À la Chambre de communes et ailleurs : la relation entre la liberté d’expression, la liberté de parole et l’immunité parlementaire
À la Chambre de communes et ailleurs : la relation entre la liberté d’expression, la liberté de parole et l’immunité parlementaire
La liberté d’expression est essentielle à la démocratie, mais elle n’est pas absolue aux termes de la Charte canadienne des droits et libertés. L’auteure explore les concepts de liberté d’expression et de liberté de parole au sein de la société canadienne et plus précisément à la Chambre des communes. Elle parvient à la conclusion qu’un concept plus restrictif de la liberté de parole — assujettie au privilège parlementaire de l’organe législatif de contrôler ses propres débats internes et limitée par celui-ci — s’applique à la Chambre des communes, car la liberté d’expression telle qu’elle est garantie par la Charte ferait obstacle au bon fonctionnement de la Chambre. En effet, si les députés pouvaient s’exprimer librement et sans restriction, leurs débats ne seraient ni productifs ni cohérents, sans compter que certains députés n’auraient probablement pas la chance de s’exprimer. Bien que la liberté de parole semble à première vue beaucoup plus restrictive que la liberté d’expression garantie à l’extérieur de la Chambre de communes, l’auteure soutient que son existence et sa mise en pratique sont en réalité nécessaires à son bon fonctionnement.
Jennifer Dumoulin
Introduction
La liberté d’expression est essentielle à la démocratie. Elle permet que les préoccupations communes soient débattues et donne lieu à la critique des institutions publiques1. Sa fonction est, entre autres, de « [contribuer] à favoriser le libre échange d’idées qui est indispensable à la démocratie et au fonctionnement des institutions démocratiques2 ». En dépit de cette fonction fondamentale, la liberté d’expression n’est pas absolue. L’article 1 de la Charte canadienne des droits et libertés permet la restriction de la liberté d’expression si cela est raisonnable et justifiable dans une société libre et démocratique.
La liberté de parole, qui n’existe que dans un contexte législatif, est tout aussi essentielle à la démocratie. À l’instar de la liberté d’expression, elle détient un statut constitutionnel : elle tire son origine de la Loi constitutionnelle de 1982 et de la Loi sur le Parlement du Canada. Ces deux libertés diffèrent cependant par leur portée et leur application. La liberté d’expression implique le droit de chacun de s’exprimer ainsi que d’être protégé contre le discours forcé et s’applique à tout individu, conformément à la Charte. En revanche, la liberté de parole ne concerne que les élus, leur accordant une immunité aux poursuites civiles ou pénales auxquelles leurs déclarations faites lors de travaux parlementaires pourraient les exposer. En outre, bien que la liberté de parole permette aux députés de s’exprimer librement, elle ne leur donne pas le droit de parler quand bon leur semble. Il en est ainsi parce que le privilège parlementaire qu’est la liberté de parole est limité par le contrôle interne qu’exerce le législatif et assujetti à celuici3.
Quoiqu’il soit possible de remettre en question la légitimité des restrictions à ces libertés fondamentales, il s’agit d’une réalité communément acceptée. Les libertés constitutionnelles relatives à l’expression et la parole sont non seulement limitées dans l’ensemble de la société, mais aussi au sein de ses institutions démocratiques, que ce soit dans pendant les procédures formelles ou les pratiques informelles. De prime abord, ces restrictions semblent contreintuitives : comment de simples citoyens et plus précisément des élus peuvent-ils délibérer et élaborer des lois s’il leur est impossible de s’exprimer librement à cette fin? Le présent article explore ce paradoxe en comparant les principaux critères juridiques que l’on doit satisfaire pour être libre de s’exprimer dans le contexte du privilège parlementaire qu’est la liberté de parole, afin de déterminer si les limites qui y sont imposées à la Chambre des communes sont conciliables avec la Charte.
Le droit à la liberté d’expression
Bien que l’alinéa 2b) de la Charte garantisse la liberté d’expression, il fournit très peu d’explications sur ce qu’elle désigne. Les tribunaux ont corrigé cette lacune en établissant deux branches de ce droit, dont le droit de s’exprimer. L’affaire Irwin Toy, en 1989, a permis d’établir les trois critères de liberté d’expression. Chacun d’eux est expliqué en détail ci-dessous.
Premier critère : L’activité est-elle protégée par la liberté d’expression?
