Intervention policière auprès de membres de l’Assemblée : de l’importance de respecter les privilèges parlementaires
Le 25 octobre 2017, un député de l’Assemblée nationale a été arrêté par l’Unité permanente anticorruption du Québec (UPAC). Les policiers de cette unité ont eu recours à un subterfuge pour l’attirer à l’extérieur de l’enceinte parlementaire afin de procéder à son arrestation. Dans les jours suivant cette dernière, le président a fait une déclaration en Chambre à ce sujet et le député en cause (contre lequel aucune accusation n’a été portée) s’est adressé à ses collègues au moyen de la procédure « d’explication sur un fait personnel ». Le leader parlementaire de l’opposition officielle a alors soumis plusieurs questions de directive au président au sujet des droits et privilèges des parlementaires face au travail policier. Dans cet article, le président de l’Assemblée nationale relate les faits entourant cet événement hors du commun et résume les principaux constats et conclusions de la directive qu’il a rendue dans cette affaire. L’article s’inspire d’un discours qu’il a prononcé à l’occasion de la 35e Conférence des présidents d’assemblée du Canada à Québec, en janvier 2018.
Plusieurs choses se sont dites sur une arrestation inusitée qui fut largement médiatisée au Québec l’automne dernier alors qu’un membre de l’Assemblée nationale (Député) a été arrêté par l’Unité permanente anticorruption (UPAC). Le texte qui suit se veut en quelque sorte un retour sur ces événements et sur la manière dont je les ai abordés, en tant que président d’assemblée désireux de s’assurer qu’en tout temps, les privilèges de son institution et de ses membres soient protégés et respectés, et soucieux que soit préservée la séparation des pouvoirs de l’État.
D’emblée, il importe cependant de souligner que l’enquête n’est toujours pas terminée et que des procédures judiciaires impliquant le respect de la confidentialité de certaines informations sont encore en cours. De même, il mérite également d’être précisé qu’au moment d’écrire ces lignes, nous ne connaissons toujours pas le dénouement de cette histoire, aucune accusation à l’encontre du Député concerné, ni même de quiconque, n’ayant encore été portée à la suite de cette arrestation. Le présent texte ne porte donc pas sur ce qui est actuellement soumis à la considération des tribunaux, mais plutôt sur les principes de droit parlementaire qui ressortent de ces événements. Bien entendu, il importe de souligner dès maintenant que ces principes qui visent à protéger l’accomplissement des fonctions des parlementaires n’ont pas pour effet de placer ces derniers au-dessus des lois.
Le mercredi 25 octobre 2017, les travaux parlementaires se déroulent normalement : l’Assemblée nationale siège, de même que plusieurs commissions parlementaires. D’ailleurs, lors de cette journée, le Député, alors président de la Commission des institutions, avait présidé en avant-midi les travaux de cette commission qui était chargée de procéder à l’étude détaillée d’un projet de loi et devait présider la poursuite de ces travaux en après-midi. Il est intéressant de mentionner que la Commission des institutions a notamment comme champs de compétence la justice et la sécurité publique. C’est donc cette commission qui surveille les ministères et organismes publics qui sont responsables de ces matières, incluant l’UPAC et autres corps policiers.
Sur l’heure du dîner, le Député reçoit un message texte d’un policier se faisant passer pour une source d’informations qu’il connait et qui le convie à un rendez-vous urgent. Il se fait donc remplacer à la présidence de la commission pour se rendre au lieu convenu qui se situe hors de la ville de Québec. Sur place, des policiers de l’UPAC l’attendent et procèdent à son arrestation.
L’information de cette arrestation est rapidement relayée par les différents médias et a littéralement l’effet d’une bombe dans le paysage politique québécois. Aucune accusation n’est portée contre le Député qui est libéré tard en soirée. Ce jour-là, son téléphone cellulaire et divers autres appareils électroniques en sa possession sont aussi saisis par la police.
Le lendemain, jeudi 26 octobre, cette histoire fait la une des journaux : on remonte le fil des événements de la veille, on trace un portrait du Député, on relate tant sa carrière politique que policière — celui-ci étant un ancien policier de la Sûreté du Québec — et on questionne sa probité.
