Chagnon c. Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec : Les conséquences de l’arrêt de la Cour suprême du Canada sur le droit relatif au privilège parlementaire
L’arrêt Chagnon c. Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec de la Cour suprême du Canada constitue, en droit canadien, le jalon le plus important relativement au privilège parlementaire depuis l’arrêt Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30. L’arrêt Chagnon apporte des éclaircissements utiles sur la nature fondamentale du privilège parlementaire, la gestion du personnel ainsi que le moment et la façon dont une loi peut démontrer l’intention du Parlement de renoncer à l’application du privilège.
Introduction
L’arrêt Chagnon c. Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec1 de la Cour suprême du Canada, rendu le 6 octobre 2018, constitue en droit canadien le jalon le plus important relativement au privilège parlementaire depuis l’arrêt Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30. À la majorité (six juges majoritaires, un juge ayant des motifs concordants et deux juges dissidents), la Cour suprême a conclu que le congédiement de trois gardiens de sécurité au service de l’Assemblée nationale du Québec n’était pas protégé par le privilège parlementaire et pouvait être contesté devant un arbitre de griefs. Dans l’ensemble, l’arrêt réitère le fait que l’autonomie parlementaire est le grand fondement du privilège parlementaire.
L’arrêt mène à trois grandes conséquences sur la portée du privilège parlementaire au Canada. Premièrement, l’arrêt Chagnon réitère que pour invoquer l’immunité contre une révision externe en application du privilège parlementaire, il faut établir la nécessité de cette immunité, c’est-à-dire démontrer que l’ampleur de la protection revendiquée est nécessaire pour que le Parlement s’acquitte de son rôle fondamental à titre d’assemblée législative et délibérante. Deuxièmement, l’arrêt Chagnon établit clairement qu’à ce jour, la Cour suprême n’a jamais reconnu de privilège relatif à la gestion d’un employé parlementaire. Enfin, l’arrêt confirme que la renonciation à un privilège par la voie d’une mesure législative doit être explicite ou au moins constituer une conséquence inévitable.
Contexte
À Québec, trois gardiens de sécurité de l’Assemblée nationale qui avaient utilisé de façon inappropriée des caméras de surveillance de l’Assemblée pour observer ce qui se passait à l’intérieur de chambres d’un hôtel voisin ont été congédiés par le président de l’Assemblée. Le syndicat des gardiens a contesté leur congédiement en présentant des griefs à un arbitre en droit du travail conformément aux dispositions de la Loi sur l’Assemblée nationale, RLRQ, c. A-23.1 (ci-après la « LAN »), qui régit le fonctionnement de l’Assemblée. Le président s’est opposé aux griefs au motif que la décision de congédier les gardiens était à l’abri d’une révision externe, parce que protégée par le privilège parlementaire relatif à la gestion du personnel et par celui d’expulser des étrangers de l’Assemblée.
L’arbitre a conclu que les congédiements n’étaient pas protégés par le privilège parlementaire, et que l’instruction des griefs pouvait avoir lieu. Le président de l’Assemblée a présenté à la Cour supérieure du Québec une demande de contrôle judiciaire de la décision de l’arbitre. La Cour a accueilli la demande et a conclu que l’arbitre n’avait pas la compétence nécessaire pour trancher les griefs liés au privilège parlementaire.
Le syndicat a interjeté appel à la Cour d’appel du Québec. Celle-ci a accueilli l’appel. Dans une décision majoritaire (deux juges contre un), la Cour a affirmé que le privilège relatif à la gestion du personnel ne s’appliquait pas aux gardiens de sécurité puisque leurs tâches n’étaient pas étroitement reliées aux fonctions délibératives et législatives de l’Assemblée nationale. Elle a conclu qu’il n’était pas nécessaire que le président dispose d’un pouvoir non susceptible de révision à l’égard de la gestion des gardiens pour assurer le bon fonctionnement de l’Assemblée. Le juge Morin, dissident, aurait conclu que le privilège s’applique, car selon lui les gardiens fournissent des services de sécurité de première ligne, sans lesquels l’Assemblée ne pourrait pas s’acquitter de son mandat.
