Honorer les langues autochtones au Parlement

Article 2 / 8 , Vol 42 No. 2 (Été)

Honorer les langues autochtones au Parlement

Le Canada a deux langues « officielles », mais aucune d’elles ne compte parmi les langues originelles de ce territoire. En tant que parlementaire autochtone d’expression crie, l’auteur estime important de pouvoir prononcer des déclarations de fond, au Parlement, en cri. Cette langue participe de sa vision du monde et de celle d’une partie de ses électeurs. En 2017, le règlement et les politiques de la Chambre des communes ne permettaient pas que ses allocutions en cri soient traduites pour ses collègues députés. Bien qu’il ait été averti d’utiliser l’une des deux langues officielles du Canada, l’auteur a décidé de poursuivre son allocution comme prévu. Par la suite, il a soulevé une question de privilège pour violation de ses droits de parlementaire et s’est employé à modifier le règlement, en collaboration avec le Comité d’examen de la réglementation (PROC). Dans cet article, il expose son point de vue sur la question et explique comment il en est venu à la décision de contester l’ordre établi par honnêteté envers lui-même et son peuple.

Robert-Falcon Ouellette, député

Le Grand Mystère a insufflé la vie à toute la création,

hommes et animaux. Un traité a été scellé entre tous

les êtres vivants, les engageant à vivre de manière à

reconnaître leur sacrifice et leurs bienfaits mutuels. Pour

conclure ce traité, ils ont communiqué dans une langue

commune et se comprenaient mutuellement. La loutre

parlait à l’oiseau, l’orignal parlait au poisson et l’homme,

à tous les animaux. La capacité de parler et d’être compris

est essentielle pour conclure un traité. Elle est au coeur

des idéaux de relation.

Après 153 ans, la Chambre des communes du Canada

permet maintenant la traduction des langues originelles

de ce pays. La possibilité de parler une langue et d’être

compris est essentielle aux idéaux de démocratie. Si

personne ne nous comprend, nous perdons la voix

au chapitre et toute capacité de moduler l’influence

des autres ou notre influence sur autrui. Il n’y a pas de

relation.

Nemacomacuntik Tansai Nemeyatanye atawapamtikok.

Ces mots sont puissants. Ils racontent une histoire et

énoncent des valeurs. Ils décrivent une vision du monde.

La vision du monde représente les principes d’un peuple.

Elle nous permet de trouver un sens au monde qui nous

entoure. Nous créons une communauté de traditions et

de coutumes à partir de mythes, de légendes, de récits,

de familles, de collectivités et d’exemples fournis par les

dirigeants de nos communautés. Une vision du monde

permet à un peuple qui s’y identifie de créer un système

logique. Elle permet aux objets de s’intégrer à l’intérieur

d’un paradigme, de générer des comportements et aide

Robert Falcon Ouellette avant son discours le 28

Janvier, 2019.

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un peuple à interpréter ses expériences. Je commence

presque toutes mes allocutions au Parlement et devant

de vastes auditoires par cette simple phrase.

Lors de mon élection, en 2015, je me suis fixé différents

objectifs, une vision de ce que voulais accomplir comme

député. Je voulais changer les choses, améliorer la vie

de mes concitoyens de Winnipeg, exercer une influence.

Je savais aussi que je ne voulais pas être catalogué juste

comme « un Autochtone » ou « le député autochtone ».

J’ai réfléchi longuement aux domaines dans lesquels je

pourrais agir et aux moyens de le faire. J’ai été affecté au

comité des finances, comme je l’avais demandé. Je voulais

parler au nom de tous mes concitoyens au Parlement, être

leur porte-parole. Les citoyens de Winnipeg-Centre ne

sont pas tous autochtones. Ils sont philippins, musulmans,

environnementalistes, mennonites, sans-abri, pauvres, de

classe moyenne, activistes et – oui – autochtones.

C’est ce qui constitue mon bagage. C’est aussi ce qui

m’a amené à parler dans ma langue, le cri, au Parlement.

En 2017, des filles et des femmes autochtones ont été

victimes de violence dans des communautés autochtones.

J’ai estimé que, comme dirigeant, je devais prendre

position contre cette violence, de manière à être entendu.

Le seul problème est que, souvent, la classe politique dit

que la société doit mettre un terme à la violence et que

les Autochtones doivent cesser d’exercer une violence

latérale entre eux-mêmes. Des Aînés, des enseignants, des

politiciens, des activistes dénoncent souvent la violence;

pourtant, elle continue.

