Plaidoyer pour le personnel ministériel

Article 9 / 12 , Vol 35 No 3 (Automne)

Plaidoyer pour le personnel ministériel

Le travail du personnel ministériel dans le milieu politique canadien est souvent noirci. Le présent article fait valoir que ces collaborateurs, aussi appelés collectivement « personnel exonéré », effectuent un travail essentiel à Ottawa et dans d’autres capitales. Loin d’être des âmes damnées hors-la-loi, les collaborateurs et leur travail sont en fait étroitement réglementés et contribuent à obliger les gouvernements à rendre compte en démocratie. Pour améliorer le calibre du personnel ministériel, il faudra porter davantage attention à sa formation et lui offrir des carrières plus stables et plus longues.

Les ministres du gouvernement du Canada ont des collaborateurs qui forment leur personnel politique. Ces collaborateurs sont des employés dont le traitement et les avantages sociaux sont payés à même le Trésor, mais ils ne font pas partie de la fonction publique régulière. Ils sont embauchés et congédiés par leur ministre ou le premier ministre et ils ont le droit d’être ouvertement partisans. Au gouvernement fédéral, on les appelle collectivement le « personnel exonéré », car ils sont exemptés des dispositions de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique. Ils ne sont pas embauchés à l’issue d’un concours, ils ne bénéficient d’aucune des garanties accordées aux fonctionnaires et ils ne sont pas soumis aux règles strictes d’impartialité.

Les membres du personnel ministériel ne sont pas tout à fait comme les adjoints parlementaires que les députés embauchent pour s’occuper de leur bureau sur la colline du Parlement ou dans leur circonscription. Les députés accomplissent beaucoup de travail au nom de leurs électeurs et dans le cadre des activités habituelles de la Chambre des communes. Le Parlement leur donne un budget pour embaucher deux ou trois personnes pour les aider et je n’ai encore jamais rencontré qui que ce soit qui reprochait aux députés d’embaucher des adjoints parlementaires. En fait, ces derniers comptent parmi les plus grands abatteurs de besogne du pays et, chaque jour, ils aident des milliers de Canadiens à préparer des demandes de prestations du Régime de pensions du Canada ou de la Sécurité de la vieillesse, des dossiers d’immigration ou des demandes de passeport.

Les ministres ont, depuis longtemps, le pouvoir d’embaucher du personnel politique qui les aide à effectuer leur travail au sein de leur ministère et du Cabinet, sans devoir s’astreindre à suivre les règles qui s’appliquent à la fonction publique. Par conséquent, de nos jours, au gouvernement fédéral, la plupart des ministres sont à la tête d’un ministère formé de fonctionnaires, lesquels sont dirigés par un sous-ministre. Les ministres sont responsables du travail des centaines, voire des milliers de fonctionnaires de leur ministère. Les ministres ont également un groupe de proches collaborateurs, généralement moins d’une douzaine, dirigés par un chef de cabinet. Sauf au sein du Cabinet du premier ministre, un chef de cabinet ministériel touche le salaire d’un sous-ministre adjoint ou d’un directeur général principal. Cet arrangement a été établi dès le début du gouvernement Mulroney, bien que le personnel ministériel ait existé bien avant 1984. La taille de chaque cabinet de ministre et le salaire des chefs de cabinet ont évolué au fil des ans, mais, grosso modo, cet arrangement n’a pas réellement changé depuis.

La situation au Cabinet du premier ministre (CPM), où j’ai travaillé, est particulière. L’année où j’ai quitté mon poste, le CPM comptait environ 80 employés politiques salariés. C’est encore le cas aujourd’hui. Les titres des principaux collaborateurs ont changé, mais les fonctions, elles, demeurent sensiblement les mêmes. La principale direction au sein du CPM est celle des Tournées et de l’agenda, qui s’occupe des déplacements du premier ministre. Il y a aussi le Service de la correspondance, qui traite les lettres et les courriels de nature politique envoyés au premier ministre. Le Service de la rédaction de discours, le service de presse, la Direction des nominations et la Direction des politiques existent depuis longtemps au CPM. Depuis 2006, le CPM possède une Direction de la gestion des enjeux et une Direction de la planification stratégique.