Chaque expression comporte deux éléments : la forme (la méthode de communication) et le contenu (le message transmis). Comme il a été déterminé dans l’affaire Irwin Toy, toute activité expressive qui tente de transmettre un message est protégée à première vue par la liberté d’expression4. De plus, il y a une « variété infinie de formes » que peut prendre la liberté d’expression : l’écrit, le discours, les actes et les gestes, pour ne nommer que celles-là5. Seules les formes violentes de liberté d’expression ne sont pas protégées.
Deuxième critère : Quel est l’objet ou l’effet de l’action gouvernementale dans la restriction de la liberté d’expression?
Même si une activité est protégée par la liberté d’expression, il n’y a pas de violation de la Charte si l’objet ou l’effet de l’action gouvernementale ne restreint pas la liberté d’expression. En revanche, si l’objet de l’action gouvernementale est d’écarter certains messages qui ne doivent pas être transmis, de restreindre l’accès au message transmis ou de limiter la possibilité pour un individu de transmettre le message, il y a violation de la liberté d’expression6. Lorsque l’objet de l’action gouvernementale est de restreindre les conséquences de l’activité, indépendamment du message qu’elle transmet, il ne restreint pas la liberté d’expression et il n’y a donc pas de violation.
Troisième critère : La restriction est-elle raisonnable et justifiable dans une société libre et démocratique?
Une restriction des droits et libertés peut être justifiée en vertu de l’article 1 de la Charte dans la mesure où elle satisfait le critère énoncé dans l’affaire R. c. Oakes. Pour se faire, le gouvernement doit prouver que la restriction est rationnellement liée à une préoccupation sociale urgente et réelle, qu’elle nuit peu à la liberté d’expression et que ses avantages l’emportent sur ses effets préjudiciables.
Certaines restrictions à la liberté d’expression sont plus justifiables que d’autres. Par exemple, la Cour suprême du Canada a conclu que l’expression commerciale et la pornographie ne sont pas du même « calibre » que les autres formes d’expressions qui « touchent directement à l’“essence” des valeurs relatives à la liberté d’expression7 ». L’expression commerciale et la pornographie sont essentiellement économiques; ainsi les pertes qui s’ensuivent seront aussi économiques. La Cour a conclu que cela est plus convenable que la « perte d’occasion de participer au processus politique ou au “marché des idées” », des valeurs à l’origine de la liberté d’expression8.
La liberté d’expression et la conséquence de l’emplacement
Dans l’affaire Montréal (Ville) c. 2952-1366 Québec Inc., la Cour suprême a conclu que la liberté d’expression inclut « le droit de s’exprimer dans certains endroits publics9 ». La titularité d’un lieu détermine son caractère « public ». Alors qu’un espace peut être public « du fait qu’il est la propriété d’une entité gouvernementale10, les espaces appartenant au gouvernement ne sont pas tous “publics” » : « de nombreuses propriétés de l’État sont essentiellement privées quant à leur usage11 ». Les bureaux, par exemple, constituent des espaces privés qui, même s’ils sont situés dans des propriétés gouvernementales, ne seraient pas reconnus comme des espaces où est permise l’expression publique. La protection du droit à la liberté d’expression dans les espaces gouvernementaux dépend des fins auxquelles ces derniers servent.
Deux critères juridiques sont apparus dans l’affaire Comité pour la République du Canada c. Canada de 1991 à la Cour suprême. Ils avaient comme objet de déterminer s’il devrait y avoir protection complète de la liberté d’expression dans les espaces publics, mais aucun des deux n’a été reconnu comme étant définitif. Le premier critère consiste en la compatibilité de l’utilité essentielle de l’espace avec la liberté d’expression et le second, en la contribution de la protection de la liberté d’expression aux valeurs sous-jacentes de la garantie. Dans les deux cas, si le critère reçoit une réponse affirmative, la liberté d’expression devrait toujours être garantie dans l’espace en cause.
La Cour suprême est revenue sur la question de l’emplacement dans Montréal (Ville) quand l’affaire a combiné des éléments provenant de différents critères préexistants. Selon cette nouvelle approche, il faut déterminer « s’il s’agit d’un endroit public où l’on s’attendrait à ce que la liberté d’expression bénéficie d’une protection constitutionnelle [si] l’expression, dans ce lieu, ne va pas à l’encontre des objectifs que l’al. 2b) est censé favoriser12 ». Il y a deux facteurs à prendre en compte dans cette analyse : la fonction historique ou actuelle de l’endroit et s’il existe une quelconque raison qui justifie que la liberté d’expression dans cet endroit puisse être contraire aux valeurs de cette dernière.
