Comprendre la participation électorale au Canada : Quelles sont les données manquantes?

Article 1 / 11 , Vol 42 No. 1 (Printemps)

Depuis quelques décennies, le taux de participation électorale est en baisse, surtout chez les jeunes. Une tendance qui préoccupe de hauts fonctionnaires fédéraux : ils ont fait appel à des chercheurs pour en comprendre les causes dans l’espoir d’inverser la tendance, mais ceux-ci ne disposent pas de toute l’information nécessaire pour conseiller judicieusement les décideurs et leurs concitoyens sur la façon d’amener plus d’électeurs aux urnes. Dans cet article, l’auteur présente en premier lieu les principaux facteurs et variables déterminant la participation électorale. En second lieu, il explique les raisons pour lesquelles les chercheurs ont besoin de renseignements supplémentaires que seuls les documents gouvernementaux officiels renferment pour analyser les facteurs présentés de manière adéquate. L’auteur met notamment en lumière la pertinence de deux sources d’information officielle : les documents officiels sur la participation électorale et les enquêtes sur le chômage avec questions supplémentaires sur la participation électorale. En conclusion, l’auteur formule trois recommandations sur la façon de rendre cette information accessible aux chercheurs tout en assurant la protection des renseignements personnels des Canadiens.

Christopher H. Achen

Introduction

Tout comme la plupart des démocraties au cours des dernières décennies, le Canada a observé une baisse de son taux de participation électorale (voir la figure 1). Cette baisse s’est avérée significative chez les jeunes Canadiens; lorsque la participation électorale baisse, tant la représentation électorale que la légitimité des résultats de l’élection sont remises en question. Des représentants du gouvernement fédéral ont exprimé leur inquiétude à l’égard de cette tendance, et pendant une quinzaine d’années, Élections Canada a commandé des recherches sur le sujet, notamment des sondages spéciaux récurrents sur la participation électorale des jeunes menés par Pammett et LeDuc, de 2003 à 20152. La participation électorale constitue à la fois un enjeu politique et un casse-tête pour les chercheurs : ceux-ci sont confrontés à un défi de taille lorsque vient le temps de comprendre les raisons derrière cette baisse, surtout en ce qui a trait au jeune électorat3.

Les chercheurs ne disposent pas, à l’heure actuelle, de suffisamment de blocs de données pour pouvoir conseiller en toute confiance les décideurs politiques et leurs concitoyens sur la manière de faire augmenter la participation électorale. Nous n’avons tout simplement pas l’information nécessaire. Le présent article aborde ce problème en mettant l’accent sur le Canada et, dans une moindre mesure, sur les États-Unis. Cela dit, tous les pays démocratiques dressent le même constat.

Les principaux facteurs en matière de participation électorale

Les variables qui sont normalement utilisées dans les études sur la participation individuelle des électeurs se regroupent en trois grandes catégories :

1. La décision même d’aller voter. Le citoyen a-til déposé son bulletin de vote?

2. Variables démographiques. Ce sont les facteurs qui permettent traditionnellement de prédire la participation électorale. Il s’agit particulièrement de l’âge et du niveau de scolarité, mais aussi de divers autres facteurs tels que le lieu de résidence, le revenu, le sexe, la race et l’ethnicité, la préférence religieuse et la pratique religieuse, l’appartenance à un syndicat et l’affiliation à d’autres groupes.

3. Variables relatives aux attitudes. Le sentiment du devoir civique et le degré de préférence à l’égard de l’un ou l’autre des candidats sont les facteurs qui influencent le plus la participation électorale. Ce constat n’a pas changé depuis les recherches de Riker et Ordeshook.

Les idées politiques, l’évaluation des candidats, la force de la partisanerie et des partisans, la consommation de médias, les niveaux d’information et une variété d’autres facteurs revêtent aussi une certaine importance.

