Le projet sur les bureaux de circonscription : dix ans plus tard

Article 11 / 14 , Vol 37 No 2 (Été)

Le projet sur les bureaux de circonscription : dix ans plus tard

Dix ans se sont écoulés depuis qu’un doctorant ambitieux à la London School of Economics a passé quatre mois à sillonner le Canada afin d’y faire une tournée d’une centaine de bureaux de circonscriptions fédérales pour étudier ce système — qu’il qualifie d’ailleurs de « réforme parlementaire la plus radicale, voire fortuite » — afin de mieux comprendre une culture politique où la participation des citoyens et leur confiance envers le gouvernement étaient en déclin. Dans le présent article, Peter MacLeod pose un regard sur certaines observations subtiles qu’il a pu faire lors de cette aventure et se penche sur les innovations futures. Pour conclure, l’auteur se demande si, dans l’ère numérique, les nouvelles générations de députés seront plus enclines à voir leurs bureaux et budgets de circonscription comme des plateformes ouvertes de développement et d’éducation communautaires.

En 2004, je suis retourné au Canada après avoir passé deux ans, en ma qualité de chercheur chez Demos, une cellule de réflexion de Londres, à suivre l’expérience du Nouveau Parti travailliste (New Labour). Nous étions dans l’après 9 septembre 2011, sous des jours prérécession grisants où le gouvernement britannique dépensait sans retenue, où Londres était en plein essor et où l’appel d’Anthony Gidden pour l’adoption du concept de la troisième voie en politique était toujours bien présent dans les esprits.

Je venais tout juste de m’inscrire à temps partiel à la London School of Economics dans le but d’y décrocher un doctorat en philosophie. Même si on pouvait me qualifier de canadianiste qu’en étant fort généreux, j’avais réussi à suivre tout juste assez de cours en architecture et en urbanisme pour être admis au programme « Cities » du Département de sociologie.

J’avais donc besoin d’un projet de recherche, et je m’étais inscrit avec l’intention de laisser la politique canadienne loin derrière moi et de faire ma place dans cette nouvelle discipline. Toutefois, je n’arrivais pas à totalement chasser de mon esprit cette préoccupation à la mode au sujet du déclin de la participation électorale et de la confiance des électeurs envers le gouvernement. C’était un domaine que je connaissais et, pour être honnête, un domaine qui me tenait à cœur.

Peu de temps après, je suis revenu au Canada pour commencer mon travail sur le terrain, avec l’intention de m’éloigner le plus possible d’Ottawa, siège officiel du Parlement. Mon plan consistait à explorer la périphérie du Parlement, et de passer quatre mois à visiter certains des avant-postes les plus reculés de l’arène politique, soit ceux qui sont installés à proximité de laveries automatiques et de clubs vidéo. Ce fut le début du projet sur les bureaux de circonscription.

Dix ans plus tard, ce sont probablement l’absurdité et l’insouciance du projet qui importent le plus. Pendant quatre mois, j’ai sillonné le pays d’un bout à l’autre en voiture pour me rendre dans près d’une centaine de bureaux appartenant aux députés locaux.

La taille de l’échantillon était ridicule. La même étude aurait pu facilement être effectuée à partir d’un échantillon de quatre, voire même de dix bureaux. Toutefois, en guise d’antidote à Londres et à la théorie, il y avait quelque chose d’honnête et de terre à terre dans le fait de passer du temps avec des gens pratiquement apolitiques, malgré le fait qu’ils travaillaient pour des politiciens. Leur travail, selon eux, consistait simplement à aider les autres. C’est ainsi que, heureux en leur compagnie, j’ai tout simplement poursuivi mes recherches.

De toute évidence, de nombreux bureaux se sont avérés carrément insignifiants, mais beaucoup plus se sont avérés une source fiable d’observations subtiles.

À Fredericton, j’ai passé une matinée à apprendre comment Andy Scott arrivait astucieusement à remplir les salles communautaires pour ses assemblées publiques. Dans la région de Gaspé, j’ai visité des bureaux du Bloc bourdonnant d’activités. Peu intéressés par les affaires parlementaires, les employés étaient envoyés dans les circonscriptions pour y travailler comme « préposés aux problèmes » sur place. Alors qu’ailleurs au pays on était déconcerté par l’attrait durable de la population locale à l’égard de Stockwell Day, 10 minutes en compagnie de son personnel m’ont permis de tout comprendre. Il en va de même pour Anne McLellan, alors vice-première ministre, qui jouissait d’une grande popularité dans sa circonscription. Son bureau était un labyrinthe inextricable de classeurs remplis de dizaines de milliers de dossiers amassés pendant plus d’une décennie à s’occuper des préoccupations des habitants d’Edmonton.