Pourquoi le salaire du personnel politique des ministres est-il payé par les contribuables? Pourquoi n’est-il pas plutôt payé par le parti politique au pouvoir? La réponse est bien simple : parce que le gouvernement reconnaît depuis longtemps que les ministres ont besoin de davantage que les conseils d’experts et non partisans des fonctionnaires pour s’acquitter de leurs fonctions. Afin de prendre des décisions politiques avisées, les ministres ont besoin d’une combinaison de conseils techniques et politiques sûrs1. Le Bureau du Conseil privé et le premier ministre fournissent les indications suivantes aux ministres. :

La raison d’être des cabinets est de rassembler des conseillers et des adjoints qui ne sont pas fonctionnaires et qui peuvent partager l’engagement politique des ministres et des ministres d’État et offrir un complément aux conseils professionnels, compétents et non partisans de la fonction publique. Par conséquent, ils offrent une expertise ou un point de vue particulier que la fonction publique est incapable de fournir2. (Italique ajouté.)

Le personnel politique peut donc rédiger les discours, les communiqués et les autres documents qui reflètent l’orientation politique générale du gouvernement. Il assure la liaison entre son ministre et le caucus du gouvernement, les porte-parole de l’opposition et les groupes et experts externes qui aident à réaliser le programme politique du gouvernement. Il conseille également son ministre sur les enjeux politiques d’actualité ou les travaux du Cabinet ou du Parlement qui doivent être administrés selon le contexte politique du gouvernement. Ce sont là des fonctions qui ne peuvent pas et ne devraient pas être confiées à des fonctionnaires non partisans. Les employés politiques ne peuvent pas s’adonner à des travaux pour leur parti; ils doivent démissionner ou prendre un congé sans solde lorsqu’ils souhaitent travailler à une campagne électorale ou à des activités de leur parti.

Le soutien qu’ils apportent aux ministres est suffisamment important pour justifier que leur salaire soit payé à même le Trésor. Leur salaire ne doit pas dépendre des aléas du financement d’un parti. De surcroît, cet important appui aux ministres ne devrait pas provenir entièrement de contributions privées peu réglementées, solution de rechange à la liste de paie gouvernementale.

Les études systématiques sur le personnel ministériel au Canada sont rares. Il semble probable que le collaborateur moyen est très jeune. Lorsque j’étais chef de cabinet, l’âge moyen des employés politiques était de 30 ans, ou peut-être plus jeune encore. J’imagine qu’ils sont nombreux à ne pas avoir d’expérience professionnelle ou de travail à l’extérieur du milieu politique, mais je peux me tromper. Beaucoup d’entre eux, mais pas tous, ont commencé en travaillant pour une campagne politique locale. Certains ont fait leurs débuts comme adjoint parlementaire dans le bureau d’Ottawa d’un député d’arrière-ban, d’autres, dans le bureau des services au caucus du gouvernement ou à la permanence de leur parti. D’autres encore ont été embauchés par un cabinet de ministre dès la fin de leurs études universitaires. Puisque la taille d’un cabinet de ministre est très petite, la présence d’un ou deux nouveaux diplômés suffit à donner un air de jeunesse au bureau, mais le portrait que je dresse du personnel ministériel repose sur des constatations personnelles. Nous avons besoin d’études systématiques sur les employés politiques.

La majorité des publications érudites font généralement un procès au personnel ministériel. La plus récente étude est le rapport que Paul Thomas a rédigé pour la Commission Oliphant. La Commission lui avait demandé d’examiner comment le Cabinet du premier ministre et le Bureau du Conseil privé traitent la correspondance volumineuse que reçoit le premier ministre. Le sujet était pertinent pour le mandat de la Commission Oliphant. Étant donné que cette partie des travaux de la Commission portait sur un sujet dont j’étais responsable, je ne commenterai pas davantage cet aspect de son rapport, mis à part pour dire que la Commission, son procureur ou qui que ce soit associé à l’étude n’a jamais communiqué avec moi.

Thomas est allé bien au-delà de son mandat pour commenter, avec des généralisations, l’état des relations entre le personnel politique et les fonctionnaires fédéraux; ses commentaires étaient tous négatifs3. Il écrit ainsi que les « membres relativement inexpérimentés du personnel exonéré, par exemple, ne comprennent pas totalement les fondements constitutionnels du système politique, n’ont pas une connaissance approfondie de l’appareil gouvernemental, n’ont pas une connaissance vécue des valeurs et des normes d’éthique du secteur public et ne possèdent pas la formation ou l’expérience nécessaire pour juger de l’importance et de la sensibilité des communications ». « Certains critiques voient dans l’élargissement du rôle du personnel politique un signe que les gouvernements n’ont pas entièrement confiance en la volonté ou la capacité de la bureaucratie de mettre en application de nouvelles orientations politiques. » Thomas écrit : « [L]a préoccupation porte sur le fait que les membres du personnel politique sont trop zélés dans leur loyauté à l’égard du [p]remier ministre et trop enclins à percevoir le pouvoir comme une campagne électorale permanente ou la protection du “patron” et de la réputation du gouvernement constitue la priorité absolue. » Il décrit avec désinvolture des tentatives pour manipuler l’information afin de réduire les risques d’embarrasser le premier ministre, en camouflant les problèmes. À son avis, l’influence indue des conseillers du premier ministre constitue un problème.