Le président de l’Assemblée a interjeté appel à la Cour suprême du Canada, qui a rejeté le pourvoi et confirmé que l’affaire pouvait être réglée par la présentation de griefs à un arbitre en droit du travail.
Au nom de la majorité, la juge Karakatsanis a rejeté l’argument selon lequel le congédiement des gardiens de sécurité était assujetti à un privilège parlementaire relatif à la gestion du personnel ou au maintien de la sécurité dans l’enceinte de l’Assemblée. Les juges majoritaires ont réaffirmé le rôle important du privilège pour maintenir la séparation des pouvoirs et la capacité des assemblées législatives de s’acquitter de leurs fonctions. Ils ont également reconnu que l’immunité contre une révision externe qu’assure le privilège est une composante importante de notre structure constitutionnelle et du droit qui la régit et ils ont confirmé que l’établissement d’un privilège inhérent exige la démonstration de sa nécessité, et plus particulièrement, de la nécessité de l’immunité revendiquée.
Dans ses motifs concordants, le juge Rowe a souscrit à l’opinion de la majorité selon laquelle les griefs pouvaient suivre leur cours, mais au motif qu’il y avait eu renonciation à tout privilège éventuel par l’adoption de la LAN, qui régit le fonctionnement de l’Assemblée. Cette conclusion a été rejetée tant par les juges majoritaires que par les juges dissidents au motif qu’on ne peut supprimer un privilège que de façon explicite ou par voie de conséquence nécessaire, ce qui n’était pas le cas en l’espèce.
Les juges Côté et Brown, dissidents, auraient jugé que le privilège s’applique à la gestion des employés en cause et qu’il n’a pas été supprimé par l’adoption de la LAN.
Première conséquence : La nature du privilège parlementaire : La nécessité de l’immunité et de l’autonomie
La première conséquence de l’arrêt Chagnon est la reconnaissance que l’immunité contre une révision externe est un élément clé du privilège et de notre droit constitutionnel. Essentiellement, le privilège parlementaire est l’expression de l’autonomie dont le Parlement a besoin pour régir ses propres activités afin qu’il puisse s’acquitter convenablement de ses fonctions constitutionnelles (légiférer, débattre et demander des comptes au gouvernement). La révision externe d’une décision relevant du privilège pose problème, car même si la décision de l’assemblée législative est ensuite maintenue, le fait qu’elle soit révisée et confirmée par un organisme externe amène des conséquences pratiques et symboliques sur la dignité et la capacité de fonctionner de l’assemblée législative2.
Dans l’arrêt Chagnon, la Cour suprême a confirmé que le privilège parlementaire ne crée pas d’exceptions en droit et constitue plutôt une composante importante du droit et de la primauté du droit, et qu’il est un pilier distinct de l’architecture constitutionnelle canadienne. Au nom de la majorité, la juge Karakatsanis a réitéré la définition du privilège parlementaire qui se trouve dans l’arrêt Vaid, soit la « somme des privilèges, immunités et pouvoirs dont jouissent le Sénat, la Chambre des communes et les assemblées législatives provinciales ainsi que les membres de chaque Chambre individuellement, sans lesquels ils ne pourraient s’acquitter de leurs fonctions » (par. 19, citant l’arrêt Vaid, par. 29(2)). Elle a fait remarquer que les privilèges parlementaires « contribuent […] à maintenir la séparation et l’équilibre des pouvoirs entre les différentes branches du gouvernement » (par. 21) en permettant aux organes législatifs de demander des comptes au gouvernement. Il appartient aux tribunaux d’établir si un privilège existe et d’en délimiter la portée, et c’est ensuite l’organe législatif qui doit déterminer si l’exercice d’un privilège est nécessaire ou approprié (par. 32).