Les enquêtes universitaires sur les élections, notamment l’Étude électorale canadienne, tiennent compte de toutes ces variables. Cependant, ces enquêtes sont à elles seules insuffisantes. En effet, comme il est expliqué plus bas, les chercheurs ont besoin de renseignements supplémentaires que seuls les documents gouvernementaux officiels peuvent fournir. Deux sources de renseignements officiels sont tout particulièrement utiles : les documents officiels sur la participation électorale et les enquêtes sur le chômage avec questions supplémentaires sur la participation électorale. Chacune de ces sources sera abordée dans les deux sections suivantes.

Figure 1. Taux de participation officiel aux élections fédérales au Canada depuis 19685

Pourquoi les documents officiels sur la participation électorale sont nécessaires

Dans la grande majorité des études universitaires, on mesure la participation électorale en demandant aux citoyens, à l’occasion d’interviews tenues après le scrutin, s’ils ont voté (« vote déclaré »). Souvent, lorsque l’enquête se fait sur Internet, trouver des répondants après une élection est jugé trop difficile; on utilise alors l’« intention de voter » enregistrée avant le scrutin. Seule une poignée d’études reposent sur les documents officiels du gouvernement indiquant si le citoyen a voté (« vote validé »)6.

Les renseignements sur les intentions de vote et les votes déclarés ont des faiblesses qui sont bien connues. En effet, les gens oublient souvent leurs bonnes intentions (perdre du poids, arrêter de fumer et aller voter)7. Dans toutes les démocraties, le nombre de votes déclarés n’est pas nécessairement fiable8. Jusqu’à un quart des nonvotants déclarent avoir voté (« déclarations erronées »), ce qui fausse grandement le calcul du taux de participation. Le phénomène de la surdéclaration – terme qui tient compte à la fois des déclarations erronées et du fait que les citoyens plus motivés politiquement sont plus disposés à être interviewés – s’accentue, ce qui explique pourquoi les taux de participation rapportés dans l’Étude électorale canadienne dépassent maintenant de plus de 20 points les taux réels. Dans les années 1970 et 1980, les votes déclarés étaient encore assez proches de la réalité9, mais on ne peut plus guère s’y fier depuis quelques années10. C’est pour cette raison que, dans leur livre sur les élections tenues récemment au Canada, Gidengil et coll.11 ont décidé de ne pas inclure le chapitre prévu concernant la participation des électeurs12. En effet, les auteurs n’avaient aucun moyen de vérifier si les répondants à leur enquête avaient bel et bien voté.

Le vote validé est ainsi la norme par excellence, la seule donnée qui indique avec une fiabilité certaine le taux de participation électorale. Les chercheurs doivent donc utiliser les documents officiels sur la participation. Or, il leur est présentement impossible d’avoir accès à ces documents au Canada.

Les dossiers officiels des électeurs canadiens admissibles sont jugés confidentiels, presque autant que des secrets d’État. Contrairement à ce que font le Royaume-Uni et les États-Unis, le Canada ne les rend accessibles à personne, pas même aux partis politiques, et certainement pas aux chercheurs universitaires, même dans une version caviardée et anonymisée. De plus, les documents indiquant qui a voté ne sont pas conservés dans les dossiers des électeurs, et les données sur la participation électorale sont détruites dans l’année qui suit chaque élection, conformément à la Loi électorale du Canada. Au Canada, autrement dit, on ne trouve même pas de données validées sur la participation électorale dans les dossiers des électeurs. Le résultat est qu’il n’y a jamais eu au Canada d’enquête approfondie sur la participation électorale qui reposait sur des données validées. Lorsque Élections Canada, l’organisme responsable d’organiser les élections fédérales et de maintenir la liste fédérale des électeurs, a commandé la tenue d’enquêtes afin de mieux comprendre pourquoi les jeunes votent peu, ce sont les nombres de votes déclarés qui ont été utilisés13. Il n’y a eu aucune validation des votes, ce qui a suscité des doutes au sujet des conclusions des enquêtes.

Les règles canadiennes sont très différentes des règles américaines. Aux États-Unis, les dossiers des électeurs sont la responsabilité des États, et la participation de chaque citoyen (vote en personne ou par la poste) est consignée à chaque élection. Le dossier cumulé est maintenu tant que le citoyen réside à la même adresse. Mis à part certaines restrictions, les dossiers sont essentiellement publics14. En y mettant du temps et de l’effort, les responsables d’études universitaires peuvent valider les données sur la participation.