Selon moi, le rapport de Thomas n’était ni équilibré ni même préparé avec rigueur. On ignore comment il a choisi les sources qu’il a consultées et on note un manque flagrant de données ou de faits. Le Cabinet du premier ministre a déposé une réponse officielle à ce rapport. Je n’ai pas participé à la rédaction de la réponse, car elle a été préparée après mon départ du Cabinet, mais je suis entièrement d’accord avec son contenu. Dans la réponse, le CPM décrit le rapport de Thomas comme étant un document défectueux qui renferme de nombreuses erreurs ainsi que des affirmations sans fondement, et qui ne cite pas ses sources4. Tom Flanagan, politicologue reconnu, mon ancien professeur et ancien chef de cabinet de M. Harper lorsque ce dernier était chef de l’opposition, pense aussi que le rapport de Thomas manque d’équilibre5. Je ne citerais pas ces deux documents comme source dans le domaine du personnel ministériel et je regrette qu’une commission d’enquête de cette importance ait accolé son nom à ce rapport.

Une autre étude a été réalisée récemment par Liane E. Benoit pour la commission d’enquête Gomery. Cette étude est plus équilibrée que celle de Thomas et parvient à certaines conclusions utiles. Nous nous sommes d’ailleurs inspirés de cette étude pour élaborer le premier projet de loi du gouvernement Harper, la Loi fédérale sur la responsabilité. Néanmoins, dans son étude, Benoit exprime, elle aussi, une vision négative du personnel ministériel. Elle décrit les employés politiques comme des « orphelins législatifs » et écrit : « Parmi les nombreux pas dont l’écho se fait entendre dans les coulisses du pouvoir, à Ottawa, ceux qui martèlent le sol le plus fort mais retiennent le moins l’attention sont souvent ceux d’un groupe d’élite d’agents politiques jeunes, ambitieux et loyaux […] désignés collectivement par l’expression “personnel exonéré”. » Benoit poursuit :

[Les employés politiques] exercent souvent une influence considérable sur l’élaboration et, dans certains cas, la mise en œuvre des politiques du gouvernement […] [L]e pouvoir dont ils disposent peut prêter aux abus. Bien qu’ils ne soient pas élus, qu’ils n’aient souvent reçu aucune éducation sur la théorie et le fonctionnement de la machine gouvernementale et qu’ils ne possèdent généralement aucune qualification professionnelle reliée à leur ministère, leurs relations politiques avec le parti au pouvoir et avec leur ministre les placent dans une position idéale à la confluence de la bureaucratie et de la politique pour influencer l’élaboration des politiques publiques6.

Benoit se penche sur plusieurs scandales sérieux impliquant du personnel ministériel. Il ne fait aucun doute que certains des incidents dévoilés par la Commission Gomery témoignent de comportements épouvantables et inexcusables de la part d’employés politiques et de fonctionnaires. Ces incidents sont en partie à l’origine de la Loi fédérale sur la responsabilité adoptée par le gouvernement Harper, qui a assujetti tous les employés politiques à la Loi sur les conflits d’intérêts, pour les forcer à attendre cinq ans après leur départ du gouvernement fédéral avant de se lancer dans des activités de lobbying, et qui leur a enlevé le droit de ne pas se présenter aux concours de la Commission de la fonction publique afin d’aller occuper directement des postes de fonctionnaire. Le gouvernement fédéral a parcouru beaucoup de chemin depuis l’époque du scandale des commandites. La réglementation et la surveillance du personnel ministériel se sont considérablement accrues depuis 2006.

La réglementation du personnel ministériel

Selon moi, l’accusation la plus sérieuse est que le personnel ministériel n’a pas à rendre compte de ses actions. Benoit et d’autres font valoir que le statut constitutionnel des employés politiques est ambigu. Ils ne sont pas des ministres, qui rendent compte au Parlement, ni des fonctionnaires, régis par la Loi sur l’emploi dans la fonction publique et d’autres instruments législatifs. Benoit conclut qu’ils se trouvent dans une zone grise. Thomas va plus loin et déclare qu’au fond, le personnel ministériel n’est pas réglementé.