Nécessité
Au Canada, en particulier dans les affaires qui touchent aux droits garantis aux non-parlementaires par la Charte canadienne des droits et libertés (ci-après la « Charte »), on adopte une interprétation téléologique fondée sur la nécessité pour évaluer l’existence et la portée d’un privilège parlementaire inhérent revendiqué. Une telle interprétation aide à concilier les privilèges revendiqués et les droits garantis par la Charte. Comme l’a souligné la juge Karakatsanis :
Une interprétation téléologique du privilège parlementaire tient compte des incidences relatives à la Charte du privilège parlementaire. Elle vise à concilier le privilège et la Charte en veillant à ce que le privilège n’ait pas une portée plus large que nécessaire pour le bon fonctionnement de notre démocratie constitutionnelle (par. 28).
Les juges majoritaires ont réaffirmé que la partie qui revendique le privilège a le fardeau de démontrer son existence, et que l’établissement d’un privilège inhérent3 exige une démonstration de la nécessité du privilège pour le bon fonctionnement de l’assemblée. Citant l’arrêt Vaid, les juges majoritaires ont confirmé que, pour satisfaire au critère de la nécessité, la sphère d’activité à l’égard de laquelle le privilège parlementaire est revendiqué doit être :
si étroitement et directement liée à l’exercice, par l’assemblée ou son membre, de leurs fonctions d’assemblée législative et délibérante […] qu’une intervention externe saperait l’autonomie dont l’assemblée ou son membre ont besoin pour accomplir leur travail dignement et efficacement (c’est nous qui soulignons) (par. 29, citant l’arrêt Vaid, par. 46).
Autrement dit, il faut que l’immunité contre une révision externe soit nécessaire à l’exercice, par l’assemblée, de ses fonctions constitutionnelles.
Il faut aussi établir la « nécessité » d’un privilège dans le contexte contemporain. En d’autres termes, un privilège inhérent continuera de l’être « seulement s’il demeure, encore aujourd’hui, nécessaire au fonctionnement indépendant de nos organes législatifs » (par. 31). La partie qui invoque un privilège parlementaire inhérent et l’immunité qu’il confère doit en établir la nécessité et doit « démontrer que la portée de la protection revendiquée est nécessaire à la lumière de l’objet du privilège parlementaire » (par. 32).
Étant donné que l’immunité contre une révision externe est un élément clé du privilège, il faut également démontrer que cette immunité est nécessaire pour satisfaire au critère de la nécessité. Ainsi, il ne suffit pas de démontrer qu’une sphère d’activité donnée est étroitement et directement liée aux fonctions essentielles de l’assemblée législative. Les juges majoritaires ont confirmé que cela ne représente qu’une partie de l’équation. Il est tout aussi important de démontrer que l’immunité demandée relativement au pouvoir exécutif et au pouvoir judiciaire est nécessaire, de sorte qu’une « intervention externe saperait l’autonomie dont l’assemblée ou son membre ont besoin pour accomplir leur travail dignement et efficacement » (arrêt Chagnon, par. 41, renvoyant à l’arrêt Vaid, par. 46).
Pour appliquer ce critère au privilège revendiqué par l’Assemblée nationale à l’égard de la gestion des gardiens de sécurité, les juges majoritaires ont formulé ainsi la question en l’espèce : « l’Assemblée nationale doit-elle détenir un pouvoir non susceptible de révision à l’égard de la gestion des gardiens de sécurité afin d’assurer sa [TRADUCTION] “souveraineté […] en sa qualité d’assemblée législative et délibérante”? » (Par. 43.)
Une approche semblable a été adoptée pour trancher la revendication de privilège à l’égard de la sécurité. Les juges majoritaires ont confirmé que :
[l]a question en l’espèce n’est pas de savoir si le président dispose du pouvoir de déléguer aux employés de l’Assemblée l’exercice du privilège parlementaire inhérent d’expulser des étrangers. Il s’agit plutôt d’établir si la décision de congédier des employés qui exercent ce privilège au nom du président doit être à l’abri de toute révision externe pour que l’Assemblée puisse s’acquitter de son mandat législatif (par. 55, renvoyant à l’arrêt Vaid, par. 56)
Au final, les juges majoritaires ont rejeté les deuxrevendications de privilège, concluant que la nécessité de l’immunité contre une révision externe n’avait pas été démontrée.