En fin d’après-midi, la présidente du caucus du gouvernement fait parvenir à mon cabinet une lettre m’informant que le Député ne fait plus partie de ce groupe parlementaire. À compter de cette date, il siège donc à titre de député indépendant et perd, de ce fait, son poste de président de commission.
Fait non négligeable qui mérite d’être souligné, au moment de l’arrestation du Député, la Commission des institutions qu’il présidait venait tout juste de compléter les consultations menées dans le cadre de l’étude du projet de loi 107, intitulé Loi visant à accroître la compétence et l’indépendance du commissaire à la lutte contre la corruption et du Bureau des enquêtes indépendantes ainsi que le pouvoir du directeur des poursuites criminelles et pénales d’accorder certains avantages à des témoins collaborateurs. Le rapport de la commission, à la suite de ces consultations, avait d’ailleurs été déposé à l’Assemblée par le Député le jour même où il a été arrêté.
Or, loin d’être un projet de loi anodin, le projet de loi 107 modifie principalement la Loi concernant la lutte contre la corruption1 et vise notamment à changer la mission du commissaire à la lutte contre la corruption, soit le patron de l’UPAC, de même que son mode de nomination et de destitution.
Le 19 octobre 2017, le commissaire à la lutte contre la corruption avait d’ailleurs comparu pour répondre aux questions des parlementaires devant la Commission des institutions, alors présidée par le Député, moins d’une semaine avant l’arrestation de ce dernier.
Ce contexte particulier, jumelé à l’absence d’accusation portée contre le député, m’ont amené à réfléchir longuement sur ces événements. Je me devais de me poser les questions suivantes : La manière avec laquelle la police avait procédé était-elle la bonne, à la lumière des privilèges et principes propres à notre institution? Les députés, bien que soumis à la justice comme tout citoyen, ne bénéficient-ils pas d’une certaine protection à l’égard des documents et appareils électroniques utilisés dans le cadre de leurs fonctions parlementaires? Quelle allait être la suite, non seulement pour l’Assemblée nationale, mais aussi pour le député arrêté?
Mon souci principal était alors de m’assurer que l’Assemblée nationale ne soit pas fragilisée dans sa capacité de pouvoir débattre des différents enjeux et que l’indépendance des députés, qui doivent être à l’abri de toute menace et pression, soit protégée.
Sans pouvoir l’identifier clairement, quelque chose me semblait clocher. Un certain sentiment d’inconfort, mais surtout un sérieux questionnement sur le fonctionnement de notre système de justice en rapport avec nos fonctions de députés, m’habitaient. Chose certaine, mon instinct de député et de président me dictait d’agir.
J’ai donc décidé de rédiger une déclaration pour m’exprimer sur le sujet. Pour une rare fois, la situation nécessitait impérativement que je sorte de mon devoir de réserve en vertu duquel je m’abstiens généralement de commenter l’actualité politique pour pouvoir exercer en toute neutralité ma charge de président. Or, il était ici question de bien plus que d’un sujet d’actualité, puisqu’on touchait au cœur même de la raison d’être d’un Parlement, soit la faculté de ses membres de débattre et de faire leur travail en toute liberté. Par conséquent, je me devais de réagir en tant que représentant de la plus haute institution démocratique de leur État.
C’est donc au début de la séance du mardi, 31 octobre 2017, que j’ai fait une déclaration à l’Assemblée, déclaration dont on a surtout retenu le passage suivant : « Que des accusations soient portées ou que des excuses publiques soient faites. Qu’on accuse ou qu’on s’excuse […] ».
En faisant cette déclaration, je n’avais pas la prétention de régler toutes les interrogations soulevées par ces événements inusités. Au contraire, je savais que j’avais mis la table pour les nombreuses questions de droit parlementaire qui allaient inévitablement m’être posées. J’avais cependant la ferme conviction d’avoir agi pleinement dans mon rôle de protecteur de notre institution et de ses membres et de gardien des privilèges parlementaires.