Le maintien des dossiers sur la participation des électeurs n’est pas considéré comme une lourde tâche pour les États américains. La Californie, plus peuplée que le Canada, maintient un dossier de participation électorale de grande qualité pour chaque citoyen. De nombreuses démocraties avancées, comme l’Allemagne, la Suède et le Japon, font de même, mais leurs dossiers ne sont pas rendus publics. Même le Royaume-Uni, où les lois sur la tenue de dossiers électoraux ressemblent à celles du Canada, a permis aux auteurs de plusieurs études nationales d’utiliser des données validées sur la participation électorale dans les années 1980 et 199015. Le Canada est donc devenu un cas à part parmi les démocraties avancées : soucieux de protéger les données des électeurs, il omet de maintenir des dossiers administratifs importants sur le fonctionnement de son système démocratique. Les chercheurs canadiens qui s’intéressent à la participation aux élections fédérales n’ont donc d’autre choix que de se fier aux déclarations volontaires et composer avec leurs faiblesses inhérentes.

Élections Canada a mené à l’interne des études fondées sur les votes validés à la suite des cinq dernières élections fédérales; pour ce faire, l’organisme a utilisé un échantillon de ses propres dossiers électoraux et fait appel occasionnellement à des conseillers du milieu universitaire16. Les échantillons sont très grands – plus d’un demi-million d’électeurs en 2016, par exemple. Ces études sont très utiles et il devrait y en avoir d’autres, comme l’ont souligné des chercheurs canadiens17. Elles ne sont pas très approfondies : les dossiers électoraux tiennent compte de très peu de variables démographiques (l’âge, le sexe, la province de résidence, mais ils n’indiquent pas de facteurs qui ont une grande influence, comme le niveau de scolarité) et ne renferment aucune variable relative aux attitudes. Il serait malgré tout très utile, pour les chercheurs, d’avoir accès à ces données. Les rapports des études internes n’ont cependant pas été mis à la disposition des spécialistes qui s’intéressent à en extrapoler les résultats, comme cela a été fait à Taïwan, par exemple, une autre démocratie où les lois sur la protection des renseignements personnels sont strictes18.

Les provinces canadiennes maintiennent leurs propres listes électorales, qu’elles utilisent pour les élections provinciales. Au Québec, le taux réel de participation est consigné aux dossiers électoraux chaque scrutin et les registres longitudinaux complets sont conservés à Québec, comme le font les États américains. Les dossiers restent confidentiels, mais un chercheur (François Gélineau, de l’Université Laval) a pu avoir accès à leur totalité. Il y a donc au moins une province qui maintient des dossiers et qui y donne accès de manière sélective. Une enquête de suivi permettant de valider le vote pourrait ainsi être possible au Québec, mais aucune n’a encore eu lieu, à ce que je sache.

Vu les lois canadiennes sur la protection des renseignements personnels, il est important de comprendre la grande différence entre les données dont les chercheurs ont besoin et les données qui identifient les électeurs. Les chercheurs n’ont pas besoin du nom, de l’adresse exacte ou de l’âge exact des citoyens pour étudier la participation électorale. « Homme âgé entre 40 et 45 ans, résidant du nord du Manitoba » : cela suffit aux recherches, et cela ne permet certainement pas d’identifier précisément quelqu’un. Les renseignements personnels de personne ne sont menacés. Par conséquent, la publication des documents électoraux nationaux ou des échantillons internes d’Élections Canada, dans lesquels les chiffres sur la participation électorale seraient validés mais où les autres données seraient anonymisées, ne porterait d’aucune façon atteinte à la confidentialité des dossiers électoraux individuels.

