Expériences de codirection au Canada

Article 4 / 9 , 46 No. 1 (Printemps)

Expériences de codirection au Canada

Deux partis politiques ayant fait élire des députés dans des parlements canadiens ont adopté, ou semblent en voie d’adopter, des modèles de codirection. La codirection est une option maintenant bien établie dans certains partis ailleurs dans le monde, mais ce type de structure est encore relativement nouveau au Canada. Dans le présent article, les auteurs présentent des exemples de codirection à l’étranger, résument les avantages et les inconvénients de ce type d’arrangement recensés dans la littérature en science politique, et se penchent sur les façons dont la codirection fonctionne ou pourrait fonctionner chez les tenants de ce modèle au Canada. Ils concluent que, bien que celui ci offre de multiples avantages sur les plans démocratique et pratique, le modèle de direction fondé sur un chef héroïque continue de présenter de nets avantages à une époque où la politique est affaire de marque, et qu’il est peu probable que les partis au pouvoir ou sur le point de former le gouvernement optent pour la codirection dans un proche avenir.

Devin Penner, Mireille Lalancette et J.P. Lewis

À notre époque de politique fondée sur une logique de marché et de marque, la stratégie électorale d’un parti gravite tout spécialement autour du chef. Souvent, les campagnes sont axées sur la création d’une image positive du chef plutôt que sur l’élaboration de politiques novatrices, et les membres du parti sont d’abord fidèles au chef plutôt qu’au parti lui-même. Nous avons pu observer au cours des dernières décennies l’instauration d’un modèle de chef « héroïque » au sein des partis politiques canadiens. L’un des problèmes potentiels de cette idée de chef héroïque réside dans ce que l’on pourrait appeler une représentation romancée du leadership. Les décisions et les réalisations sont associées à un chef précis et font abstraction des multiples acteurs qui interviennent dans l’élaboration et la réalisation d’une politique ou dans l’amorce d’un changement social1. Si le chef est vu comme étant seul artisan de toutes les réalisations, l’envers de la médaille est qu’il peut aussi être tenu pour seul responsable des erreurs commises. L’échec n’est pas toléré, et les gens sont prompts à rejeter le chef qui a fait des erreurs2. Il en résulte une version de la politique partisane centrée sur la recherche d’un nouveau sauveur. Le Parti conservateur du Canada peut certainement témoigner de cette dynamique, lui qui a tenu trois courses à la direction en cinq ans, de 2017 à 2022, pour trouver un chef capable de battre les Libéraux dirigés par Justin Trudeau. En outre, les caractéristiques du système de gouvernement britannique font maintenant paraître inévitable la centralisation du pouvoir dans le bureau du chef; l’ascension d’un chef dominant est un incontournable dans le système politique canadien.

Il paraît difficile d’imaginer un modèle autre que celui du héros comme chef de parti et de cette inéluctable centralisation du pouvoir. Malgré tout, les dernières années ont vu émerger un modèle de codirection à Québec solidaire, modèle aussi adopté par deux équipes de candidats à la récente course à la direction du Parti vert du Canada. Dans ce bref article, nous nous penchons sur ces premières expériences de codirection au sein de partis politiques canadiens et avançons que ce modèle mérite d’être envisagé comme moyen de renouveler le leadership et la démocratie au sein des partis. Avant d’examiner les cas de Québec solidaire et du Parti vert, nous présentons dans la section suivante une brève introduction au concept de codirection.

Qu’est-ce que la codirection?

La codirection (aussi appelée direction conjointe) signifie simplement qu’il y a deux chefs plutôt qu’un seul. Un parti pourrait même être dirigé par une « triade », voire une « constellation » de chefs3. Il peut paraître simple de diviser les postes de direction entre plus d’une personne, mais cela amène en fait un changement d’orientation important, en ce sens que le leadership est alors vu non pas comme une qualité propre à une personne mais plutôt comme la résultante de processus sociaux dynamiques et interactifs4. Voilà pourquoi le modèle de codirection représente un pas vers une direction collective ou participative, termes plus englobants qui marquent un effacement de la distinction entre « meneur » et « suiveur », et une conception moins hiérarchique des interactions entre eux. Ce résultat va à contresens de la culture politique qui existe aux échelons fédéral et provincial, laquelle a toujours suivi un cadre très hiérarchique.