Dans leur opinion dissidente, les juges Côté et Brown ont fait valoir que les tribunaux doivent faire preuve d’une grande retenue quant à l’étendue des privilèges dont les assemblées législatives estiment devoir bénéficier.
Deuxième conséquence : Atrophie du privilège parlementaire à l’égard de la gestion du personnel
La deuxième conséquence de l’arrêt Chagnon est qu’il est maintenant bien établi que la Cour suprême n’a jamais, à ce jour, reconnu de privilège relatif à la gestion d’un groupe d’employés parlementaires.
Les juges majoritaires dans l’arrêt Chagnon ont rejeté la revendication du privilège à l’égard de la gestion des gardiens de sécurité, car ils ont conclu que la nécessité de l’immunité contre une révision externe du congédiement des gardiens n’avait pas été démontrée.
Dans l’arrêt Vaid, la Cour suprême a rejeté une revendication de privilège relatif à la gestion du personnel, et plus précisément du chauffeur du président de la Chambre. Toutefois, au nom de la Cour, le juge Binnie a écrit qu’il ne fait « aucun doute que le privilège protège les relations entre la Chambre et certains de ses employés ». Ce passage a été cité par les tenants d’un privilège restreint à l’égard de la gestion des employés parlementaires clés4.
Les juges majoritaires dans l’arrêt Chagnon ont minimisé l’importance de cette déclaration, soulignant que l’arrêt Vaid n’avait établi l’existence d’aucun privilège relatif à la gestion du personnel, et que la Cour dans l’arrêt Vaid a seulement conclu que, pour définir une catégorie de privilège parlementaire plus restreinte, il faudra attendre que la question se pose véritablement dans un autre pourvoi. Soulignant que les tribunaux du Royaume-Uni n’ont toujours pas reconnu que la gestion des employés du Parlement est protégée par le privilège parlementaire, les juges majoritaires dans l’arrêt Chagnon ont confirmé que l’arrêt Vaid n’avait pas tranché la question de savoir s’il existe un privilège parlementaire relatif à la gestion de certains employés. Ils ont de même refusé de déterminer si le privilège pourrait s’appliquer à la gestion de tout employé.
Par conséquent, la déclaration du juge Binnie dans l’arrêt Vaid pourrait, certes, être perçue comme suggérant l’existence d’un privilège restreint à l’égard de la gestion de certains employés, mais il ressort clairement de l’arrêt Chagnon qu’à ce jour, la Cour suprême n’a jamais reconnu l’existence d’un privilège relatif à la gestion d’un employé.
Troisième conséquence : La LAN, la renonciation et le privilège parlementaire
Incidence de la Loi sur l’Assemblée nationale, RLRQ, c. A-23.1 (LAN), sur l’analyse du privilège
La troisième conséquence est la reconnaissance que la renonciation à un privilège par l’adoption d’une mesure législative doit passer par la suppression explicite ou par voie de conséquence nécessaire de l’immunité contre une révision externe conférée par le privilège. Cependant, la renonciation par voie législative au contrôle exclusif d’une assemblée sur certaines questions pourrait être perçue comme le signe que l’immunité contre une révision externe n’est pas nécessaire et que, par conséquent, le critère de la nécessité n’avait pas été respecté.
