes de loi, il peut s’avérer difficile pour la majorité des citoyens de comprendre le sens ou l’application d’un règlement, même s’ils savent où trouver le décret.

Examen par les parlementaires

La plupart des provinces disposent de lois ou de procédures prévoyant le dépôt et la publication des règlements, mais elles ne portent généralement pas sur le contenu comme tel. Parfois, les parlementaires prennent part à l’examen de la réglementation. La Colombie-Britannique ne possède actuellement pas de processus officiel pour l’examen des règlements, contrairement à plusieurs autres parlements, ailleurs au Canada.

Ainsi, au Parlement fédéral, le Comité mixte permanent d’examen de la réglementation « peut examiner tout texte réglementaire pris à compter du 1er janvier 1972 ». Le Comité est composé de huit sénateurs et d’un nombre proportionnel de députés et est dirigé par deux coprésidents. De plus, non seulement détient-il les mêmes pouvoirs que les autres comités permanents du Parlement du Canada, mais il est aussi habilité à déclencher le processus d’abrogation d’un texte règlementaire.

Certaines provinces ont des comités similaires. Par exemple, l’Ontario peut compter sur le Comité permanent des règlements et des projets de loi d’intérêt privé, qui est automatiquement saisi de tous les règlements. Selon son mandat, le Comité est chargé « d’examiner les règlements, notamment quant au champ et au mode d’exercice du pouvoir de législation délégué, sans tenir compte du bien-fondé de la politique ou des objectifs visés par les règlements ou les lois habilitantes ». Lors de cet examen, le Comité se penche sur plusieurs aspects. Par exemple, il s’assure que les règlements sont conformes à la politique établie par la loi habilitante, qu’ils sont rédigés en langage clair et précis et qu’ils n’imposent aucune nouvelle taxe ou impôt.

Outre l’Ontario, quatre provinces et deux territoires disposent de comités habilités à examiner la réglementation : l’Alberta, la Saskatchewan, le Manitoba, le Québec, le Nunavut et le Yukon. Voyons maintenant comment ces provinces et ces territoires s’y prennent pour examiner la législation déléguée. Ainsi, l’Alberta et la Saskatchewan ont donné à leurs comités sectoriels le pouvoir d’examiner les règlements. Au Québec, le Règlement de l’Assemblée nationale accorde aux neuf comités sectoriels des pouvoirs semblables. Dans ces provinces, l’examen de la réglementation fait donc partie du mandat plus large qui est confié aux comités chargés d’étudier les divers secteurs d’activités.

Deux provinces, l’Ontario et le Manitoba, ont créé des comités chargés expressément d’examiner la réglementation. Au Manitoba, le Comité permanent des règlements et décrets d’application des lois est automatiquement saisi de l’examen de tous les règlements qui sont adoptés. Toutefois, bien que le Manitoba ait été la première province au Canada à former un tel comité, celui-ci ne se réunit plus fréquemment depuis de nombreuses années.

Ces comités d’examen possèdent des mandats et des pouvoirs différents. Le Comité mixte permanent d’examen de la réglementation du Parlement fédéral dispose d’un vaste mandat qui comprend l’examen de tout texte réglementaire, qu’il s’agisse de règlements, de décrets, d’ordonnances, de lettres patentes, de mandats, de proclamations ou de règlements administratifs. Le comité du Nunavut, le Comité permanent de la législation, a un mandat encore plus large. Il examine toutes les propositions législatives, ce qui comprend les projets de loi et les règlements présentés ou adoptés, ainsi que toute autre question que lui renvoie la Chambre.

La plupart des comités parlementaires existant au Canada n’ont toutefois pas autant de latitude. En règle générale, leur mandat consiste à examiner uniquement les règlements. Ils sont chargés de se pencher surtout sur les questions administratives plutôt que sur les aspects politiques ou le bien-fondé de la politique sous-jacente à la loi. Les comités qui examinent la législation déléguée vérifient habituellement que les règlements sont conformes à la loi habilitante, qu’ils n’entraînent pas de nouvelles dépenses publiques et qu’ils ne comprennent pas de pouvoirs inhabituels.

Il existe aussi d’autres différences intéressantes entre les mandats des comités, notamment en ce qui concerne les textes réglementaires qui peuvent être examinés. Par exemple, le Comité permanent des textes réglementaires de l’Assemblée législative du Yukon possède le pouvoir d’examiner tout règlement qui entre en vigueur après sa formation. De son côté, le comité mixte du Parlement fédéral peut examiner les règlements pris à partir de 1972, année où il a été formé. D’autres comités n’ont pas de telles contraintes et peuvent probablement se pencher sur tous les règlements, y compris ceux qui ont été pris avant leur formation.