La codirection peut revêtir plusieurs formes. Nous pouvons tout d’abord distinguer la codirection institutionnalisée des formes ponctuelles ou informelles de codirection, comme dans les cas où il existe un lien étroit entre le premier ministre ou chef de parti et son vice-premier ministre ou chef adjoint5. Le présent article porte sur les formes institutionnalisées de codirection, compte tenu de leurs répercussions à long terme. Comme peu de partis ont tenté l’expérience de la codirection au Canada, nous devons chercher ces modèles dans d’autres pays. Dans la catégorie de la codirection institutionnalisée, nous pouvons réfléchir à deux autres questions :

Élections individuelles ou d’équipe? L’élection peut être structurée de sorte que chacun des deux chefs soit élu individuellement (comme au Parti vert d’Aotearoa, en Nouvelle-Zélande), ou que les deux puissent être élus en tant qu’équipe (comme au Parti social-démocrate d’Allemagne, en 2019). Si les cochefs sont élus séparément, il faut aussi se demander si les mandats seront échelonnés ou si les deux chefs seront toujours élus en même temps. Dans le cas d’une candidature d’équipe, il faut aussi se demander si un candidat qui voudrait diriger le parti seul peut aussi se présenter (comme dans la course à la direction 2022 du Parti vert du Canada).

Quotas de représentation ou élections ouvertes? La codirection implique souvent (mais pas toujours) un quota de genre pour assurer la représentation des femmes (comme à Québec solidaire). De la même façon, il pourrait y avoir des quotas ethniques ou autres, ou des quotas multiples qui se chevauchent. Par exemple, le Parti vert d’Aotearoa, en Nouvelle-Zélande, exige qu’il y ait au moins une femme et un Māori parmi les cochefs6. Voilà un exemple de quotas de représentation dans des élections individuelles de cochefs, mais des quotas pourraient aussi être exigés dans des élections d’équipe. Par exemple, en 2019, dans la course à la direction du Parti social-démocrate d’Allemagne, un candidat pouvait se présenter seul à la direction du parti ou encore comme membre d’une équipe de codirection, mais cette équipe devait comprendre au moins une femme.

Les options à préférer dépendront de la raison principale qui milite en faveur d’une codirection. Les élections d’équipe sont particulièrement utiles si l’objectif est d’assurer la complémentarité et la cohésion des cochefs. Cependant, les élections individuelles sont préférables si l’objectif est d’avoir deux chefs distincts qui représentent des électorats différents.

La codirection… pourquoi? Et… pourquoi pas?

Le Parti vert du Canada et Québec solidaire sont deux partis mineurs dans leur écosystème respectif. Ni l’un ni l’autre n’a encore réussi à obtenir un nombre suffisant de sièges pour approcher du pouvoir et ainsi devoir réfléchir sérieusement à la façon d’intégrer la codirection dans un arrangement législatif fonctionnel. Pour l’instant, il y a peu de risques pour eux à essayer différentes configurations en matière de direction, ce qui influence l’évaluation qui est faite des avantages et inconvénients associés à un nouveau style de direction. Là encore, ce sont les partis existant ailleurs dans le monde qui nous aident à envisager les risques.

Comme les partis verts ont tendance à privilégier les structures organisationnelles décentralisées, il n’est pas étonnant que plusieurs aient adopté une certaine forme de direction collective. Cela comprend le modèle de double direction ou de codirection choisi par les partis verts en Allemagne, en Nouvelle-Zélande, au Royaume-Uni et en Suède. Ce dernier, le Parti vert d’Aotearoa, fournit une étude de cas intéressante des avantages de cette façon de faire, puisqu’il a fait le choix de la codirection avec un succès considérable depuis 1995.

Les avantages de la codirection peuvent être divisés en avantages démocratiques/normatifs et en avantages plus pratiques. L’avantage démocratique le plus évident réside dans le fait que la codirection offre un contrepoids au pouvoir du chef unique : il y a automatiquement un deuxième avis, quelqu’un qui examine ou même conteste l’opinion initiale de l’autre chef sur tel ou tel sujet. En entrevue, les premiers cochefs du Parti vert de la Nouvelle-Zélande (Jeanette Fitzsimons et Rod Donald) ont tous deux souligné à quel point il était important que cette deuxième opinion vienne d’une personne qui est leur égale, et qu’ils accordent beaucoup plus de poids à l’avis de leur homologue7.