J’ai pensé qu’un moyen de sensibiliser les jeunes était

de prononcer un discours en cri, de parler de la violence

et de la nécessité de faire preuve de bonté entre nous et

de renouveler notre traité au sein de nos communautés.

J’ai rédigé le texte en cri ainsi qu’une version anglaise. J’ai

appelé au bureau du whip et fixé un moment pour livrer

mon allocution au cours des déclarations des députés,

avant la période des questions

J’ai eu la surprise d’apprendre que, bien que j’aie

donné un long préavis aux services d’interprétation

parlementaire et fourni une version anglaise de mon

allocution, les services d’interprétation ne seraient

pas offerts. Le règlement et les politiques existantes

ne permettaient pas l’usage d’une autre langue à la

Chambre des communes. Je devais livrer mon allocution

en anglais ou en français. Je devais utiliser l’une des deux

« langues officielles » du Canada. Le bureau du whip a

communiqué avec moi pour me demander de parler en

anglais ou en français. Mon personnel m’a fait la même

demande. Je pense que c’était par crainte des réactions.

On m’a dit que le Président ne me laisserait pas terminer

mon allocution, que c’était contraire aux règles. On m’a

dit que l’opposition exploiterait cet incident pour disputer

une joute parlementaire et contrarier le gouvernement.

On m’a demandé de « parler blanc ».

La nuit du 3 mai 2017, j’étais éveillé et je réfléchissais à

ce que je devais faire. J’ai pensé à ce qui pourrait arriver

si je ne répondais pas aux demandes du bureau du whip.

J’avais déjà été puni d’avoir voulu représenter mes citoyens

par une réduction de mon droit de parole à la Chambre et

l’interdiction de voyager avec les comités parlementaires,

l’année précédente. Au matin, j’ai prié, je me suis purifié

et j’ai accompli une cérémonie du calumet. J’ai pensé aux

paroles que m’avait dites George, un Aîné, lorsque je

m’étais porté candidat : « Mes paroles représentent mon

honneur; mes paroles représentent mon peuple. »

Le 4 mai 2017, j’ai commencé mon allocution en cri. J’ai

déclaré :

anohcihkî nîswâw âcimowina kipêhtênaw ita

oskâya-iyiniw-iskwêwak ê-nipahihck âhpô ê-kîsôhki-

wîsakatahohcik. êkosi kî-itahkamikan

mêkwâc ayisiyiniwak ê-kanawâpahkêcik

mîna ê-masinipihcikêcik. êkosi tâpitaw kâ-âhispayik.

kita-nâkatawêyihtamahk piko kâ-âh-isipamihitoyahk,

kiyânaw ayisiyiniw kâ-ititoyahk.

niya niwîcikâpawîstên ôma môswa-ayân

atoskâtamâkêwin (Moose Hide Campaign) êkwa

ispayin ta-wihtamahk ôma kah-kitimâkêhikiwina,

ta-kistêyimâyahkik kahkiyaw iskwêwak. nikâwîsak,

nisikosak, nitawêmâwak, nitânis, mîna nitôtêmak

miyosiwak; sôhkitêhêwak, tah-tapêyimisowak,

sâkihiwêwak, kistêyimowak, tâpwêyihtâkosiwak,

sôhki-atoskêwak. kitakî-manâcihihcik, kitakîmanâcihikocik

oyasiwêwin, êkosi namôya

sêmâk kita-kitimahihcik, namôya sêmâk kanisiwanâcihihcik.

Récemment, dans les Prairies, de jeunes femmes

autochtones ont été assassinées ou grièvement

blessées, victimes de deux événements violents

largement médiatisés. Des gens étaient présents

et ont enregistré ces événements. Cette violence

gratuite met en cause notre propre humanité.

J’appuie la campagne Moose Hide. Il est temps

de dépoussiérer nos croyances sur les femmes

autochtones. Mes tantes, mes cousines, ma fille et

mes amies sont magnifiques. Elles sont courageuses,

humbles, intelligentes, affectueuses, respectueuses,

honnêtes et vaillantes. Elles méritent que nos

lois leur offrent une meilleure protection, afin de

dissuader ceux qui voudraient détruire des vies.

Ce fut l’un des moments les plus difficiles de ma vie.