Cette déclaration, comme l’a si bien dit le CPM dans sa réponse au rapport de Thomas, est tout simplement fausse. La Loi fédérale sur la responsabilité, adoptée par le gouvernement Harper, a assujetti le personnel ministériel à la Loi sur les conflits d’intérêts. Le Conseil du Trésor a aussi un ensemble de politiques et de directives pour les cabinets de ministre. Le Bureau du Conseil privé a publié des directives aux ministres dans lesquelles on décrit comment les employés politiques doivent traiter avec les fonctionnaires. Bien entendu, le personnel ministériel est soumis aux restrictions d’après-mandat énoncées dans la Loi sur les conflits d’intérêts et la Loi sur le lobbying.

La réglementation du travail des employés politiques vise tout d’abord à protéger les fonctionnaires des pressions indues qu’ils peuvent exercer sur eux. Plus précisément, on craint que le personnel ministériel tente de s’ingérer dans des dossiers qui relèvent exclusivement des fonctionnaires — dotation, décisions relatives aux dépenses et information à communiquer aux termes de la Loi sur l’accès à l’information. La Commission Gomery a mis à jour plusieurs problèmes d’ingérence politique dans les décisions d’embauche et de dépense. Plus récemment, le gouvernement Harper a été la cible de critiques lorsqu’un employé politique a semblé dicter aux fonctionnaires quels renseignements ils pouvaient communiquer en réponse à des demandes d’accès à l’information.

En cas d’ingérence flagrante dans l’embauche, les dépenses ou l’accès à l’information, les fonctionnaires sont déjà bien protégés par des lois claires et fortes. En effet, la Loi sur l’emploi dans la fonction publique et la Loi sur la gestion des finances publiques établissent des règles claires sur l’embauche et la nomination des fonctionnaires ainsi que sur la responsabilité des sous-ministres en matière de dépenses. Ces deux lois visent à protéger les fonctionnaires de toutes les pressions politiques — celles exercées non seulement par les employés politques, mais aussi par les ministres. La Loi sur l’accès à l’information est tout aussi claire : les décisions relatives aux renseignements à communiquer et à protéger incombent uniquement aux sous-ministres et aux personnes auxquelles ils délèguent leur pouvoir en application de la Loi. Celle-ci ne donne aucun pouvoir aux ministres ou à leurs employés politiques. Elle réglemente et limite fortement l’autorité du personnel politique.

Il y aura toujours des cas où un employé politique tentera, involontairement ou intentionnellement, d’influer sur les décisions qui incombent, avec raison, aux fonctionnaires. Dans ces cas, la loi est claire : non seulement les sous-ministres peuvent défendre leurs fonctionnaires et la fonction publique, mais ils le doivent. Cela peut signifier que le sous-ministre doit avoir une conversation franche avec son ministre. Étant donné que les sous-ministres sont nommés par le premier ministre sur l’avis du greffier du Conseil privé, un sous-ministre dont le ministre enfreint ces règles bien établies doit porter l’affaire à l’attention du greffier. Si le greffier ne parvient pas à la régler, il peut en avertir le premier ministre. Étant donné que les attributions de la fonction publique sont bien inscrites dans la législation, je ne peux pas imaginer un premier ministre faire la sourde oreille aux avis du greffier. La Commission Gomery a été fort bien inspirée de se pencher sur le rôle du sous-ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux dans le scandale des commandites.

Même dans des domaines qui ne sont pas réglementés par la loi ou les directives du Conseil du Trésor, les ministres sont entièrement et personnellement responsables de la conduite de leurs employés politiques. Ce principe est énoncé sans équivoque dans la directive du Bureau du Conseil privé destinée aux ministres, intitulée Pour un gouvernement responsable. Je ne pense pas que ce document ait pour intention de forcer un ministre à démissionner dès qu’un de ses employés politiques commet une bévue grave. Selon la doctrine de la responsabilité ministérielle, un ministre ne démissionne qu’en cas d’erreur ou d’omission très grave. Toutefois, puisque les ministres sont personnellement responsables de la conduite de leurs employés politiques, ces derniers n’ont aucune sécurité d’emploi et toute bévue grave de leur part se solde généralement par leur congédiement immédiat. Rares sont les employés politiques qui, une fois qu’ils ont été congédiés, sont réembauchés. Je ne connais aucune fonction publique qui sévit aussi rapidement pour des erreurs similaires.