L’avantage que présente cette obligation de rendre des comptes ressort encore plus clairement sur le plan de la démocratie. En effet, les échanges de vues entre les cochefs créent un espace où d’autres points de vue peuvent être avancés. Même lorsque les deux cochefs s’entendent sur la plupart des sujets, il y aura toujours certains points sur lesquels ils seront en désaccord, et ce désaccord offre une ouverture aux représentants du parti et à l’ensemble des membres. Plus les cochefs seront différents l’un de l’autre, plus grande sera cette ouverture. Les quotas, comme ceux qu’imposent les Verts de la Nouvelle-Zélande pour la représentation des femmes et des Maoris, font également que les deux cochefs peuvent représenter la diversité de l’électorat.

La codirection offre aussi plusieurs avantages pratiques. Un avantage notable, souligné dans la volumineuse documentation sur la gestion et l’administration traitant de codirection, est que les rôles peuvent être divisés entre deux chefs possédant des compétences complémentaires8. Par exemple, les premiers cochefs des Verts de la Nouvelle-Zélande, Mme Fitzsimons et M. Donald, avaient chacun leurs domaines d’expertise : Mme Fitzsimons, forte en matière de politiques, avait un parcours surtout universitaire, alors que M. Donald avait un parcours plus militant et excellait dans les relations avec les médias et le travail de campagne, par exemple pour trouver la phrase qui frappe ou un bon slogan9. Ce fut aussi le cas de la deuxième paire de cochefs, Metiria Turei et Russel Norman, qui avaient des compétences et des connaissances différentes : Mme Turei était plus charismatique et M. Norman était plus attentif aux détails des politiques; Mme Turei était solide dans les questions de politique sociale, tandis que M. Norman était vu comme un « porte-parole crédible en matière d’économie »10.

Outre la complémentarité des compétences, la codirection permet une division logistique du travail. L’un des chefs peut faire campagne pendant que l’autre enregistre des publicités ou se prépare à un débat. Mme Fitzsimons a affirmé que la codirection procurait souvent plus de couverture médiatique, chaque cochef attirant l’attention quand il organisait des événements distincts11. Un autre avantage pratique de la codirection est qu’elle favorise une plus grande continuité organisationnelle. Les Verts de la Nouvelle-Zélande ont échelonné les transitions à la direction, un cochef à la fois, de façon intentionnelle, du moins en partie12. Les transitions échelonnées évitent d’avoir à repartir à zéro chaque fois qu’un nouveau chef est élu. Elles peuvent aussi présenter un avantage sur le plan démocratique, car l’accent n’est plus mis sur le changement continuel d’un chef unique mais plutôt sur la constance d’une équipe de direction.

Enfin, la codirection réduit l’isolement du dirigeant et lui permet de prendre des congés, ce qui pourrait élargir le bassin de candidats prêts à se présenter à un poste aussi intense et aussi exigeant13.

Le principal inconvénient de la codirection réside dans le défi qu’elle pose au déroulement d’une campagne cohérente et unifiée; l’attention des médias est alors divisée et la possibilité de messages contradictoires augmente. Il convient de souligner que, pour le meilleur ou pour le pire, la codirection n’a pas empêché la professionnalisation des Verts de la NouvelleZélande et l’adoption par le parti d’une approche plus pragmatique, centrée sur les élections et fondée sur une logique de marché14. Toutefois, la cohérence du message et l’identité de la marque dans le contexte de la codirection exigent que les cochefs soient en communication constante et que leurs sorties publiques soient gérées avec soin. Par exemple, en 2005, Mme Fitzsimons et M. Donald disaient ne pas sentir qu’ils devaient être en parfaite harmonie, mais ils ne voulaient pas non plus être trop éloignés l’un de l’autre dans leurs messages. Ils craignaient que les médias ou leur personnel ne les placent un peu « en porte-à-faux » l’un par rapport à l’autre15.