J’ai laissé la traduction et l’interprétation aux soins du

Créateur. Je pouvais contrôler mes actions, mais pas la

réaction des autres. Pendant que je livrais mon discours

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en cri, j’entendais rire mes collègues. Ils s’attendaient à une

allocution en anglais ou en français. Ils se demandaient

naturellement de quoi je parlais. Le sujet était grave et

méritait leur attention. Quand j’ai eu fini, mes collègues

m’ont demandé ce que j’avais dit; personne n’avait

compris. Je me suis ensuite demandé si j’avais réellement

parlé; si les mots qui étaient sortis de ma bouche avaient

eu un quelconque impact. J’étais contrarié, car les gens

de Winnipeg-Centre et les Autochtones du Canada ne

m’avaient pas envoyé à Ottawa pour demeurer silencieux,

mais pour veiller à ce qu’une voix différente soit

entendue et présenter une vision du monde différente.

J’ai été réduit au silence, par l’institution.

Vers la fin de la semaine, mon ressentiment envers

cette injustice avait augmenté. D’autres Aînés m’avaient

demandé auparavant de veiller à ce que nos cérémonies

soient accueillies à la Chambre des communes, que le

son de notre tambour soit entendu. Or, ma voix avait

été réduite au silence. J’ai estimé que mon privilège

parlementaire avait été bafoué. J’ai décidé qu’il fallait

que ça change, mais je devais passer par l’institution

et soulever une question de privilège. J’ai rencontré le

chef de cabinet du whip, qui m’a dirigé vers le bureau

du leader parlementaire. On préférait que je ne soulève

pas ma question de privilège, parce que des négociations

difficiles étaient en cours au sujet d’une loi et que ma

question de privilège risquait de faire achopper une loi

importante du gouvernement. Périodiquement, après

quelques jours, je redemandais si je pouvais présenter

ma question. Il faut savoir que les questions de privilège

doivent être soulevées aussitôt que possible après

l’atteinte au privilège. J’ai persisté avec mes demandes

et j’ai finalement appris que je pourrais présenter ma

question de privilège le 8 juin 2017, près d’un mois plus

tard.

Le Parlement est une institution redoutable. Les députés,

individuellement, ont très peu de poids. Ils doivent lutter

pour se faire entendre. C’est une entreprise stressante, en

raison des nombreux obstacles placés sur leur chemin.

Même l’autorisation de tenir une simple cérémonie de

purification dans mon bureau m’a exigé un effort pénible

et de nombreuses interactions avec le chef de la protection

incendie. La vie de député est difficile, en particulier pour

un député autochtone. De grandes attentes sont placées

en eux, qui doivent évoluer dans une grande institution,

qui a sa propre vision du monde. Ce travail peut être

épuisant. Cette lutte à la Chambre des communes était

essentiellement une lutte pour les droits fondamentaux de

la personne. Ces batailles quotidiennes sont physiquement

et émotionnellement plus difficiles qu’elles ne le paraissent.

Pourtant, je suis encore là, tout comme la Chambre des

communes. L’institution a gagné en stature par un effort

de rapprochement des points de vue.

Lorsque la traduction a été finalement permise pour

la première fois, le 28 janvier 2019, j’ai dit aux médias :

« C’est une cause pour laquelle je me suis battu depuis

presque deux ans. Je pense que la traduction des langues

autochtones est une mesure d’inclusion importante et

très symbolique pour les Canadiens autochtones, qui leur

dit qu’ils sont des citoyens à part entière. »

Le reste fait maintenant partie de l’histoire canadienne.

Cette affaire a mené à une étude du Comité d’examen

de la réglementation (PROC) et à de grands efforts des

collègues des deux côtés de la Chambre pour changer le

règlement. Ce n’est pas une lutte que j’ai livrée seul. Je

tiens à remercier David Graham, député juif du Québec,

qui n’a jamais permis que le Comité cesse le travail

important qu’il avait entrepris, et le député Chris Bittle,

qui a poussé notre leader parlementaire à veiller à ce

que la procédure parlementaire soit respectée et que le

règlement soit modifié. Un grand merci à la professeure

Karen Drake, pour les arguments et les documents qui

m’ont permis de soulever ma question de privilège. Ce

fut pour moi un moment de grande fierté, mais aussi

l’épisode le plus difficile de ma vie. Il est très stressant

de s’opposer, seul, à de grandes institutions, et d’être la

pointe de la flèche.

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