Selon les articles 110 et 120 de la LAN, les employés de l’Assemblée nationale font partie du personnel de la fonction publique et à ce titre, ils sont généralement assujettis à un régime de relations de travail, à moins d’en être exemptés par un règlement pris par l’Assemblée. Au moment du litige de l’affaire Chagnon, l’Assemblée n’avait pris aucun règlement exemptant les gardiens de sécurité. Les juges majoritaires, le juge ayant des motifs concordants et les juges dissidents dans l’arrêt Chagnon ont adopté différentes positions à l’égard de l’incidence de la LAN sur l’analyse de la portée des privilèges parlementaires revendiqués. Les juges majoritaires ont considéré que l’existence de la LAN donnait des indications sur ce que l’Assemblée nationale estimait comme nécessaire (ou non) à sa compétence exclusive ou à son autonomie. En revanche, le juge ayant des motifs concordants et les juges dissidents se sont demandé si l’adoption de la LAN pouvait avoir mené à la renonciation au privilège, et ils sont arrivés à des conclusions différentes. Il restera à déterminer le degré de clarté dont le législateur doit faire preuve pour démontrer le désir du Parlement de renoncer à un privilège parlementaire.
Juges majoritaires : Renonciation, non, mais nécessité?
Pour les juges majoritaires, l’adoption de la LAN par l’Assemblée ne constituait pas une renonciation au privilège. Cependant, la juge Karakatsanis a souligné que ce que la LAN prévoit – et ce que l’Assemblée nationale elle-même comprend – c’est que toute question relative à l’emploi est traitée selon le régime de relations de travail applicable; l’Assemblée, d’ailleurs, n’a pas cherché à exclure des catégories d’employés d’une révision externe : « Par conséquent, comme il ressort de la LAN, l’Assemblée ne semble pas percevoir le contrôle exclusif de la gestion des gardiens de sécurité comme étant nécessaire à son autonomie » (par. 50). L’adoption de la LAN a donc affaibli l’argument relatif à la nécessité formulé par les tenants du privilège. Comme l’Assemblée a clairement la possibilité d’exclure certains postes d’une révision externe en application de la LAN, le fait qu’elle n’a pris aucune mesure réglementaire en ce sens a été vu comme la confirmation qu’elle ne percevait pas son pouvoir exclusif à cet égard comme nécessaire à son bon fonctionnement.
Juges dissidents : La renonciation à l’exercice d’un privilège doit être EXPLICITE
Dans leur opinion dissidente, les juges Côté et Brown se sont ralliés à l’opinion de la majorité sur la question de la renonciation par la voie d’une mesure législative; ils étaient d’avis que l’Assemblée nationale n’a pas aboli ses privilèges et n’y a pas renoncé en adoptant la LAN. Faisant observer que la Cour suprême a reconnu que les privilèges parlementaires jouissent d’un statut constitutionnel, les juges dissidents ont noté qu’il faut « interpréter la [LAN] de telle sorte qu’elle n’abroge pas implicitement certains de ces privilèges » (par. 159). Selon les juges Côté et Brown, il ne serait « pas souhaitable de privilégier une interprétation selon laquelle, implicitement, l’Assemblée n’estimerait pas ce privilège nécessaire, niant ainsi du même coup son existence » (ibid.).
Juge ayant des motifs concordants : La renonciation implicite est possible
Dans ses motifs concordants, le juge Rowe aurait adopté un point de vue différent au sujet de l’incidence de la LAN. Selon lui, la décision de l’Assemblée d’autoriser la réglementation de ses procédures internes par voie législative constitue une renonciation à tout privilège qui autrement aurait été appliqué aux procédures en cause. Il a soutenu que « [l]orsqu’un corps législatif assujettit un aspect du privilège à l’application d’une loi, ce sont les dispositions de la loi qui s’appliquent » (par. 59). Pour le juge Rowe, il s’ensuit que « [p]endant que les dispositions législatives pertinentes sont en vigueur, le corps législatif ne peut pas se prévaloir du privilège pour contourner une loi dont l’objet même est de régir le fonctionnement de la législature » (ibid.). Selon le juge Rowe :
[…] s’attendre à ce qu’une législature respecte sa propre législation ne peut être perçu comme une intrusion eu égard à son privilège. Le fait qu’elle se conforme à ses propres textes législatifs ne constitue pas un obstacle à son fonctionnement. En conséquence, lorsqu’une législature a prévu dans une loi la façon dont doit être régie une question qui était antérieurement régie conformément au privilège, elle ne peut plus se fonder sur son privilège inhérent pour contourner la loi (par. 66).