Après ma déclaration, le Député, qui était alors présent en Chambre, a choisi de donner des explications en lien avec son arrestation au moyen de la procédure « d’explication sur un fait personnel » prévue à notre Règlement. Il a alors affirmé avoir été victime d’un coup monté pour tenter de l’intimider. Il a ajouté qu’au cours des semaines précédentes, des irrégularités dans l’application de certaines règles de gouvernance avaient été portées à l’attention des membres de sa commission et que celle-ci s’apprêtait à entendre des dirigeants d’organismes publics pour les questionner à ce sujet. Il se disait bien conscient que les élus sont imputables devant la population, mais ajoutait du même souffle que ceux qui occupent des postes de direction au sein des grandes institutions québécoises sont quant à eux dans l’obligation de rendre des comptes. Il a ensuite conclu qu’empêcher les membres de l’Assemblée d’exercer le mandat confié par la population est une attaque extrêmement grave au processus démocratique qui doit être condamnée de façon non équivoque, avant d’inviter les députés de l’Assemblée ainsi que la population du Québec à demeurer vigilants à cet égard.
Le leader de l’opposition officielle m’a par la suite soumis plusieurs questions de directive au sujet des droits et privilèges des parlementaires face au travail policier.
Après que mon équipe de conseillers et moi ayons longuement muri ces demandes, qui ont nécessité beaucoup de recherche, et que nous ayons pris connaissance des pratiques dans d’autres parlements de type britannique, je suis revenu sur ces questions de directive un peu plus de deux semaines plus tard, soit lors de la séance du jeudi, 16 novembre 2017.
Il importe ici de souligner que l’on ne m’a pas demandé de trancher une question de violation de droit ou de privilège. On m’a surtout demandé de préciser l’état du droit au Québec concernant plusieurs aspects qui n’avaient jamais été abordés auparavant sous cet angle à l’Assemblée. Je me devais notamment de me pencher sur les principes de séparation des pouvoirs de l’État et d’indépendance des députés, de même que sur la nécessaire prise en compte, par les forces policières, des particularités quant à la manière de procéder dans un contexte parlementaire. En d’autres mots, je devais examiner ce que signifient les privilèges parlementaires pour l’Assemblée et les députés face au travail policier.
Voici maintenant le condensé des principaux constats ou conclusions de la directive que j’ai rendue pour chacune des questions posées par le leader de l’opposition officielle.
Est-ce que le président a toujours été avisé par les autorités policières de l’arrestation d’un député?
Il existe une pratique dans certaines assemblées voulant que la Chambre soit avisée lorsque l’un de ses membres est arrêté. Les raisons derrière cette pratique se conçoivent assez aisément. En effet, il est normal que lorsqu’une assemblée législative siège, elle puisse être avisée de l’arrestation et de la détention de l’un de ses membres l’empêchant de participer aux travaux parlementaires. Cette exigence se justifie par le droit prioritaire d’une assemblée législative de bénéficier de la présence de ses membres. C’est d’ailleurs la même logique qui se trouve à la base de l’exemption de faire partie d’un jury, de l’exemption de comparution comme témoin ou de l’immunité d’arrestation en matière civile dont bénéficient les députés et qui sont codifiées dans le droit québécois.
Sans être soustrait à l’application de la justice, un député jouit d’un statut particulier afin que le nécessaire équilibre dans le fonctionnement de l’État soit assuré. Comme le mentionne l’auteur Maingot quant à la nécessité de protéger la capacité des députés d’assister aux travaux :
Rien ne doit empêcher le député d’accomplir ses tâches parlementaires, que ce soit à la Chambre, lorsqu’il s’y rend, ou lorsqu’il en revient. Au contraire, les députés ont le privilège consacré par l’usage « d’entrer librement et sans obstacle dans les édifices parlementaires ». 2
Cela dit, à l’Assemblée nationale, la pratique d’informer la Chambre en cas d’arrestation d’un député n’a pas été suivie de manière constante par le passé : la présidence ou le secrétariat général ont déjà été avisés de telles arrestations, alors qu’en d’autres occasions, ils ne l’ont pas été. Il n’existe donc pas, à cet égard, de constance. Il est cependant clair que l’Assemblée devrait être informée de l’arrestation de l’un de ses membres, et impérativement si cela avait pour effet de l’empêcher de participer aux travaux parlementaires. C’est pourquoi, dans ces cas, j’ai demandé qu’à l’avenir, les corps policiers informent de manière systématique la présidence.