Le risque de placer les cochefs en porte-à-faux sera d’autant plus grand qu’ils auront d’importantes divergences idéologiques ou autres. En fait, l’envers de la médaille d’une codirection qui a pour but de représenter des électorats diversifiés est qu’elle pourrait exacerber les divisions au sein du parti. Cela n’a pas été un problème majeur pour les Verts de la Nouvelle-Zélande, mais il y a des cas où cette tendance est manifeste. Par exemple, les chercheurs qui étudient le parti populiste de droite Alternative pour l’Allemagne (AfG) donnent à penser que la codirection a posé un défi de taille à la discipline des messages. Comme le disent Heinze et Weisskircher, « l’absence d’un leadership fort a créé de nombreuses occasions d’exprimer publiquement des dissensions internes »16 [traduction]. Abondant dans le même sens, Campus et autres laissent entendre que la relation entre les cochefs d’AfG a été en grande partie conflictuelle et concurrentielle parce que chaque chef estime que son rôle premier est de représenter certaines factions du parti. Ils décrivent le style de codirection d’Afg comme étant « engagé dans des performances parallèles déconnectées » [traduction] et « généralement inefficace » [traduction], plutôt que d’être axé sur la recherche de compromis et la complémentarité dans le travail17. Le passage à des élections d’équipe favoriserait une plus grande collaboration et une plus grande complémentarité des cochefs, mais le risque serait évidemment que des factions clés au sein du parti trouvent que personne dans l’équipe de direction ne représente leurs vues.

Gardant ces exemples comparatifs en tête, nous examinons, dans les deux prochaines sections, les deux cas de codirection au Canada. Il est difficile de comparer l’expérience de Québec solidaire et celle du Parti vert du Canada, puisque leurs arrangements de codirection sont loin d’exister depuis aussi longtemps l’un que l’autre, mais l’approche de la prochaine campagne électorale fédérale fournit davantage de contexte à cet exercice pour ce qui est du Parti vert.

La codirection à Québec Solidaire

Au moment de sa fondation, Québec solidaire (QS) a frappé l’imagination des organisations politiques, des citoyens et des médias en optant pour deux porte-parole (un homme et une femme) plutôt que pour un chef. QS rompait ainsi avec une approche centrée sur un chef unique qui incarne les valeurs du parti et auquel il doit rendre des comptes. Pour comprendre la formule des co-porte-parole adoptée par QS, il faut se pencher sur sa genèse et sur le contexte sociopolitique qui a mené à sa fondation. Le contexte historique laisse croire que ce choix de deux porte-parole n’est pas anodin et qu’il fait écho aux grandes valeurs et aux grands principes qui guident toutes les décisions du parti.

Québec solidaire a été créé les 4 et 5 février 2006 par la fusion de l’Union des forces progressistes et d’Option citoyenne. Malgré sa popularité grandissante, le parti n’est pas encore en passe de former le gouvernement18. Actuellement troisième parti en importance à l’Assemblée nationale, QS n’a pas fait, au cours des deux dernières élections générales, les percées majeures qui lui auraient donné un statut plus important à l’Assemblée nationale, mais il a tout de même élu plus de députés que jamais auparavant (10 en 2018 et 11 en 2022, respectivement).

Néanmoins, comme le souligne Mme Dufour, « l’émergence de Québec solidaire marque, à plusieurs égards, une transformation importante des dynamiques politiques et constitue un événement significatif de l’histoire politique contemporaine »19. En quoi consiste cette transformation? Tout d’abord, QS est explicitement situé à gauche. Ensuite, il attire des électeurs plus jeunes et plus instruits, et il est plus progressiste que nationaliste.

Les deux premiers co-porte-parole ont été Françoise David, qui était porte-parole d’Option citoyenne, et Amir Khadir, qui était porte-parole de l’Union des forces progressistes au moment de la fusion. M. Khadir, élu en 2008 dans la circonscription de Mercier (à Montréal), a été le premier député de QS à l’Assemblée nationale. En 2012, Mme David a remporté un siège à son tour et depuis, le nombre de sièges de QS à l’Assemblée nationale a continué d’augmenter lentement.

Mme Dufour souligne que la création du parti s’inscrit dans un contexte sociopolitique particulier qui a vu l’échec du référendum de 1995, l’élection d’un nouveau chef au Parti québécois en 1996 et les mobilisations liées aux traités de libre-échange20. Des exemples internationaux inspirent également les militants de QS, notamment le Parti des travailleurs brésiliens et l’élection de son candidat à la présidence, Luiz Inácio Lula da Silva, en octobre 2002.

Mme Dufour fait remarquer que « [l]’organisation interne de QS constitue également une nouveauté dans le paysage politique québécois qui impose un certain apprentissage à l’ensemble des intervenants du monde politique, y compris les médias. En effet, malgré son entrée au Parlement, Québec solidaire a choisi de poursuivre la voie originale qu’il avait tracée à sa fondation 21. » Ainsi, dans son désir de « renouveler la façon de faire de la politique », la formation a valorisé la place de la femme, et mis l’accent sur la parité dans ses instances et, dans la mesure du possible, sur la prise de décision consensuelle22.