Le juge Rowe aurait conclu que l’adoption d’une loi par la législature pour se régir elle-même d’une façon donnée écarterait le privilège et accorderait aux tribunaux et à d’autres organismes externes la compétence pour juger du bien-fondé de la décision de la législature. Ainsi, il s’est dissocié de l’opinion de la Cour qui, dans l’arrêt Bradlaugh c. Gosset (1884) 12 Q.B.D. 271, avait affirmé que la Chambre des communes n’est pas assujettie au contrôle des tribunaux de Sa Majesté lorsqu’elle applique les dispositions législatives portant sur sa procédure interne (c.-à-d. ses privilèges)5.
Analyse : Les conséquences de la renonciation
L’opinion des juges majoritaires permet d’affirmer que le fait d’assujettir une activité à une mesure législative ne suffit pas pour annuler le privilège. Cette opinion est conforme à l’arrêt Bradlaugh, dans lequel il a été établi que le privilège parlementaire n’offre pas d’immunité contre la loi, mais plutôt contre une révision externe. L’adoption d’une mesure législative ne permet donc aucunement de retirer à la législature son pouvoir exclusif d’avoir le dernier mot sur une question protégée par le privilège.
Fait intéressant, on pourrait affirmer que la LAN a permis davantage que la simple réglementation d’une activité puisque – en application de l’art. 64 de la Loi sur la fonction publique, RLRQ, ch. F-3.1.1) – elle confère des pouvoirs à la Commission ou à l’arbitre en droit du travail, sauf si l’Assemblée adopte un règlement prévoyant l’exemption d’un poste.
Pour les juges majoritaires, cela demeurait encore insuffisant pour constituer une renonciation, par mesure législative, à un privilège. La possibilité d’exemption a toutefois été jugée comme étant la preuve que la législature ne percevait pas son autonomie exclusive à l’égard de la gestion du personnel comme étant nécessaire, et comme la confirmation supplémentaire que le critère de la nécessité n’avait pas été atteint.
Étant donné que l’absence de révision externe est au cœur du privilège, la renonciation au privilège – par mesure législative – devrait au moins exclure l’absence de révision en conférant à un organisme externe la compétence explicite de déterminer et d’interpréter la conformité de la législature à la loi. Le fait de simplement imposer à une législature des obligations juridiques ne peut pas donner lieu à une renonciation au privilège, car le privilège ne rend pas la loi inapplicable : il confère à la législature l’autonomie dont elle a besoin pour déterminer comment elle doit se conformer à la loi. L’indication explicite ou au moins inévitable selon laquelle l’assemblée législative a décidé de conférer la compétence à un organisme externe est nécessaire compte tenu du statut constitutionnel du privilège et de sa raison d’être, qui est d’assurer l’autonomie de l’organe législatif.
Si le simple fait d’établir des règles sur la conduite de l’assemblée écarte le privilège, il en découle que toute codification du privilège risque d’entraîner la renonciation à celui-ci.
Comme l’a déclaré le juge Binnie dans l’arrêt Vaid, c’est « la nature de la fonction exercée (selon le modèle de démocratie parlementaire du Parlement de Westminster) et non l’origine de la règle juridique (selon qu’il s’agit d’un privilège inhérent ou d’un privilège établi par voie législative) qui confère l’immunité contre les examens externes découlant de la doctrine du privilège parlementaire6 ».
Conclusion
L’arrêt Chagnon apporte de riches précisions sur la question du privilège parlementaire au Canada. Il éclaircit la nature fondamentale du privilège parlementaire, la gestion du personnel, ainsi que le moment et la façon dont une loi peut démontrer l’intention du Parlement de renoncer à l’exercice d’un privilège.