Déterminer la fonction d’un endroit permet d’établir s’il est conforme à la Charte d’user de la liberté d’expression dans un lieu donné. Dans un endroit où la liberté d’expression a traditionnellement été permise, la protéger n’irait pas à l’encontre des valeurs de cette liberté. Par contre, si la fonction réelle de l’endroit et l’activité que l’on y exerce nuisaient à la liberté d’expression, cette liberté ne disposerait pas d’une protection, car permettre la liberté d’expression dans de tels endroits « pourrait bien compromettre la démocratie et l’efficacité de la gouvernance13 ».
Si une analyse détermine que l’espace public constitue un endroit où la liberté d’expression est attendue et qu’une telle expression ne va pas à l’encontre des valeurs de la liberté d’expression, le droit de s’exprimer dans ce lieu est alors protégé sous le régime de l’alinéa 2b) de la Charte. Il serait donc nécessaire d’effectuer une analyse des contraintes en établissant si l’objet et l’effet de l’action gouvernementale visent à restreindre la liberté d’expression dans cet espace et, le cas échéant, déterminer si la restriction est justifiable aux termes de la Charte.
Le privilège parlementaire et la liberté de parole
La liberté de parole, un privilège dont jouissent individuellement les députés, est soumise au privilège parlementaire d’une assemblée législative, qui dirige seule ses travaux. Sur le plan fédéral, ce privilège permet à la Chambre des communes de fixer ses propres règles de procédure et de pratique, telles que définies dans le Règlement de la Chambre des communes ainsi que dans les ordres temporaires, sessionnelles et spéciaux. Ces règles et procédures déterminent, entre autres choses, le minutage et la durée du temps de parole, l’attribution de temps alloué aux allocutions, le sujet des discours et la façon dont un député peut s’exprimer14.
Outre ces règles officielles, le discours peut aussi être l’objet de traditions et de normes restreignant l’expression. À titre d’exemple, les députés doivent s’interpeller au moyen du nom de circonscription ou du titre ministériel plutôt que par leur nom, et ils doivent s’adresser au Président lorsqu’ils prennent la parole ou posent des questions. L’utilisation d’un système de liste pour l’attribution du temps de parole pendant la période des questions constitue un autre exemple de restriction de la liberté de parole à la Chambre15.
Les limites à la liberté de parole imposées par l’exercice du privilège parlementaire sont-elles compatibles avec la liberté d’expression de la Charte?
Sous le régime de la Loi sur le Parlement du Canada, les privilèges parlementaires font partie intégrale du droit commun et du droit public canadiens. Ils constituent aussi des droits d’origine législative ayant un statut constitutionnel découlant du préambule de la Constitution, tant par tradition que par nécessité. Le principe de nécessité est employé pour déterminer si l’exercice du privilège est justifiable. Il met plus spécifiquement en cause la nécessité de l’exercice du privilège pour assurer « la dignité et l’efficacité de l’Assemblée » et son bon fonctionnement16.
Le fait que l’exercice de ce privilège est réputé nécessaire n’explique pas cependant l’écart entre le champ d’application de la liberté d’expression garantie par la Charte avec le privilège de liberté de parole à la Chambre des communes. Il ne précise pas non plus si la compétence sur les travaux parlementaires et les affaires internes de la Chambre est conforme aux restrictions imposées à la liberté d’expression. Ceci s’expliquerait par le fait que les tribunaux n’ont pas la compétence de revoir la façon dont est utilisé le privilège parlementaire dès que l’exercice de celui-ci est jugé nécessaire17. Le critère de nécessité énoncé dans l’affaire New Brunswick Broadcasting ainsi que ceux mentionnés dans les affaires Irwin Toy et Montréal (Ville) peuvent théoriquement être appliqués pour remédier à cette lacune.
La liberté de parole est-elle nécessaire pour que les députés puissent accomplir leur rôle en tant qu’élus?