Cette nouvelle façon de faire de la politique comprend le désir de « favoriser le leadership collectif, non pas un leadership incarné seulement dans un chef tout puissant23. » La formule de deux porte-parole, un homme et une femme, élus séparément, en est le résultat. Un chef est le porte-parole parlementaire et l’autre est le porte-parole externe. Ce dernier a pour mandat de « coordonner les solidarités avec les mouvements sociaux » et « de s’assurer de leur relais auprès de l’équipe parlementaire ». La collégialité au sein du parti se retrouve également au sein du Conseil de coordination national, qui est composé de 12 à 14 membres et qui respecte la parité hommes-femmes. Dans le même ordre d’idées, les congrès du parti laissent une place centrale à la discussion et aux débats24.

Les principes adoptés lors du premier congrès du parti sont toujours valables en 2023. Le premier article du document fondateur du parti dit : « Nous sommes écologistes », ce qui vise à montrer l’importance accordée à cette question. Il est suivi des principes suivants : « Nous sommes de gauche », « Nous sommes démocrates », « Nous sommes féministes », « Nous sommes altermondialistes », « Nous sommes d’un Québec pluriel », et enfin « Nous sommes d’un Québec souverain et solidaire25 ». L’approche novatrice de la direction est sans aucun doute liée à la nature résolue de l’idéologie de ce parti.

François Saillant souligne que l’adoption d’un modèle de codirection n’allait pas de soi à la fondation du parti. Il explique que ce mode de fonctionnement marque une rupture avec les habitudes dominantes suivant lesquelles les partis ont un chef bien identifié considéré comme responsable et vers qui les journalistes peuvent se tourner, et un programme établi qui est presque immuable26. » Bien que cette idée de collégialité paraisse encore difficile à accepter près de dix-sept ans après la fondation du parti, les médias semblent s’y être habitués. Son acceptation ne signifie pas que d’autres partis voudront adopter ce mode de fonctionnement, car à QS, la codirection, la prise de décisions en collégialité et la place plus grande des femmes en politique sont autant de choix liés aux valeurs bien précises que défend le parti. Ces trois éléments positionnent QS en marge du cadre habituel de fonctionnement des partis politiques au Canada. De récents événements survenus au Parti vert du Canada pourraient également placer celui-ci dans une position hors norme.

La codirection au Parti vert du Canada

Une semaine après avoir mené le Parti vert fédéral à un résultat décevant aux élections générales de septembre 2021, la cheffe Annamie Paul a annoncé qu’elle démissionnait de son poste, déclenchant ainsi une élection à la direction du Parti vert en 2022. La campagne a officiellement commencé le 24 mai 2022; le 30 août, le Parti a annoncé avoir approuvé six candidatures. Il s’agissait là des étapes d’une transition normale à la direction d’un parti au Canada, mais une différence est apparue lorsque les candidatures ont été annoncées. En effet, quatre des six candidats se présentaient en tant qu’équipes de deux candidats, selon un modèle de codirection27. Anna Kennan et Chad Walcott allaient constituer l’une des candidatures à la direction, l’autre étant formée d’Elizabeth May et de Jonathan Pedneault. Compte tenu de la position du Parti vert au Parlement (qui détient 2  des 338 sièges) et du peu d’appui populaire qu’il avait rallié dans les récents sondages et aux élections (récoltant 2,3 % des voix aux élections fédérales de 2021), l’annonce a suscité la curiosité des médias sans toutefois marquer outre mesure le paysage politique canadien. Malgré tout, la rareté d’une telle configuration dans l’histoire politique contemporaine ou passée du Canada rend l’expérience de la codirection digne d’intérêt.