Premièrement, dans l’arrêt Chagnon, la Cour a fait ressortir que la nécessité doit être la justification centrale d’un privilège inhérent, étant entendu que le principe général qui sous-tend tout privilège est l’autonomie et l’immunité contre une révision externe. Tout comme les tribunaux ont besoin de leur indépendance par rapport aux organes législatif et exécutif, les assemblées législatives ont aussi besoin de leur autonomie, qui s’exprime par des privilèges parlementaires. À cet égard, les termes « privilège » et « immunité » peuvent être trompeurs. Ni les assemblées ni les tribunaux ne jouissent d’une immunité contre la loi. Il s’agit plutôt de déterminer qui est l’instance décisionnelle ultime pour ce qui est de l’interprétation et de l’application de la loi. Ce rôle revient souvent aux tribunaux, mais pas toujours. Cette notion est bien illustrée dans l’arrêt Bradlaugh c . Gossett :
Si la décision de la Chambre n’est pas conforme à la loi, cela peut ressembler à la décision erronée d’un juge n’étant pas susceptible d’appel. Il n’y a rien d’étonnant à ce que l’on reconnaisse que l’erreur soit possible. Si, par exemple, un jury dans une affaire criminelle rend un verdict inique, la loi ne prévoit aucun recours. […] À mon avis, par rapport à de tels droits et aux résolutions qui en touchent l’exercice, la Chambre se trouve dans une situation exactement pareille à celle dans laquelle nous, les juges de cette Cour, nous nous trouvons par rapport à la loi qui régit les droits dont nous sommes les gardiens, et par rapport aux jugements qui les appliquent à des cas particuliers; c’est-à-dire qu’ils [les députés de la Chambre] respectent l’obligation la plus solennelle qui puisse lier les hommes eu égard à leur conduite, une conduite guidée par la loi telle qu’ils la comprennent. S’ils la comprennent mal, ou (veuillez me pardonner cette supposition) s’ils en font fi délibérément, ils deviennent comme des juges qui se méprennent ou font preuve d’injustice; dans les deux cas, il est impossible de faire appel de leur décision [TRADUCTION]7.
Ainsi, la Cour suprême qui interprète la loi n’est pas à l’abri de la loi. Toutefois, elle est le dernier palier d’appel depuis 1949, lorsqu’elle est devenue le tribunal du dernier recours au pays. La Cour suprême du Canada (et toute instance décisionnelle de dernier recours) n’a pas le dernier mot parce qu’elle a toujours raison; elle a toujours raison parce qu’elle a le dernier mot. Il en va de même pour les assemblées législatives à l’égard des questions qui relèvent du privilège. Pour cette raison, eu égard à la preuve de la nécessité, il faudra démontrer que l’immunité contre une révision externe est nécessaire pour qu’une assemblée législative s’acquitte de ses fonctions constitutionnelles.
Deuxièmement, la décision rendue par la Cour suprême dans l’arrêt Chagnon confirme qu’à ce jour, la Cour suprême n’a reconnu aucun privilège relatif à la gestion d’un employé. En fin de compte, l’arrêt confirme que la Cour sera réticente à estimer que le privilège parlementaire s’applique à des personnes qui ne sont pas membres d’une assemblée législative, en particulier lorsque l’immunité parlementaire peut avoir des conséquences négatives sur les droits de la personne garantis par la Charte. Dans le contexte de l’emploi, l’arrêt donne à penser que les tribunaux appliqueront les régimes d’emploi et de relations de travail existants à la gestion des employés parlementaires, à moins que l’on puisse avancer de solides arguments pour soutenir que le privilège parlementaire s’applique. Comme la juge Karakatsanis l’a observé, jusqu’ici, on ne trouve dans les décisions rendues aucun exemple de type ou de catégorie d’employés pour qui, en cas de congédiement, le privilège parlementaire s’appliquerait.
Troisièmement, au sujet de la renonciation par voie législative, les juges majoritaires ont confirmé la nécessité d’une intention législative claire de renoncer à un privilège avant de pouvoir conclure à une renonciation. La simple imposition d’obligations juridiques à une législature ne l’oblige pas à renoncer à son privilège d’avoir le dernier mot sur la façon de se conformer à ces obligations. Cependant, l’octroi d’un pouvoir à un organisme externe par voie législative ou encore l’omission d’avoir recours à certains outils pour retirer ce pouvoir à un organisme externe peut faire perdre son autonomie à l’assemblée législative si les tribunaux concluent que le critère de la nécessité n’est pas respecté.