Le rôle d’un représentant élu consiste traditionnellement à adopter des projets de loi et des politiques. Aujourd’hui, ce rôle est perçu comme étant « moins central », étant donné que les députés doivent concilier quatre activités : légiférer, surveiller l’activité gouvernementale, fournir des services à leur circonscription et s’acquitter de leurs obligations partisanes18. Ce changement s’explique par l’importance accrue des partis politiques, de la politique partisane et de la discipline de parti qui exercent une forte influence sur les députés, les obligeant à parler et à voter en concordance avec les positions de leur parti19.
Il existe plusieurs mécanismes à la Chambre facilitant la supervision et la surveillance de l’activité gouvernementale. La période des questions orales, la plus connue des travaux, attire une grande attention médiatique. De ce fait, elle est rigoureusement régentée par les partis politiques. La période des questions fait s’estomper la frontière entre les différents rôles des élus, en exigeant, d’une part, qu’ils forcent le gouvernement à rendre compte de ses actions et, d’autre part, qu’ils défendent la position de leur parti sur le sujet débattu. Cette situation oppose sans aucun doute les députés de l’opposition aux députés du parti ministériel, les premiers critiquant l’action ou l’inaction gouvernementale et les seconds, la défendant.
Afin de s’acquitter convenablement de leurs obligations de supervision et d’allégeance partisane, les députés doivent pouvoir parler librement et critiquer la position des autres sans craindre de conséquences juridiques. Ils doivent pouvoir s’exprimer, parfois accuser, pour découvrir la « vérité ». Dans cette mesure, la liberté de parole à la Chambre n’est pas seulement nécessaire, mais aussi conforme à deux des valeurs qui sous-tendent la liberté d’expression garantie par la Charte : le renforcement de la démocratie et la recherche de la vérité au moyen d’échange d’idées.
La maîtrise de la Chambre des communes sur ses débats internes et ses affaires est-elle nécessaire à son bon fonctionnement?
À la différence du rôle des députés, celui de la Chambre des communes est clair et identifiable : son objectif central est de légiférer20. À cette fin, les assemblées législatives doivent favoriser de vrais débats impliquant la présentation ainsi que la critique de différentes positions sur une question en vue de prendre une décision collective réfléchie quant au contenu de la législation21. À la Chambre comme ailleurs, le débat entre divers points de vue controversés peut rapidement dégénérer et devenir très politisé. La procédure parlementaire restreint le recours au discours incendiaire et injurieux en Chambre ainsi que les risques d’excès de colère et d’interruptions. Elle valorise aussi l’équité et la justice en limitant le temps de parole de sorte que tous les députés qui le souhaitent peuvent s’exprimer sur une question.
La procédure parlementaire qui limite le temps de parole, le contenu du discours et la façon de parler promeut la civilité au sein de la Chambre et assure que les débats s’y déroulent de façon productive. Elle réduit aussi au minimum les obstacles et les retards inutiles aux travaux parlementaires22. Sans règle ni procédure, les délibérations se feraient d’une manière imprévue et perturbatrice, si elles devaient même avoir lieu. Par conséquent, la maîtrise que la Chambre exerce sur ses affaires internes et ses débats est essentielle à son bon fonctionnement. Cette conclusion reprend les conclusions de la Cour suprême dans l’arrêt New Brunswick Broadcasting, dans lequel elle reconnaissait le droit des assemblées législatives d’exclure les étrangers de leurs débats.
Les restrictions à la liberté de parole découlant de la maîtrise de la Chambre des communes sur ses affaires internes et ses débats sont-elles conciliables avec la Charte?
Il n’est pas nécessaire de procéder à une analyse détaillée pour déterminer si la liberté de parole telle que prévue par le privilège parlementaire est conforme à la liberté d’expression plus vaste garantie par la Charte. Sommairement, la liberté de parole permet aux députés de participer avec les autres députés aux débats de façon critique. On pourrait même soutenir que, puisqu’elle permet de parler d’affaires parlementaires sans craindre des poursuites pénales ou civiles, la liberté de parole encourage en réalité la liberté d’expression en réduisant les risques liés à la participation. De ce fait, malgré l’écart quant à sa portée et à son application, la liberté de parole est conforme à la liberté d’expression mentionnée à l’alinéa ٢b) de la Charte. Il reste donc à déterminer si les restrictions imposées par la Chambre des communes à la liberté de parole afin de régir ses affaires internes et ses débats sont conformes à la Charte.