Dans le cas des enquêtes universitaires externes, la validation des données sur la participation électorale soulève des questions d’un autre ordre. Les répondants doivent alors être liés à leur dossier électoral validé officiel, ce qui exige que les chercheurs aient accès à l’intégralité des dossiers nationaux des électeurs, dans lequel la participation au scrutin est validée pour chaque électeur19. À l’heure actuelle, ces dossiers électoraux n’existent pas au Canada. S’ils existaient, ils pourraient être communiqués de façon restreinte aux universitaires capables de prouver qu’ils en ont besoin pour effectuer des recherches en bonne et due forme. Et même s’il s’avère impossible de publier de manière restreinte des dossiers des électeurs selon les interprétations actuelles des lois canadiennes sur la confidentialité, l’accès pourrait être accordé dans une « salle blanche », à l’instar de celles utilisées pour la consultation des dossiers de recensement aux États-Unis. Statistique Canada applique déjà une procédure de ce genre dans les centres de données de recherche (CDR), où sont examinées certaines données de nature délicate20. L’organisme pourrait aussi valider le taux de participation électorale elle-même, moyennant des frais d’utilisation. Il ne serait alors plus nécessaire de publier le dossier de l’électeur dans son intégralité. Quoi qu’il en soit, les règles habituelles de confidentialité continueraient bien sûr de s’appliquer, mais cette norme éthique est pratiquement toujours respectée par les chercheurs dans leurs enquêtes. Une étude sur les votes validés ne présenterait aucun nouvel obstacle.

Le précédent québécois a une grande importance pour les études canadiennes sur la participation électorale. La publication d’une version caviardée des rapports d’études internes d’Élections Canada et la création d’un dossier national des électeurs indiquant la participation au scrutin de chaque électeur – des données qui pourraient servir à valider les déclarations volontaires utilisées dans les enquêtes – renforceraient considérablement les connaissances sur la participation électorale au Canada. Elles permettraient notamment d’expliquer pourquoi la participation diminue et pourquoi les jeunes sont nombreux à ne pas exercer leur droit de vote depuis quelques années. Or, les décisions administratives et juridiques qui ont été rendues jusqu’à présent empêchent la publication de ces données; seules les données non validées sur la participation sont disponibles. Comme il a été mentionné plus haut, le manque d’information fiable a poussé certains des plus grands spécialistes canadiens à abandonner l’étude de la participation électorale. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les progrès dans ce domaine sont difficiles.

Enquêtes sur la population active

Au milieu des années 1960, les États-Unis ont commencé à ajouter des données sur l’inscription et la participation des électeurs aux enquêtes sur l’état de la population (CPS), qui se tiennent en novembre les années paires, soit les années des élections à la présidence et au Congrès. Au Canada, un exercice équivalent a eu lieu pour la première fois après l’élection fédérale de 2010. Statistique Canada s’en est chargé dans le cadre de son Enquête sur la population active (EPA), et s’est inspiré de la procédure américaine. Élections Canada a payé pour qu’une question supplémentaire soit posée. La question était facultative, mais le taux de réponse a été très bon. La question a été posée après chaque élection par la suite. Comme aux États-Unis, l’échantillon est grand (plus de 50 000 ménages actuellement), et stratifié par province. La taille de l’échantillon dépasse de loin ce que pourrait avoir toute étude universitaire; l’EPA se révèle ainsi très utile pour étudier les provinces individuellement. La participation électorale est mesurée à l’aide du nombre

Tableau 3 – Sources de données américaines et canadiennes servant aux études sur la participation électorale

Accès public?

Données démographiques?

Données relatives aux attitudes?

Taux de participation validés?

États-Unis

Dossiers des électeurs des États

oui

limitées

non

oui

Enquête sur l’état de la population (CPS)

oui

oui

non

non

Enquêtes universitaires

oui

oui

oui

d’habitude non

Canada

Dossiers des électeurs du gouvernement fédéral et de la plupart des provinces

non

limitées

non

non

Études internes d’Élections Canada

rapports seulement

limitées

non

oui

Dossiers provinciaux des électeurs du Québec

limitées

limitées

non

oui

Enquêtes sur la population active (EPA) de Statistique Canada

limitées

oui

non

non

Enquêtes universitaires

oui

oui

oui

non

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