Est-ce que les autorités judiciaires portent atteinte aux privilèges d’un député si elles ne déposent pas rapidement des chefs d’accusation à la suite de son arrestation?
Il n’appartient pas au président de l’Assemblée nationale de fixer les délais qui doivent être respectés en semblable matière. J’ai suffisamment de respect pour nos autorités policières et judiciaires pour éviter de leur dicter comment faire leur travail. Cependant, en tant que gardien des droits et privilèges de l’Assemblée et de ses membres, j’ai demandé que le travail policier se fasse de manière à respecter les droits des députés, à entraver le moins possible les travaux parlementaires et à ne pas laisser planer de doute sur le fait qu’une arrestation puisse avoir un lien avec les fonctions parlementaires d’un député.
De plus, j’ai exprimé des préoccupations quant aux conséquences politiques que pourrait avoir, sur un membre de l’Assemblée, un délai trop long entre une arrestation et une accusation. À l’approche du prochain rendez-vous électoral prévu au Québec pour octobre 2018, un long délai avant que des accusations ne soient portées à l’encontre d’un député ayant vu son intégrité attaquée pourrait avoir un effet préjudiciable sur ce dernier. Dans un contexte politique où l’image et les perceptions du public sont fondamentales, il est difficile d’imaginer qu’un député, à l’égard de qui de telles accusations seraient latentes, puisse participer au processus démocratique sans en payer le prix politique. Cette situation serait, selon moi, inéquitable, et même profondément injuste.
Est-ce que l’autorisation du président est nécessaire pour la perquisition des téléphones cellulaires et des ordinateurs des députés? À cet égard, est-ce que ces appareils doivent être considérés comme des extensions du bureau d’un député de l’Assemblée nationale couvertes par le même privilège parlementaire?
En tant que président de l’Assemblée, je n’ai pas à autoriser les corps policiers à effectuer une perquisition. Cela appartient plutôt aux tribunaux. C’est une fois cette autorisation donnée, lorsque de telles perquisitions ont lieu dans l’enceinte de l’Assemblée nationale, que la présidence doit décider si elle y donne ou pas accès. Cette situation s’explique par le fait qu’en vertu des privilèges parlementaires reconnus depuis longtemps, les assemblées législatives ne sont pas accessibles de plein droit et que les étrangers peuvent en être expulsés.
Ainsi, bien que les privilèges parlementaires ne fassent pas échec à l’application du droit pénal ou criminel dans l’enceinte de l’Assemblée, ils font en sorte que la police n’y a pas accès de plein droit. En effet, une intervention policière en ce lieu pourrait nuire au bon fonctionnement de l’Assemblée. C’est pour cette raison que les forces policières ne peuvent intervenir au Parlement sans avoir obtenu préalablement l’autorisation du président.
Dans ce cadre, la présidence doit collaborer à la bonne administration de la justice, dans la mesure où cela respecte les privilèges parlementaires et n’empêche pas ou n’entrave pas la bonne marche des travaux parlementaires et l’exercice des fonctions des députés. Ainsi, de manière générale, elle autorise les corps policiers à entrer au Parlement pour procéder à leur perquisition lorsque ces principes sont respectés.
La présidence s’assure alors cependant que les corps policiers ont bel et bien un mandat de perquisition valide et que seuls les documents qui y sont visés soient saisis. C’est cette même approche qui guide la présidence lorsqu’elle reçoit une demande de transmission ou une ordonnance de communication de documents concernant un député de la part des autorités policières.
De plus, dans le contexte d’une perquisition dans l’enceinte parlementaire, le rôle de la présidence ne s’arrête pas à la porte d’entrée du Parlement. En effet, elle veillera à la protection des droits des députés en s’assurant qu’un représentant de la présidence accompagne du début jusqu’à la fin, les policiers chargés d’effectuer la perquisition.