Il s’agit peut-être d’une nouveauté au Canada mais, comme on l’a vu plus haut, la codirection n’est pas une nouveauté au sein des partis verts. Par exemple, le Parti vert de la Suède recourt au modèle des co-porte-parole depuis 1984; il en va de même en Allemagne depuis 1993, et en Nouvelle-Zélande depuis 1995. La tradition de codirection au sein des partis verts ailleurs dans le monde était d’ailleurs soulignée sur la page d’accueil de la campagne à la direction de May-Pedneault : « Comme de nombreux partis verts dans le monde, nous croyons que le Parti vert du Canada devrait adopter le modèle de la codirection28. » [traduction] Lorsque Mme May a annoncé son intention de se présenter de nouveau à la direction du parti qu’elle avait dirigé de 2006 à 2019, elle a insisté pour souligner qu’à son avis, l’équipe de codirection qu’elle formerait avec M. Pednault serait particulièrement efficace, disant en substance que ce dernier n’était pas seulement un ami cher, mais aussi, clairement, un partenaire égal à elle. Elle savait, a-t-elle dit, qu’elle pourrait accomplir beaucoup plus en étant cocheffe que lorsqu’elle était l’unique cheffe29.

Le duo comptait tirer parti des avantages pratiques de la codirection. Il y aurait division du travail : Mme May ferait avancer la cause du Parti au Parlement, tandis que M. Pedneault sillonnerait le Canada pour faire grandir les appuis au Parti. Ce plan pragmatique reposait davantage sur une division des tâches que sur la définition de positions idéologiques. Pour assurer la cohésion nécessaire et réduire au minimum les risques de dissensions perturbatrices, Mme May et M. Pedneault ont rédigé un protocole d’entente avant de présenter leur candidature conjointe. L’objectif est de les aider à dégager un consensus autour de questions sur lesquelles ils diffèrent d’avis. Par exemple, Mme May appuie la monarchie alors que M. Pedneault préfèrerait que le Canada devienne une république30.

Dans l’équipe Keenan-Walcott, qui affrontait le duo May-Pedneault, c’étaient les avantages démocratiques de la codirection qui semblaient avoir guidé le choix de ce modèle de candidature. Dans la section de leur site Web de campagne intitulée « Renouveau démocratique », les candidats notent que « nous croyons qu’une réforme électorale est nécessaire pour mettre fin au “culte du chef” et à la culture de prise de décision unilatérale qui existe actuellement dans la politique canadienne31 ». Ces sentiments font nettement écho aux critiques formulées à l’égard du modèle « héroïque » de leadership et de « la représentation romancée du chef ».

Au-delà des raisons précises avancées par les équipes qui ont opté pour la codirection dans la course de 2022, il faut noter le moment où cette idée a été présentée au Parti vert du Canada. Le Parti avait connu la période la plus tumultueuse de sa brève histoire après l’élection de Mme Paul au poste de cheffe en ٢٠٢٠. Les luttes intestines, largement médiatisées, ont débouché sur de décevants résultats aux élections fédérales de ٢٠٢١. M. Pedneault, cochef avec Mme May, a affirmé pendant la campagne à la direction que le Parti traversait une « crise grave » et ressemblait à un « bateau sur le point de chavirer ou à une maison en feu32 ».

La victoire d’Elizabeth May le 19 novembre 2022 (elle a obtenu 58,1 % des voix comparativement à 38,5 % pour Anna Keenan) donne au Parti vert une nouvelle cheffe et un avenir tourné vers la codirection. Toutefois, cet avenir ne pourra prendre forme que lorsque le Parti aura modifié sa constitution pour permettre un tel arrangement. Jusqu’à ce que la constitution du Parti soit modifiée, Jonathan Pedneault sera tout simplement le chef adjoint du parti, et non son cochef33. Il reste à voir si le parti s’adaptera pleinement et sans heurt à la codirection. L’expérience de 2022 sera-t-elle un fait isolé ou marquera-t-elle la transition vers une version institutionnalisée de la codirection? À la fin, le succès de l’expérience de codirection au Parti vert dépendra de la capacité de ce modèle à préparer la voie à sa résurrection après une période de crise tumultueuse. Il devra s’écouler au moins un cycle électoral avant que ce modèle puisse être bien évalué.

L’avenir de la codirection au Canada

Malgré les récents succès de Québec solidaire et l’émergence de ce concept au Parti vert du Canada, l’expérience de la codirection reste marginale en politique canadienne. Il est peu probable que les choses changent de sitôt, car la centralisation autour d’un chef héroïque présente des avantages évidents à notre époque de politique de marque, ce qui explique que les partis dominants (et leurs chefs héroïques) n’aient guère envie de changer d’approche. Pourtant, Québec solidaire et le Parti vert du Canada nous font entrevoir une approche différente qui mérite d’être explorée davantage.