Notes
1 https://scc-csc.lexum.com/scc-csc/scc-csc/fr/item/17287/index.do.
2 Au sujet de la séparation des pouvoirs entre les différents organes du gouvernement, voir aussi les motifs énoncés par la juge Karakatsanis dans Mikisew Cree First Nation c. Canada (Gouverneur général en conseil), 2018 CSC 40, au paragraphe 35 :
Des principes constitutionnels de longue date sous-tendent cette réticence à superviser le processus législatif. Le principe de la séparation des pouvoirs est « un élément essentiel de notre constitution » : Wells c. Terre Neuve, [1999] 3 R.C.S. 199, par. 52; voir également Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario, 2013 CSC 43, [2013] 3 R.C.S. 3, par. 27. Ce principe reconnaît qu’un organe du gouvernement « ne peut jouer son rôle lorsqu’un autre empiète indûment sur lui » : Criminal Lawyers’ Association, par. 29. Il exige que « les tribunaux et le Parlement s’efforcent de respecter leurs rôles respectifs dans la conduite des affaires publiques »; ainsi, il ne fait aucun doute que le Parlement doit pouvoir « exercer ses activités législatives libre de toute ingérence de la part d’organismes ou d’institutions externes, y compris les tribunaux » : Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, [2005] 1 R.C.S. 667, par. 20.
Voir aussi l’opinion concordante du juge Brown au paragraphe 122.
3 Par opposition aux privilèges d’origine législative du Parlement fédéral qui ne peuvent être établis qu’avec la preuve historique de leur existence. Voir Canada (Bureau de régie interne) c. Boulerice, 2019 CAF 33 (demande d’autorisation d’appel devant la Cour suprême rejetée), au paragraphe 6.
4 Par exemple, il a été cité par le juge Bolduc de la Cour supérieure du Québec lors de l’audience initiale relative au contrôle judiciaire de l’affaire Chagnon, lorsqu’il a conclu que l’arbitre n’avait pas compétence pour trancher les griefs en raison du privilège de gestion du personnel : Chagnon c. Fortin, 2015 QCCS 883, voir les paragraphes 18 et 26. À la Cour d’appel du Québec, dans son opinion dissidente, le juge Morin s’est fondé sur Association des juristes de l’État c. Québec (Procureur général) (Secrétariat du Conseil du Trésor), 2013 QCCA 1900, aux paragraphes 23 à 31, et sur sa citation de l’arrêt Vaid pour faire valoir que les privilèges parlementaires ont préséance sur les dispositions de la LAN : Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec (SFPQ) c. Chagnon, 2017 QCCA 271, au paragraphe 106.
5 Dans l’arrêt Bradlaugh, la Cour du Banc de la Reine du Royaume-Uni a reconnu que la compétence des Chambres du Parlement à l’égard des procédures purement internes du Parlement est absolue et exclusive, et qu’elle ne peut pas faire l’objet d’un examen devant une cour de justice (p. 275, dans cette affaire, la Chambre des communes du Royaume-Uni avait résolu de ne pas permettre à Charles Bradlaugh, un député élu, de prêter le serment prescrit par la Parliamentary Oaths Act, 1866, et de l’empêcher d’entrer dans l’enceinte de la Chambre). La Cour a conclu que l’interprétation de cette loi par la Chambre ne pouvait pas faire l’objet d’un pourvoi en révision, puisque cela présenterait un risque d’ingérence de la part des organes judiciaire ou exécutif dans un domaine de compétence exclusive du Parlement [voir UK Joint Select Committee 2013-2014, par. 19].
6 Arrêt Vaid au paragraphe 34.
7 Bradlaugh c. Gossett (1884) 12 QBD 271, p. 285-286. Dans New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle-Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 CSC 319, le juge McLachlin a cité avec approbation l’arrêt Bradlaugh, p. 386.