Enfin, une autre différence importante entre les comités réside dans la manière dont ils sont saisis d’un règlement. Selon le Règlement de l’Assemblée législative de l’Alberta, les comités sectoriels peuvent examiner les règlements de leur propre chef ou à la demande d’un ministre.

Autres méthodes d’examen des règlements

Comme l’ont illustré les exemples précédents, le recours aux comités parlementaires pour examiner les règlements représente une méthode souvent utilisée, et avec raison. Cette méthode s’appuie sur deux grands principes constitutionnels : la primauté du droit et la suprématie du Parlement. Ces comités présentent également des avantages pratiques. Ils sont faciles à mettre sur pied, ils sont plus économiques que d’avoir recours aux tribunaux, ils sont en mesure d’influencer et de conseiller le Parlement, et ils sont indépendants de la fonction publique.

En même temps, ces comités comportent leurs propres inconvénients. Ils sont enclins à la partisannerie et risquent de faire obstacle, peut-être indûment, au programme législatif du gouvernement. Les contraintes de temps et les objectifs des parlementaires sont d’autres facteurs à prendre en compte. Le travail en comité n’est peut-être pas le plus facile et le plus gratifiant, et nous pourrions probablement mieux employer notre temps. Il faudrait aussi déterminer si nous connaissons tous suffisamment les rouages du droit législatif pour examiner la réglementation de manière efficace.

Il existe d’autres solutions pour améliorer l’examen de la réglementation sans qu’il soit nécessaire de former des comités. On pourrait ainsi adopter des mesures plus efficaces pour veiller à ce que les lois habilitantes précisent clairement le contenu, l’objectif et le champ d’application des règlements. Avec une telle solution, il serait possible de clarifier quelle part du pouvoir législatif inhérent à la loi habilitante peut – et devrait – être déléguée à la réglementation.

On pourrait aussi déposer tous les règlements à la Chambre pour que les parlementaires les examinent et les approuvent – implicitement ou explicitement –, ce qui permettrait de reconnaître la responsabilité de l’exécutif devant le Parlement. Pour ce faire, on pourrait même mettre à profit l’heure consacrée aux initiatives parlementaires, même si l’ajout des débats sur les règlements au Feuilleton alourdirait encore plus les travaux de la Chambre.

Une troisième méthode consisterait à faire participer davantage le public au processus de rédaction des règlements. Ainsi, les parties intéressées auraient l’occasion d’influer sur les lois dès cette étape préliminaire, ce qui atténuerait la nécessité de devoir ensuite prendre des règlements. C’est la démarche qui a été suivie l’an dernier en Colombie-Britannique pour la Wills, Estates and Succession Act. La loi a été rédigée à l’issue de vastes consultations avec les divers intervenants. En outre, la date d’entrée en vigueur a été repoussée de 18 mois afin de faciliter la transition et de permettre au public de prendre connaissance des changements. De plus, le report de la date d’entrée en vigueur d’une loi permet de tenir compte des éventuelles contestations avant d’élaborer des règlements. De cette manière, on s’assure que les règlements sont efficaces au moment de leur adoption et qu’ils ne causent pas de surprise.

Enfin, comme je l’ai déjà mentionné, le public a une compréhension limitée des règlements et de leur fonctionnement. Cette incompréhension découle du fait que les règlements ne sont pas diffusés largement et qu’ils sont difficilement accessibles. On pourrait remédier à la situation en les diffusant davantage et en les rendant plus faciles à consulter pour les citoyens. C’était justement l’objectif de la Colombie-Britannique lorsqu’elle a lancé, en janvier 2009, BCLaws.ca, site Web donnant gratuitement accès à l’ensemble des textes de loi de la province, y compris aux règlements. Auparavant, ces textes n’étaient disponibles qu’en format papier ou encore en version électronique, moyennant des frais d’abonnement.

Il serait également possible d’intéresser davantage le public à la réglementation et de l’éduquer davantage à ce sujet en insérant des notes explicatives dans les bulletins de la réglementation. Quelques explications permettent souvent de faire mieux comprendre le but et la raison d’être d’un règlement.

Conclusion

Les différentes méthodes d’examen de la réglementation qui existent au Canada offrent diverses options aux parlementaires qui désirent établir un tel mécanisme d’examen. Puisque la législation déléguée joue un rôle important dans le fonctionnement des États modernes, je crois qu’il est crucial que nous nous demandions, en tant que parlementaires, comment nous pourrions le mieux exercer cette fonction de surveillance.

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