Qu’en est-il maintenant de la saisie de documents et de matériel qui se trouvent à l’extérieur de l’enceinte parlementaire, soit dans un bureau de circonscription, chez un député ou encore en tout autre lieu?
Dans ce contexte, il est important de savoir que ce n’est pas parce qu’un document ou un appareil est ainsi saisi par les policiers qu’il pourra nécessairement être utilisé en preuve. En effet, certains documents ou encore certaines informations auxquelles du matériel électronique donne accès peuvent être couverts par les privilèges parlementaires. C’est pour cette raison que, lorsqu’une opération policière concerne des documents ou du matériel appartenant à un député, une marche à suivre particulière doit être suivie, un peu comme cela se fait lorsque sont saisis des documents se trouvant à l’intérieur d’un bureau d’avocat ou en possession de toute autre personne bénéficiant d’un privilège de confidentialité.
Il faut rappeler que le souci de la présidence lors d’une perquisition de documents ou d’appareils en possession d’un député concerne la protection de la confidentialité des informations qu’ils contiennent. Ainsi, dans de telles situations, les documents et le matériel saisis doivent être placés sous scellé, afin d’éviter toute violation des privilèges du député. Ensuite, un protocole doit être mis en place afin de pouvoir séparer les documents couverts par le privilège de ceux qui ne le sont pas : seuls ces derniers pourront alors être utilisés par les autorités policières. De plus, en tant que gardienne des droits des députés, la présidence de l’Assemblée ou une personne la représentant doit pouvoir participer activement à cette opération. Quant aux documents couverts par ce privilège, il est important de préciser qu’aucune liste exhaustive n’existe, et pour cause : il est essentiel de ne pas les cristalliser dans une définition trop stricte qui ne pourrait évoluer avec le temps et qui empêcherait la nécessaire analyse au cas par cas.
Quant à la manière avec laquelle l’UPAC a choisi d’informer l’Assemblée nationale de la façon dont elle entendait procéder à l’analyse des documents saisis, c’est-à-dire par la voie des médias, cela dénote, à mon sens, une méconnaissance de nos institutions, et en particulier du Parlement.
Il est possible de faire un rapprochement entre la présente affaire et un cas survenu en 2008 au Royaume-Uni. Voici comment un policier en autorité décrivait la grande sensibilité et les enjeux potentiellement complexes qu’impliquait le fait d’arrêter un parlementaire soupçonné d’avoir divulgué aux médias des informations confidentielles :
« [TRADUCTION] J’estimais que, dans ce cas, nous devions exceptionnellement attendre avant d’entreprendre des démarches, afin que nous puissions obtenir l’avis juridique de la Direction des services juridiques de la police métropolitaine, et consulter les autorités parlementaires au début du processus et prendre conseil auprès des procureurs de la Couronne. »3.
Comme l’a par la suite expliqué le Comité de la Chambre des communes chargé de faire la lumière sur cette affaire, la police estimait donc que, dans ce cas précis, « le besoin d’assurer la légalité de toute action et de contacter et de consulter les autorités parlementaires l’emportait sur le risque de perdre des preuves »4. La grande sagesse de ces propos aurait dû, il me semble, inspirer l’UPAC dans son approche.
Est-ce que le fait pour un corps policier d’induire un député en erreur l’amenant à ne pas remplir ses fonctions parlementaires est une atteinte à ses privilèges? À ce sujet, est-ce que leurrer, ou induire un député en erreur pour qu’il sorte de l’enceinte du Parlement afin de lui signifier un acte de procédure constitue un outrage au Parlement?
Le jour de l’arrestation du Député, la commission qu’il présidait alors tenait séance toute la journée. En raison de son arrestation, il n’a pas pu revenir au Parlement en après-midi pour présider les travaux de cette commission.
En vertu des principes énoncés précédemment, il est évident que les policiers n’auraient pas pu arrêter le Député en pleine séance de l’Assemblée ou de la commission; il leur aurait d’abord fallu obtenir mon autorisation.