Ces deux exemples canadiens illustrent des raisons très différentes d’adopter la codirection34. Québec solidaire a choisi cette voie principalement pour des raisons idéologiques, liées à ses racines sociales et à son engagement en faveur de valeurs démocratiques. Pour le Parti vert du Canada, l’expérience de la codirection ne peut être dissociée de la période de crise dont le parti espère émerger : la codirection représente une tentative de renouvellement et un deuxième effort de transition au terme de ce qui aura été le long passage de Mme May à la tête du parti. L’idée d’opter pour la codirection dans l’intérêt de la continuité tandis que Mme May cédera graduellement sa place laisse croire que les avantages pratiques de ce modèle sont ce qui a d’abord séduit le parti. Quoi qu’il en soit, ce pragmatisme pourrait être poussé plus loin alors que le parti s’interroge sur la possibilité et la manière d’institutionnaliser la pratique, et de peut-être en illustrer les avantages démocratiques sur la scène nationale.

Cependant, le système politique et la façon dont la politique est médiatisée font en sorte qu’il est difficile pour le modèle de codirection ou de co-porte-parole de fonctionner. Changer la façon de concevoir le rôle de chef ne peut se limiter à opter pour la codirection : cela implique de revoir la façon dont le système politique fonctionne et dont il est présenté aux électeurs pendant et entre les campagnes électorales.

Notes

1 J. Meindl, S. Ehrlich et J. Dukerich, « The Romance of Leadership », Administrative Science Quarterly, vol. 30, no ١, ١٩٨٥, p. ٧٩ [https://doi.org/10.2307/2392813].

2 W. Fourie et F. Höhne, « Thou Shalt Not Fail? Using Theological Impulses to Critique the Heroic Bias in Transformational Leadership Theory », Leadership, vol. 15, no ١, février ٢٠١٩, p. ٤٤ [https://doi.org/10.1177/1742715017730453].

3 J.-L. Denis, A. Langley et V. Sergi, « Leadership in the Plural », Academy of Management Annals vol. 6, no ١, ٢٠١٢, p. ٢٣١ [https://doi.org/10.1080/19416520.2012.667612].

4 Mary Uhl-Bien, «Relational Leadership Theory: Exploring the Social Processes of Leadership and Organizing », The Leadership Quarterly, vol. 17, no ٦, ٢٠٠٦, p. ٦٥٥ [https://doi.org/10.1016/j.leaqua.2006.10.007].

5 Les arrangements informels de codirection pourraient être qualifiés de « partage de pouvoir », et les arrangements plus formels, de « partage de positions ». Voir Donatella Campus, Niko Switek et Marco Valbruzzi, Collective Leadership and Divided Power in West Europe Parties, Cham, Suisse, Springer International Publishing, 2021, p. 21 [https://doi.org/10.1007/978-3-030-75255-2_4].

6 Michael Neilson, «  Green Party co-leaders Say No Changes Afoot after Scrapping Male Rule », New Zealand Herald, 3 mai 2022 [https://www.nzherald.co.nz/nz/green-party-co-leaders-say-no-changes-afoot-after-scrapping-male-rule-adding-maori-requirement/4WBIHYSIJMUOHFV4AP6NZHHANM/].

7 Jeanette Fitzsimons citée dans Eva Hartshorn-Sanders, « Co-Leadership and the Green Party: A New Zealand Case Study », Political Science, vol. 58, no 1, 2006, p. 45 [https://doi.org/10.1177/003231870605800103].

8 Dans la documentation sur la gestion, cette complémentarité est définie comme le rapprochement des logiques professionnelles et de gestion. Par exemple, dans une organisation de soins de santé, la dyade dirigeante pourrait être composée d’un professionnel de la santé et d’un administrateur en vue de répondre aux demandes concurrentes en matière de santé et de finances. Voir Émilie Gibeau et coll., « Bridging Competing Demands through Co-Leadership? Potential and Limitations », Human Relations, vol. 73, no 4, 2020, p. 465–466 [https://doi.org/10.1177/0018726719888145].