Les employés politiques peuvent perdre rapidement leur emploi pour bien d’autres raisons que des bévues graves. Ils perdent leur emploi un mois après que leur ministre quitte ses fonctions. Lorsqu’un ministre démissionne soudainement ou n’est pas réélu, ou lorsque le gouvernement perd le pouvoir à l’occasion d’une élection, les employés politiques reçoivent une indemnité de départ équivalant à quelques mois de salaire et il peut leur être très difficile de se trouver un nouvel emploi dans le milieu politique. Un employé politique d’expérience dont le ministre est soudainement exclu du Cabinet peut être forcé d’accepter un poste moins bien rémunéré auprès d’un autre ministre. La plupart des collaborateurs envient grandement la longue continuité d’emploi dont bénéficient les fonctionnaires ordinaires.

Il est vrai que ce type de reddition de comptes est plutôt sévère, mais il dépend de la volonté des ministres et, ultimement, du premier ministre de punir les mauvais comportements qui s’apparentent de près à des infractions à la loi. Comme le scandale des commandites l’a révélé, ce traitement sévère n’empêche pas toujours les problèmes de dégénérer, mais, si un ministre adopte une attitude nonchalante, voire fait preuve de tolérance à l’égard des inconduites de ses employés politiques, il en paiera le prix aux prochaines élections. Il est parfois difficile de punir le personnel ministériel, mais les électeurs sont un jury encore plus sévère envers les gouvernements.

Améliorer le travail du personnel ministériel

Flanagan écrit que les membres du personnel exonéré sont des êtres humains et que, comme tous les êtres humains, ils sont susceptibles de commettre des erreurs. Ils travaillent au sein d’un groupe de personnes qui, comme tous les groupes de personnes, est imparfait7. À cet égard, les employés politiques sont comme les fonctionnaires. On ne peut pas critiquer leur travail en disant que, parfois, ils commettent des erreurs ou outrepassent leur mandat. Ce serait critiquer la nature humaine du personnel ministériel.

Les êtres humains peuvent améliorer leurs connaissances et leurs aptitudes à l’aide d’une formation adéquate et n’importe quelle organisation peut s’améliorer sur le plan éthique en portant attention à ce qu’elle fait. Les cabinets de ministre sont des milieux de travail où les pressions sont fortes et, comme je l’ai déjà souligné, il n’y a pas beaucoup d’employés politiques à Ottawa. Ils se sentent forcés de limiter les dépenses et, dans un tel contexte, il est difficile de prendre le temps ou les ressources pour des tâches nécessaires comme la formation et la supervision du développement éthique.

L’Université Carleton, à la demande de Preston Manning, a lancé un programme d’études supérieures en gestion politique d’une durée d’un an. Certains membres du personnel enseignant du programme possèdent une expérience à titre d’employés politiques et un membre à temps plein du corps enseignant possède ce que je décrirais comme une longue expérience à ce titre. Les enseignants à temps partiel ont davantage une expérience de travail. Une première cohorte termine le programme et j’espère que tous les diplômés se trouveront de bons emplois. Je félicite l’Université Carleton et M. Manning de leurs efforts pour créer ce programme. La formation universitaire ne pourra qu’améliorer le calibre du personnel ministériel.

Une formation en cours d’emploi ciblée et concrète est aussi nécessaire et le Cabinet du premier ministre s’y consacre désormais. J’avouerais que j’aurais aimé recevoir une telle formation pendant les deux premières années du gouvernement Harper. Il est vrai que cette formation détourne des ressources d’autres projets du gouvernement, mais sans elle, les employés politiques n’ont qu’une vague idée de la façon dont ils doivent accomplir leur travail. J’imagine que cette formation comporte un volet sur les règles qui régissent le personnel ministériel et protègent les fonctionnaires.

Certains observateurs font valoir que le gouvernement fédéral a besoin d’un code de conduite officiel pour le personnel ministériel. Les auteurs d’une étude commandée par le programme de gouvernance et de gestion de l’OCDE recommandent que les rôles des fonctionnaires et des employés politiques soient énoncés clairement dans une loi et un code de conduite8. Je conviens qu’il est plus facile de définir les attentes à l’égard du personnel ministériel lorsque ces attentes découlent d’expériences antérieures. Un code de conduite des collaborateurs trop officiel, plus détaillé que les directives que le Bureau du Conseil privé donne déjà aux ministres, pourrait être pire que le mal qu’il cherche à éradiquer s’il abolit la responsabilité absolue des ministres à l’égard de la conduite de leurs employés politiques. Si un code de conduite laisse entendre que l’inconduite d’un employé politique peut être défendable si elle correspond à l’interprétation stricte d’un texte de loi, ce code de conduite le déresponsabiliserait au lieu de le responsabiliser. Les employés politiques sont, en quelque sorte, à la merci de leur ministre et ils n’ont aucune sécurité d’emploi. Cette absence de sécurité d’emploi représente le corolaire essentiel de leur rôle constitutionnel. Tout code de conduite devrait s’articuler autour de ce principe central.