À Saskatoon, les employés de Maurice Vellacott étaient fiers d’exhiber un VR récemment modifié, servant aussi de bureau mobile. Quant à Jim Prentice, il semblait tellement tenir à simplement discuter avec ses électeurs, qu’il avait retiré son bureau de la pièce, lui préférant deux fauteuils à oreilles.

Rien de surprenant non plus à ce que les employés de députées comme Libby Davies et Claudette Bradshaw se soient spécialisés dans les questions de justice sociale. Quoi qu’il en soit, l’avant-poste de John Godfrey, sur l’ennuyeux chemin Laird, dans l’est de Toronto, était un véritable pôle d’attraction pour les jeunes loups urbains.

Toutes les plaintes inimaginables entrent à pleines portes dans ces bureaux : batailles malsaines pour la garde d’enfants; accusations de discrimination en milieu de travail; luttes qui s’échelonnent sur des décennies pour la réunification des familles; erreurs judiciaires consternantes et cas de percepteurs d’impôts intraitables. Tout nouvel employé se retrouve immédiatement submergé par le flot interminable de demandes d’assurance-emploi, de passeports perdus et d’histoires d’anciens combattants abandonnés à leur sort.

J’ai plus d’une fois entendu des adjoints de circonscription dans les quartiers les plus défavorisés comparer leurs comptoirs de services miteux aux salles d’urgence locales. L’urgence de leur travail ne leur laisse pas beaucoup de temps pour l’idéologie. Comme leurs bureaux servent en dernier recours, les employés de circonscription se retrouvent sur la ligne de front, prenant trop souvent la relève quand tous les autres services publics s’écroulent. Ils se démènent donc pour l’obtention de logements sociaux, aiguillent des citoyens vers l’aide juridique et continuent de faire pression sur leurs contacts soigneusement entretenus au sein des ministères responsables pour régler une affaire.

Viennent ensuite les interminables litanies de demandes d’appui à des causes de tout genre, de lettres demandant toutes sortes de mentions élogieuses méritées et d’invitations aux tables bien garnies de petits-déjeuners aux crêpes et de soupers spaghetti locaux.

Loin derrière les dédales et la correspondance se trouve le travail réellement lié à la politique : retransmettre à Ottawa le pouls de l’opinion locale. En proportion de l’ensemble des activités exercées par le personnel, la réception de lettres réfléchies et originales d’électeurs au sujet de projets de loi qui seront déposés au Parlement est si rare, que leur singularité est en elle-même une source d’influence. S’il est vrai que se changer les idées, c’est se reposer, alors une note personnelle à votre député aura de fortes chances d’être lue avec intérêt et gratitude.

Politique de résolution de problèmes

Le Canada fait presque cavalier seul parmi les démocraties en ce qui a trait à l’importance qu’on y accorde au volet local des travaux parlementaires. Il s’agit peut-être d’une conséquence du mépris particulier des Canadiens à l’égard d’Ottawa, ou d’un provincialisme persistant faisant en sorte que l’on se méfie de toute mention des hautes sphères de la politique. Mais peu importe, les députés d’aujourd’hui n’ont d’autre choix que de prouver qu’ils n’ont pas perdu le contact avec leurs électeurs, et de s’adonner à l’exode hebdomadaire en partance de l’aéroport d’Ottawa. Tout comme c’est le cas pour nos cousins américains, on pourrait dire sans mentir que notre régime parlementaire fonctionne au kérosène, ce qui entraîne probablement les aller-retour parmi les pires et les plus épuisants jamais conçus.

Rien de tout cela ne s’est fait délibérément. En fait, l’apparition des bureaux de circonscription est peut-être la réforme parlementaire la plus radicale, voire même fortuite, au pays. Elle a totalement remodelé le rôle des députés et leurs rapports avec les Canadiens.

Le premier bureau a ouvert ses portes de manière on ne peut plus anodine : bien situé à Kingston, à seulement deux heures de route d’Ottawa. Flora Macdonald, élue récemment, voulait un moyen de garder le contact. Elle a donc embauché un étudiant de l’Université Queen’s, payant son salaire et les frais d’un petit bureau à même son propre salaire.