Le fait d’utiliser un stratagème visant à faire sortir un député de l’enceinte parlementaire pour mieux procéder à son arrestation, tel qu’il a été relaté, est pour le moins assez dérangeant, ce qui revient d’une certaine manière à faire indirectement ce que les policiers n’auraient pas pu faire directement.
Ainsi, la question que nous étions en droit de nous poser en l’espèce était la suivante : la manière de procéder utilisée par l’UPAC visant à user d’un subterfuge pour qu’un député quitte les travaux parlementaires était-elle vraiment nécessaire? De plus, l’UPAC n’aurait-elle pas dû consulter les autorités parlementaires avant de procéder à l’arrestation du député, ne serait-ce que pour s’enquérir des particularités devant être respectées relativement à son statut de membre de l’Assemblée nationale? Bien que ces questions demeurent sans réponse, les méthodes employées par l’UPAC dans la présente affaire témoignent, à mon avis, d’un manque flagrant de considération à l’endroit de l’Assemblée et de ses membres.
Leur façon de faire peut être suffisante pour semer un doute sur le respect de l’équilibre fragile qui doit exister dans la relation entre les différentes branches de l’État. Si on estimait qu’il était à ce point urgent d’arrêter un président de commission parlementaire au beau milieu d’une séance de sa commission, pourquoi avoir procédé de cette manière? Pourquoi a-t-on attiré le député à l’extérieur de l’enceinte parlementaire en utilisant un subterfuge? Pourquoi, si c’était si urgent selon les déclarations faites par l’UPAC pour justifier leur opération, ne pas avoir procédé à l’arrestation et à la saisie à l’Assemblée nationale? Était-ce pour éviter de me soumettre un mandat de perquisition pour me permettre d’analyser si celui-ci était respectueux des règles applicables en la matière? Sur ces questions, je n’ai pu que constater que des doutes subsistent.
Est-ce que la surveillance électronique d’un député en dehors de l’enceinte parlementaire est considérée comme une forme de harcèlement d’obstruction, de nuisance, ou encore d’intimidation à l’égard d’un député? Quelles mesures particulières doivent être prises par les corps policiers dans ces circonstances afin de respecter la séparation des pouvoirs entre l’exécutif et le législatif?
Si un tel procédé d’écoute électronique était utilisé à l’encontre d’un membre de l’Assemblée nationale de manière illicite, abusive, ou pour exercer une pression indue sur lui, nous serions clairement dans la sphère de la violation des privilèges parlementaires.
Dans les autres cas de figure, c’est-à-dire lorsqu’une telle procédure est autorisée par un tribunal, il est certain que parmi les communications susceptibles d’être captées lors d’écoute électronique, un nombre important d’éléments n’ayant pas de lien avec l’objet de l’enquête, mais entrant plutôt dans la sphère du travail du député, pourraient aussi être surveillés. Cet aspect, qui touche au cœur de l’indépendance du travail du député, est très préoccupant.
Cela rejoint la notion de confidentialité qui entoure les documents utilisés par les députés dans l’exercice de leurs fonctions ainsi que les sources d’informations qui leur permettent d’exercer un contrôle parlementaire efficace. À titre d’exemple, il ne faudrait pas en venir à une situation où des citoyens s’abstiennent d’entrer en contact avec un député parce qu’ils craignent que la confidentialité de ce qu’ils lui confieraient ne puisse être garantie.
En matière d’écoute électronique, une directive du procureur général du Québec précise d’ailleurs qu’une demande particulière est nécessaire dans le cas de catégories de fonctions qui détiennent certains privilèges. Il en est ainsi notamment pour les avocats, les juges, les sénateurs, les membres de la Chambre des communes du Canada et les députés de l’Assemblée nationale.
À cet égard, il y a un parallèle à faire avec les événements de novembre 2016, alors que nous avions appris que des journalistes avaient fait l’objet de surveillance électronique de la part des forces de l’ordre. L’Assemblée avait alors tenu un débat d’urgence sur ce sujet au cours duquel tous les parlementaires ayant pris la parole en avaient profité pour exprimer un souci au sujet des effets potentiellement négatifs de ces écoutes sur la vie démocratique. À mon sens, la confidentialité des communications d’un député doit jouir d’un niveau de protection au moins aussi élevé que celui que nous avons souhaité pour les journalistes.