À la Chambre des communes, tout acte d’expression transmet un message. De surcroît, toute action est écrite ou orale, bien qu’on pourrait cependant faire valoir que certains actes d’expression sont en fait physiques, tel que s’abstenir de voter. Qu’importe, ces actes ne constituent pas une forme prohibée de contenu et sont alors comparables aux actions protégées par la liberté d’expression.
Le second critère du test juridique établi dans la décision Irwin Toy vise à déterminer si l’objet ou l’effet de la restriction consiste à limiter la liberté d’expression. Une interprétation contextuelle ou par sens immédiat du Règlement de la Chambre des communes aboutirait à la même conclusion : sa fonction est de restreindre l’expression. Par exemple, l’article 18 du Règlement distingue explicitement chaque signification particulière qui ne doit pas être entendue à la Chambre, comme les mots offensants. D’autres articles restreignent la capacité d’une personne à s’exprimer en limitant le contenu et le sujet du discours aux thèmes inscrits au Feuilleton. Ils déterminent aussi la durée du temps de parole, la fréquence de prise de parole ainsi que le minutage du discours.
Le critère de liberté d’expression de la Charte exige que toute restriction imposée à la liberté d’expression soit justifiable. La restriction doit ainsi remédier à une préoccupation importante et pressante à laquelle elle est rationnellement liée, compromettre le moins possible la liberté d’expression et avoir plus d’avantages que d’effets délétères.
La fonction du Règlement est d’assurer que les débats à la Chambre soient cohérents et productifs, sans quoi il serait impossible d’étudier les lois. Par conséquent, le Règlement remédie à une préoccupation importante et pressante à laquelle il est rationnellement lié. On pourrait cependant avancer qu’il ne restreint pas le moins possible la liberté d’expression, car de nombreux articles, comme l’article 18, imposent des interdictions générales relatives aux activités d’expression. La jurisprudence en matière de liberté d’expression a établi que les interdictions complètes compromettent généralement la liberté d’expression de façon plus significative23. Elles sont cependant acceptables si on peut prouver que seule l’interdiction complète d’une activité d’expression permet d’atteindre les objectifs de la loi24.
Compte tenu de ce qui précède, il semble que les élus soient soumis à des restrictions plus strictes de leur liberté de parole que ce qui serait autorisé hors de l’assemblée législative par le droit à la liberté d’expression garanti par la Charte. Le fait que les restrictions imposées par le Règlement à la liberté d’expression ne soient pas justifiables dans le cadre d’une société libre et démocratique est problématique. Cela signifie qu’il est impossible de lancer des débats constructifs à la Chambre, ce qui, par conséquent, affaiblit toute mesure législative ainsi que la fonction même des assemblées législatives. Ce problème peut être résolu en appliquant le critère établi dans la décision Montréal (Ville) et, par extension, les deux critères formulés dans l’arrêt Comité pour la République du Canada.
La question qui s’impose dans l’approche révisée énoncée dans la décision Montréal (Ville) peut être subdivisée de la façon suivante : a) La Chambre des communes est-elle un espace public où l’on s’attend à une protection constitutionnelle de la liberté d’expression? b) La liberté d’expression en Chambre va-t-elle à l’encontre des objectifs sous-jacents de l’alinéa 2b) de la Charte? Pour répondre à ces questions, il faut prendre en compte le rôle traditionnel et actuel de la Chambre des communes. La liberté d’expression n’a jamais été totalement permise à la Chambre des communes, car elle a toujours été restreinte par son privilège de maîtriser ses procédures internes. De plus, une liberté d’expression absolue nuirait au bon fonctionnement de la Chambre des communes, car certaines limites sont requises afin d’assurer la justice et l’équité entre les députés ainsi que des débats productifs et cohérents. Dans le même ordre d’idées, sans débats productifs et cohérents, les valeurs qui sous-tendent la liberté d’expression (le renforcement de la démocratie et la recherche de la vérité au moyen d’échange d’idées) ne pourraient être respectées. À cet égard, on pourrait avancer que la liberté de parole à la Chambre est exclue de la sphère des activités protégées par la liberté d’expression et que toute restriction qui en découle est justifiable.
Conclusion
Les valeurs qui sous-tendent la liberté d’expression, soit la recherche de la vérité au moyen d’échange d’idées et la prise de décisions démocratiques, coïncident avec les valeurs de la démocratie telles qu’elles sont reflétées à la Chambre des communes et dans d’autres instances législatives. Ces espaces constituent un forum où les élus se rassemblent pour débattre de questions touchant leurs circonscriptions et adoptent des lois exécutoires.