Benoit suggère dans son étude que tous les employés politiques obtiennent une certification avant de commencer à travailler, certification qu’ils obtiendraient au terme d’une courte formation donnée par le Secrétariat du Conseil du Trésor. L’idée d’un cours obligatoire pour le personnel ministériel est utile, mais j’ajouterais qu’il ne serait utile que s’il était donné par des homologues et non par des fonctionnaires. Obliger un nouvel employé politique à écouter des fonctionnaires de carrière lui expliquer les tenants et aboutissants de leur protection et de leurs pouvoirs légaux peut aider à protéger la fonction publique en général, et toute formation de certification aiderait les employés politiques à mieux comprendre leur statut. Toutefois, la formation de ces derniers serait plus efficace si elle était donnée principalement par des personnes possédant une expérience à titre d’employés politiques. Puisque le personnel ministériel change au fil des gouvernements, il y aura naturellement des limites à l’institutionnalisation d’une formation ou d’un code de conduite. Or, l’avantage même des employés politiques découle du fait qu’ils ne sont pas des fonctionnaires. L’institutionnalisation de leur rôle pourrait aider à prévenir certains des inconvénients des employés politiques, mais il éliminerait aussi certains des avantages que procurent ces personnes dans un gouvernement démocratique.

Par ailleurs, on aura beau donner aux employés politiques toute la formation imaginable pour améliorer leur calibre, mais cela donnera peu de résultats si l’on ne peut accroître l’attrait de leur travail comme choix de carrière. On est capable de recruter de jeunes employés politiques dynamiques, enthousiastes et qualifiés. On réussit aussi, je pense, à repérer le personnel ministériel de talent et à le nommer à des postes de responsabilité. Toutefois, au fil des années, on perd trop d’employés politiques à d’autres secteurs du monde du travail. Lorsqu’un employé ministériel est congédié, il n’a souvent aucun moyen pour revenir dans le milieu politique. Les journées sont longues et le travail est très exigeant. Je crois aussi que les employés politiques pensent que, s’ils restent trop longtemps à Ottawa ou ailleurs, il leur sera beaucoup plus difficile de faire le saut dans le secteur privé. De plus, comme le personnel ministériel ne bénéficie d’aucune sécurité d’emploi, il est difficile de recruter des personnes en milieu ou en fin de carrière dans d’autres secteurs pour les cabinets de ministre. Cette situation peut expliquer le manque d’expérience des employés politiques dans les cabinets de ministre. Mon principal problème, lorsque j’étais chef de cabinet, était de trouver des employés ayant une expérience vraiment approfondie.

Il est vrai que la Loi fédérale sur la responsabilité a quelque peu compliqué la situation, car le lobbying ne constitue plus un choix de carrière possible pour le personnel ministériel qui quitte le milieu politique. La plupart des employés politiques doivent désormais patienter cinq ans avant de faire du lobbying auprès du gouvernement fédéral. C’est un fardeau pour de nombreux anciens employés, mais je crois qu’il se justifie très bien et je suis heureux de constater qu’un récent examen parlementaire de la Loi sur le lobbying a réaffirmé ce point de vue.

Toutefois, je me demande si le secteur privé canadien reconnaît à leur juste valeur les aptitudes de niveau supérieur et l’expérience que les employés politiques, même les plus jeunes, acquièrent. Je signale une fois de plus qu’il n’existe pas d’études fiables sur le sujet, mais je ne me rappelle pas avoir connu d’employés politiques qui, après avoir quitté le cabinet d’un ministre, ont obtenu un emploi comparable dans le secteur privé. D’après mon expérience, le personnel ministériel doit recommencer au bas de l’échelle ou tout près. Si son travail était reconnu dans d’autres secteurs de la société canadienne, peut-être qu’il serait plus facile de recruter des gens en milieu ou en fin de carrière.