Dans la décennie suivante, on a assisté à la mise en place d’un système élaboré d’allocations de déplacement et de budgets de bureau. Ces mêmes députés que Trudeau a qualifiés cavalièrement de moins que rien dès qu’ils se trouvaient à 50 mètres de la Colline disposaient dorénavant de leurs propres scènes locales, financées par les contribuables. Il s’agissait d’une solution à une question que personne n’avait encore jamais posée, mais qui soudainement se retrouvait sur toutes les lèvres.

Aujourd’hui, le remarquable législateur anglais Edmund Burke aurait du mal à distinguer les délégués ou les curateurs parmi cette faune parlementaire diversifiée. On les a en effet remplacés par un système que l’on décrirait au mieux en disant qu’il regroupe 308 ombudsmans élus.

Qu’ils soient coincés à l’arrière ban et exclus du travail du bureau de leur chef, ou encore réellement motivés par la possibilité de changer les choses sur le plan local, les députés actuels consacrent leur temps à des activités inimaginables ou inexistantes du temps de leurs prédécesseurs sur la Colline.

Mobilisation de la population

Les députés se sont certes employés à se réinventer en tant que chargés de dossiers réceptifs et qu’intermédiaires utiles pour résoudre les problèmes, ou « solutionneurs », mais, paradoxalement, il semble que ce changement a fait bien peu pour ralentir le déclin, remontant à des décennies, de la confiance de la population envers ses élus.

Même le solutionneur local le plus diligent ne pourra, bien sûr, que répondre aux besoins d’une petite tranche de la population de sa circonscription. Cette stratégie de proximité laisse aux députés peu de temps pour quoi que ce soit d’autre, y compris des dossiers de plus grande envergure qui pourraient apporter des pistes de solution aux problèmes structurels qui alimentent le recours à leurs services.

Elle compromet aussi l’atteinte d’un bienfait encore plus direct — celui de favoriser la participation proactive de la population à la prise de décisions au sein du régime parlementaire, et de mieux faire comprendre au public les enjeux et les compromis que cela implique.

Cette stratégie pourrait bien être qualifiée, en termes un peu démodés, d’éducation des adultes. Mais dans ce cas, on peut voir le député comme le principal apprenant qui pilote une multitude de dossiers divers pour lesquels, trop souvent, il n’y a pas de solution facile. Ici aussi, les bureaux de circonscription pourraient aussi être utilisés à meilleur escient lorsqu’on les envisage comme les mailles d’une chaîne pour un programme d’éducation civique nouveau genre. Est-ce inconcevable que les partis politiques coordonnent à l’échelle nationale des tournées de porte-parole ou d’autres activités à valeur de production plus élevée qu’une simple séance publique typique?

Chaque député doit inévitablement faire des choix, et le plus important est sans doute de déterminer à quoi il consacre le peu de temps dont il dispose. Un travail peu enviable, certes, mais la tâche de représentant et de porte-parole demeure un rare et extraordinaire privilège. Demander des programmes plus dynamiques dans un bureau de circonscription pour retisser les liens entre la population et l’État peut sembler être un défi de taille.

Il n’en demeure pas moins que les limites de la politique de résolution de problèmes sont évidentes. Rob Ford, qui est peut-être le politicien de terrain par excellence au Canada, incarne un exemple troublant de solutionneur à l’extrême, selon lequel chaque décision stratégique est subordonnée à un populisme grotesque. Dans son bureau de circonscription, on donnera suite à votre appel téléphonique, et on enverra un employé municipal pour appliquer une couche d’asphalte frais en bordure de votre entrée, mais le véritable travail de gouvernance et de développement communautaire reste en plan.

La cinquième décennie de politique axée sur les circonscriptions fournira sans doute l’occasion d’adopter de nouvelles approches. Il se peut bien qu’une nouvelle génération de jeunes parlementaires soit davantage portée à partager ses plateformes locales de plus en plus en ligne, en délaissant le modèle axé sur les services au fur et à mesure que les services publics sont offerts par voie électronique et, dans l’ensemble, plus harmonieusement. Du coup, les députés de demain seront peut-être plus enclins à voir leurs bureaux et budgets de circonscription comme des plateformes ouvertes de développement et d’éducation communautaires.

Le bureau de simple député demeure l’enceinte parlementaire la plus malléable et la moins risquée pour l’innovation civique. Il appartiendra aux députés des prochaines législatures de remodeler ces plateformes à l’image des enjeux de leur temps.

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