Voilà pour le contenu de ma directive du 16 novembre 2017. Quant à la suite des choses, il importe de préciser que des démarches ont été entreprises dès le début de cette affaire afin d’établir des liens de communications avec l’UPAC et, par la suite, avec les procureurs du directeur des poursuites criminelles et pénales.
Des pourparlers ont également eu lieu pour la mise en place d’un protocole d’examen afin de départager les documents couverts par le privilège parlementaire de ceux qui ne le sont pas. Dans le contexte particulier marqué par l’arrestation, par l’UPAC, du président de la commission parlementaire chargée de l’étude d’un projet de loi concernant directement l’UPAC, cette procédure visera notamment à assurer la protection des informations qui ont un lien avec l’exercice des fonctions parlementaires du Député. Pour ce qui est de ce dernier, mentionnons qu’il a réintégré les rangs du groupe parlementaire formant le gouvernement le 21 novembre 2017 et qu’il préside désormais une autre commission parlementaire.
Peu importe le dénouement de cette histoire, elle saura, à coup sûr, alimenter encore longtemps les discussions des passionnés de politique et de privilège parlementaire. Chose certaine, ce cas illustre la complexité des questions qui se posent lorsqu’il est question de l’interaction entre les forces policières et le travail des parlementaires. Un degré de complexité supplémentaire provient aussi du fait que de nouvelles questions surgissent dans cette ère où les technologies prennent de plus en plus de place. En effet, la saisie des appareils mobiles (téléphones intelligents, tablettes, etc.) donne désormais accès à une foule d’informations et de documents stockés dans le monde virtuel alors qu’auparavant, ces documents se seraient retrouvés physiquement dans la mallette du député ou dans ses classeurs. Ce nouvel état de fait a un impact sur le contrôle que le président exerçait auparavant lorsqu’un mandat était exécuté dans l’enceinte parlementaire. L’enjeu n’est pas banal, puisque l’analyse du mandat effectuée par le président dans un tel contexte visait alors notamment à s’assurer que seul ce qui était visé dans le mandat allait pouvoir être saisi de manière à éviter les « parties de pêche ». Bien entendu, cette nouvelle donne technologique ne se limite pas à la seule réalité d’un Parlement et la question de l’accès que confèrent ces outils est très actuelle. En bref, il ne faudrait pas que ces nouvelles technologies aient pour effet de permettre un accès élargi par rapport à ce qui était auparavant accessible. Il sera ainsi hautement intéressant de voir comment, dans l’avenir, les tribunaux veilleront à limiter les abus.
Ces événements auront aussi eu le mérite de sensibiliser les corps policiers aux enjeux entourant l’arrestation d’un député et la saisie de matériel lui appartenant. Espérons que mon appel à la nécessaire prise en compte des particularités propres au rôle des élus dans notre société aura été entendu.
En terminant, il importe de réitérer encore une fois que dans toute cette histoire, la présidence a toujours eu à cœur la saine administration de la justice. Ma directive ne doit donc pas être comprise autrement et elle n’a pas pour effet de placer les parlementaires à l’abri de la justice, car les députés ne jouissent d’aucune immunité à l’égard des infractions pénales ou criminelles qu’ils peuvent commettre comme citoyen. Il était cependant primordial de réaffirmer clairement un principe fondamental à la base de notre régime politique: pour que notre assemblée législative fonctionne efficacement et que ses membres puissent exercer pleinement le rôle que leur a confié la population, il est impératif que leurs privilèges parlementaires soient protégés.
Notes
- RLRQ, c. L-6.1.
- Joseph MAINGOT, Le privilège parlementaire au Canada, 2e éd., Montréal, Presses universitaires McGill-Queen’s, 1997, p. 183.
- COMITÉ DE LA CHAMBRE DES COMMUNES SUR L’ENJEU DU PRIVILÈGE, Police Searches on the Parliamentary Estate : First Report, Londres, Parlement du Royaume-Uni, 2010, par. 67.
- Id.