Quelques conclusions personnelles sur la démocratie, la bureaucratie et le personnel ministériel

La seule introduction officielle au milieu des politiques publiques que j’avais avant de devenir chef de cabinet du premier ministre Harper est celle que j’avais tirée de la superbe émission de la BBC, Yes Minister. Cette émission examinait la vie au sein d’une partie très peu connue du gouvernement britannique appelée « ministère des Services administratifs ». Elle portait essentiellement sur les relations de travail entre le ministre, le très honorable Jim Hacker, et son secrétaire permanent, sir Humphrey Appleby. La première fois que je l’ai vue, je pensais qu’il s’agissait d’une de ces magnifiques comédies britanniques. Toutefois, peu de temps après que M. Harper a été assermenté comme premier ministre, je racontais une blague au sujet de l’émission à un groupe de fonctionnaires. Un sous-ministre chevronné s’est senti très offensé. Il m’a dit que l’émission n’était pas drôle du tout et il m’a expliqué que, à Ottawa, l’émission Yes Minister était perçue comme un documentaire. Cette découverte a renforcé mon admiration pour l’émission.

Hacker était un homme aux intentions fort louables. Il était devenu ministre avec un mandat doublement démocratique : tout d’abord, il avait été élu député; ensuite, le premier ministre l’avait nommé au Cabinet pour diriger un ministère. Entre-temps, il avait acquis quelques bonnes idées qu’il voulait mettre en œuvre dans son ministère.

Pourtant, lorsqu’il s’agissait de diriger le ministère, sir Humphrey semblait toujours sortir gagnant de ses bras de fer avec le ministre, et ce, pour plusieurs raisons. Premièrement, Hacker était nouveau au gouvernement, tandis que sir Humphrey était un fonctionnaire d’expérience et il connaissait les rouages du gouvernement. Deuxièmement, Hacker ne savait pas grand-chose sur son ministère, tandis que sir Humphrey était très ferré, et lorsque celui-ci ignorait quelque chose, c’était quand même lui qui maîtrisait le flot d’information qui parvenait au ministre. Troisièmement, c’était sir Humphrey, non pas le ministre, qui décidait du cheminement de carrière des fonctionnaires du ministère. Cela signifiait que le personnel avait intérêt à rester dans les bonnes grâces du secrétaire permanent, plutôt que dans celles du ministre. Quatrièmement, sir Humphrey était très proche du secrétaire du Cabinet, le principal fonctionnaire du premier ministre, et il avait donc ses entrées auprès du premier ministre, contrairement à Hacker. Finalement, bien entendu, sir Humphrey avait obtenu un diplôme de première classe de Cambridge, tandis que Hacker avait dû se contenter d’un diplôme de troisième classe de la London School of Economics.

Le ministre avait bien un adjoint qui l’aidait dans ses fonctions : Bernard Woolley, son secrétaire particulier. Woolley était conscient des ruses de sir Humphrey. Il comprenait les traditions et les vieilles habitudes des fonctionnaires et il appuyait sans réserve les efforts plus altruistes de Hacker au nom du peuple britannique et de l’intérêt public. Woolley était un collaborateur remarquable, mais, au moment crucial, lorsqu’il y avait un réel conflit entre le ministre et le secrétaire permanent, Woolley était un fonctionnaire et sir Humphrey n’hésitait pas à lui rappeler que c’était lui, le secrétaire permanent, qui préparait l’évaluation annuelle du rendement de Woolley. Donc, quoique Woolley ait été un atout formidable pour le ministre, son utilité était limitée.

On ne pouvait s’empêcher de ressentir de la sympathie pour le ministre. Il se trouvait dans une situation impossible : nommé par son premier ministre pour diriger un ministère dont il ne connaissait rien, il se retrouvait neutralisé par ses loyaux fonctionnaires, qui étaient plus nombreux et régulièrement plus malins que lui. Il était pourtant responsable de leur travail aux yeux du Parlement. Les téléspectateurs ont dû se demander (et c’est là sûrement l’objectif des producteurs de l’émission), si les fonctionnaires suivaient les instructions de leur ministre, ou si le ministre suivait les instructions de ses fonctionnaires.

Or c’était Hacker qui avait reçu un mandat de l’électorat. Cela aurait dû avoir une importance dans un pays qui se targuait d’être démocratique. Il est vrai que, si Hacker avait été plus malin, il aurait pu rétablir l’équilibre des forces et s’assurer que son mandat obtenu démocratiquement l’emporte plus souvent. Toutefois, dans une démocratie, les citoyens les plus compétents ne sont pas toujours ceux qui sont élus et les gens les plus brillants ne se retrouvent pas toujours du côté du gouvernement. Comme sir John A. Macdonald l’a si bien dit en réponse à ceux qui critiquaient les compétences de son cabinet : si vous voulez de meilleurs ministres, envoyez-moi de meilleurs députés. Dans notre système parlementaire, le premier ministre choisit ses ministres parmi les députés de son caucus et même les meilleurs d’entre eux trouvent parfois le travail de ministre très difficile.