Malgré ces valeurs communes, la liberté d’expression est peu appliquée à la Chambre des communes, car une liberté complète comme celle garantie par la Charte nuirait au bon fonctionnement de la Chambre. Si les députés pouvaient s’exprimer librement, sans aucune restriction, leurs débats ne seraient ni productifs ni cohérents et il est probable que certains députés n’auraient jamais la chance de s’exprimer. Pour ces raisons, la Chambre des communes n’est pas un lieu où il devrait y avoir une liberté d’expression totale. Une forme plus restreinte de cette liberté individuelle assujettie au privilège de l’organe législatif à diriger ses propres débats internes — la liberté de parole — et limitée par celui-ci est appliquée pour permettre aux députés de s’exprimer sans conséquence juridique. Bien que la liberté de parole semble, à première vue, beaucoup plus restrictive que la liberté d’expression garantie à l’extérieur de la Chambre de communes, son existence et sa mise en pratique sont, en réalité, nécessaires à son bon fonctionnement.
Notes
1 Robert J. Sharpe et Kent Roach, The Charter of Rights and Freedoms, 4e éd. (Toronto [Ontario] : Irwin Law, 2009), 150.
2 R. c. Keegstra, [1990] 3 RCS 697 à 802, 117 NR 1.
3 JP Joseph Maingot, Parliamentary Privilege in Canada, 2e éd. (Canada : Chambre des communes et McGill-Queen’s University Press, 1997), 14.
4 Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 RCS 927 à 968, 94 NR 167.
5 Irwin Toy, par. 969.
6 Irwin Toy, par. 974.
7 R. c. Butler, (1992) 1 RCS 452 à 500, 134 NR 81.
8 Rocket c. Collège royal des chirurgiens dentistes d’Ontario, (1990) 2 RCS 232 à 247, 73 OR (2d) 128.
9 Montréal (Ville) c. 2952-1366 Québec Inc., 2005 SCC 62 à 62, (2005) 3 RCS 141, mise en évidence ajoutée.
10 Lyn H. Lofland, The Public Realm: Exploring the City’s Quintessential Social Territory (Piscataway [New Jersey] : AldineTransaction, 2009), 210 [TRADUCTION].
11 Montréal (Ville), par. 64.
12 Montréal (Ville), par. 74.
13 Montréal (Ville), par. 76.
14 Pour une analyse approfondie de la façon dont la procédure parlementaire restreint les discussions à la Chambre des communes, voir Canada’s House of Commons and the Perversion of the Public Sphere par Jennifer Dumoulin (Département de communication, Université d’Ottawa, 2011), chapitre 3. Disponible en ligne à http://www.ruor.uottawa.ca.
15 Voir, par exemple, Michael Chong et coll., « What to do about Question Period: A Roundtable », Revue parlementaire canadienne, 33, no 3, (2010), 3.
16 New Brunswick Broadcasting, par. 374-375, 383.
17 New Brunswick Broadcasting, par. 384-385.
18 Jack Stilborn, The Roles of the Member of Parliament in Canada: Are They Changing (Ottawa [Ontario] : Bibliothèque du Parlement, 2002), 6-7.
19 Voir, par exemple, Michael Chong, « Rethinking Question Period and Debate in the House of Commons of Canada », Revue parlementaire canadienne, 31, no 3 (2008), 6. Voir aussi Pierrette Venne, « Parliament and Democracy in the 21st Century: The Role of MPs », Revue parlementaire canadienne, 20, no 3 (2003), 2.
20 Jeremy Waldron, « Principles of Legislation », dans R. W. Bauman et T. Kahana (Obs.), The Least Examined Branch: The Role of Legislatures in the Constitutional State (p. 15-32) (West Nyack [New York] : Cambridge University Press, 2006), 15.
21 Voir Jeremy Waldron, Law and Disagreement (Oxford : Oxford University Press, 2001), 72. Voir aussi Archon Fung, « Survey article: Recipes for the public spheres: Eight institutional design choices and their consequences_», Journal of Political Philosophy, 11, no 3 (2003), 344.
22 Chris Charlton, Chris. (1997). « Obstruction in Ontario and the House of Commons », Revue parlementaire canadienne, 34, no 2 (1997), 21.
23 RJR MacDonald, par. 162.
24 RJR MacDonald, par. 164.