9 Hartshorn-Sanders, « Co-Leadership and the Green Party: A New Zealand Case Study », Political Science, vol. 58, no 1, 2006, p. 48; Neil James Miller, « How Is Co-Leadership Enacted in the Green Party of Aotearoa New Zealand » (Thesis, Massey University, 2016), p. 46–48 [https://mro.massey.ac.nz/handle/10179/11094].Massey University, 2016

10 Thomas O’Brien, « Leaving the Minors: The Green Party of Aotearoa New Zealand and the 2011 General Election », Representation, vol. 49, no 1, 2013, p. 75 [https://doi.org/10.1080/00344893.2012.751047; Miller, « How Is Co-Leadership Enacted in the Green Party of Aotearoa New Zealand », p. 67.\\uc0\\u8221{} 67.»,»plainCitation»:»Thomas O’Brien, “Leaving the Minors: The Green Party of Aotearoa New Zealand and the 2011 General Election,” Representation 49, no. 1 (2013

11 Hartshorn-Sanders, « Co-leadership and the Green Party », p. 44.

12 Mme Fitzsimons disait avoir élaboré un plan de transition avec M. Donald dans le cadre duquel elle quitterait la codirection la première; cependant, elle a repoussé sa retraite en raison du décès soudain de M. Donald, en 2005. Voir « Green Party Stalwart to Leave Parliament », Otago Daily Times Online News, 28 janvier 2010 [https://www.odt.co.nz/news/politics/green-party-stalwart-leave-parliament].

13 Justin Ling, « Unfollow the Leader: The Case for Power-Sharing in Political Parties », The Globe & Mail, 26 avril 2019 [https://www.theglobeandmail.com/opinion/article-unfollow-the-leader-the-case-for-power-sharing-in-political-parties/].

14 En 2011, plusieurs commentateurs trouvent que le parti a délaissé son « passé d’amateur » au profit d’une « campagne hautement professionnelle et peaufinée » [traduction]. Bryce Edwards et Nicola Lomax, « “For a Richer New Zealand”: Environmentalism and the Green Party in the 2011 New Zealand General Election », Environmental Politics, vol. 21, no ٦, ٢٠١٢, p. ٩٩٦-٩٩٨ [https://doi.org/١٠.١٠٨٠/٠٩٦٤٤٠١٦.٢٠١٢.٧٢٤٢١٩] O’Brien dit un peu la même chose dans « Leaving the Minors », p. ٧٥78.

15 Fitzsimons citée dans Hartshorn-Sanders, « Co-Leadership and the Green Party », p. 48–49.

16 Heinze et Weisskircher, « No Strong Leaders Needed? », p. 264.

17 Campus, Switek et Valbruzzi, op. cit., p. 115, 125-129.

18 Pascale Dufour, « Québec solidaire : au-delà du tiers parti […] », dans Réjean Pelletier (dir.), Les partis politiques québécois dans la tourmente – Mieux comprendre et évaluer leur rôle, Québec, Presses de l’Université Laval, 2012, p. 333-360.

19 Ibid., p. 333

20 Ibid.

21 Ibid., p. 351

22 Ibid.

23 Ibid.

24 Québec solidaire, « Statuts provisoires. Tels qu’adoptés par le congrès », Montréal, 4 février 2006b, 16 pages.

25 François Saillant, Brève histoire de la gauche au Québec, Écosociété, Montréal, 2020; Québec solidaire, « Déclaration de principes », Montréal, 2006a [https://quebecsolidaire.net/propositions/nos-principes]

26 François Saillant, op. cit., p. 352

27 David Thurton, « Green Party leadership candidates launch their campaigns », CBC News, [En ligne], mis à jour le 30 août 2022 [https://www.cbc.ca/news/politics/green-party-elizabeth-may-1.6567083] (Consulté le 8 novembre 2022).

28 Jonathan Pedneault et Elizabeth May, Site Web de Jonathan Pedneault et Elizabeth May, [https://elizabethmay.ca/] (Consulté le 20 novembre 2022).

29 Ian Bailey, « May eyes return to Greens top job, but this time as a duo », The Globe and Mail, 31 août 2022.

30 Sean Silcoff, « May pledges to turn down the heat in Green Party », The Globe and Mail, 21 novembre 2022.

31 Anna Keenan et Chad Walcott, Site de la course à la direction de Keenan-Walcott. [www.keenanwalcott.ca] (Consulté le 8 novembre 2022).

32 Althia Raj, « “ It was akin to couples therapy ” : Elizabeth May reveals the reasons behind her comeback – and why she’s sharing the spotlight », Toronto Star, 31 août 2022.

33 Sean Silcoff, « May pledges to turn down the heat in Green Party », The Globe and Mail, 21 novembre 2022.

34 Sur les principales raisons d’adopter la codirection, voir Campus, Switek et Valbruzzi, op. cit., p. 33-40.

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