Je n’ai aucun doute que le ministère des Services administratifs aurait été mieux administré s’il avait été confié aux seuls bons soins de sir Humphrey et de ses fonctionnaires. En vérité, les gouvernements canadien et britannique seraient probablement mieux administrés si des fonctionnaires de carrière pouvaient s’en occuper, libres de tout ministre. Après tout, les fonctionnaires sont embauchés selon le principe du mérite. Ce sont des experts formés et leurs bons coups peuvent les mener à des promotions. Cet idéal bureaucratique est très attrayant, mais, même si tous les fonctionnaires de carrière étaient des rois Salomon, un gouvernement dirigé par des bureaucrates ne serait pas vraiment démocratique et nous savons que les fonctionnaires ne sont pas tous des rois Salomon, même ceux qui ont obtenu un diplôme de première classe de Cambridge.

Je conclus que l’émission Yes Minister aurait été différente et beaucoup moins inquiétante pour les démocrates si Hacker avait eu quelques bons employés politiques. J’utilise le pluriel, car un seul employé est totalement insuffisant.

Je crois qu’il est juste de critiquer l’émission, car elle a donné aux téléspectateurs une perspective plutôt restreinte du gouvernement et des fonctionnaires. Généralement, les fonctionnaires ne sont pas, selon ce que j’en sais personnellement, des protecteurs vénaux et intéressés du statu quo. Les fonctionnaires sont souvent eux-mêmes frustrés par la bureaucratie et la difficulté de faire avancer les dossiers. Ils sont souvent, eux aussi, des contribuables exigeants et, habituellement, ils détestent le gaspillage tout autant, sinon plus, que les autres contribuables, car ils en ont une expérience pratique au travail.

La satire fonctionne, car elle isole et exagère certains aspects d’une situation. Yes Minister était une émission formidable, mais elle n’a montré qu’une partie de l’appareil gouvernemental au travail. Si nous acceptons cette constatation et le fait que la fonction publique ne se résume pas à des sir Humphrey Appleby, nous pourrons alors accepter que la description de superpartisans que certaines personnes donnent des employés politiques est aussi très incomplète.

Ces problèmes ne sont pas l’apanage du Canada. Pouvons-nous améliorer le calibre de notre personnel ministériel? Tout à fait! Certains employés politiques sont-ils vénaux, cruels et trop facilement tentés? Il ne fait aucun doute qu’ils le sont, à l’instar de certains fonctionnaires. Le gouvernement est une entreprise humaine et James Madison avait bien raison lorsqu’il disait que si les humains étaient tous des anges, il serait plus facile de concevoir un système de gouvernement.

Or les employés politiques de qualité sont tout aussi essentiels au gouvernement que les fonctionnaires de qualité. A.W. (Al) Johnson, Thomas (Tommy) Shoyama et Donald D. Tansley furent des Canadiens et fonctionnaires distingués, mais Jim Coutts, Derek Burney, Hugh Segal et Eddie Goldenberg le furent tout autant.

Notes

1 Mark Schacter, Cabinet decision-making in Canada: Lessons and Practices, Institut sur la gouvernance, 1999, p. 27.

2 Canada, Bureau du Conseil privé, Pour un gouvernement responsable : Guide du ministre et du ministre d’État, 2011, annexe E.3.

3 Commission d’enquête concernant les allégations au sujet des transactions financières et commerciales entre Karlheinz Schreiber et le très honorable Brian Mulroney. « Qui reçoit le message? Les communications au centre du gouvernement », par Paul G. Thomas, dans Les questions de politiques publiques et la Commission Oliphant : Études indépendantes, Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, Ottawa, 2010, voir p. 90, 97 et 115.

4 Canada. Réponse du Cabinet du Premier ministre à l’étude « Qui reçoit le message? Les communications au centre du gouvernement », Cabinet du premier ministre, Ottawa, 2009.

5 Tom Flanagan. Comments on the Topic of Exempt Staff Relating to Dr. Paul F. Thomas Draft Report “Who is Getting the Message? Communications at the Centre of Government”, Calgary, 2009.

6 Commission d’enquête sur le Programme de commandites et les activités publicitaires. « Le personnel ministériel : les tribulations des orphelins législatifs du Parlement », par Liane E. Benoit, dans Rétablir l’imputabilité – Études : volume 1 – le Parlement, les ministres et les sous-ministres, Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, Ottawa, 2005.

7 Tom Flanagan, op. cit.

8 OCDE, Political Advisors and Civil Servants in European Countries, Éditions OCDE, Paris, 2007. Documents Sigma, no 38.

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