La Loi de 2014 instituant des réformes comme outil de réforme parlementaire: progression et recul
Deux élections générales ont eu lieu depuis l’adoption, par le Parlement du Canada, de la Loi de 2014 instituant des réformes. Dans le présent article, les auteurs évaluent dans quelle mesure cette loi a permis de rééquilibrer la relation entre les députés – individuellement – et leur parti, explorent les motifs qui font que de nombreux députés hésitent encore à remettre ouvertement en question l’autorité de leur chef, et concluent en affirmant que les changements institutionnels ou législatifs ne suffisent sans doute pas à modifier la culture actuelle, soit celle de la concentration des pouvoirs aux mains du chef.
Introduction
En 2014, le député conservateur Michael Chong a déposé un projet de loi d’initiative parlementaire intitulé la Loi de 2014 instituant des réformes, qui avait pour but de rééquilibrer la relation entre les députés et leur parti. Après des mois de délibérations et d’amendements, la version finale a été produite. Le texte exige des groupes parlementaires qu’ils tiennent, après chaque élection générale, un scrutin pour déterminer s’ils veulent s’octroyer certains pouvoirs en matière de gestion assumés par le parti et le chef de parti. Au début de 2015, la Loi a été adoptée à la Chambre des communes, avec l’appui massif de tous les partis. M. Chong et ses partisans ont alors entretenu l’espoir que les députés utiliseraient le scrutin pour se donner plus d’indépendance et d’autonomie.
Toutefois, en moins d’un an, leur espoir s’est envolé. Après l’élection fédérale de 2015, deux des trois groupes parlementaires officiellement reconnus ont non seulement rejeté les pouvoirs qu’ils auraient pu s’octroyer, mais ils n’ont même pas tenu le scrutin exigé par la Loi à leur première réunion postélectorale1.
Deux élections fédérales ont eu lieu depuis l’adoption de la Loi de 2014 instituant des réformes; il est donc temps d’en examiner la pertinence comme outil de réforme parlementaire et de tirer les leçons qui s’imposent. Cet examen est loin d’être simple, car les données publiques disponibles sur les résultats des scrutins exigés par la Loi sont soit incomplètes, soit inexactes. Le présent article s’appuie donc sur des informations parues dans les médias et des échanges avec des députés en poste et d’anciens députés pour dresser un bilan des scrutins tenus par chaque groupe parlementaire après les élections de 2015 et de 2019. On y présente également les résultats du sondage du Centre Samara pour la démocratie auprès des candidats à l’élection fédérale de 2019, pour déterminer si les résultats du scrutin au sein des groupes parlementaires traduisent les convictions véritables des députés sur le juste rapport entre eux-mêmes et leur chef.
L’examen a révélé que le respect de la Loi s’est amélioré au fil du temps, et que tous les partis ont tenu les scrutins requis après l’élection de 2019. Malgré cela, le processus ne semble pas offrir aux députés un outil efficace pour se donner des moyens d’agir par rapport à leur chef. La vaste majorité des candidats à l’élection de 2019 qui ont répondu à notre sondage ont dit vouloir obtenir plus d’indépendance; dans les faits toutefois, nombreux sont les députés qui n’ont pas saisi les pouvoirs dont ils auraient pu profiter.
L’observation de la Loi de 2014 instituant des réformes montre qu’il est difficile d’instaurer des réformes parlementaires par des mécanismes nécessitant l’expression continue de l’indépendance des députés. Sans égard à leur opinion personnelle, beaucoup de députés hésitent encore à remettre en question ouvertement l’autorité de leur chef, surtout parce que les scrutins s’interprètent fréquemment dans un contexte de politique à court terme. Avant d’examiner l’ensemble des résultats, explorons d’abord les difficultés que la Loi de 2014 instituant des réformes visait à régler, ainsi que son élaboration.
L’insidieuse discipline de parti
Pendant des décennies, des observateurs et les députés eux-mêmes ont dénoncé la concentration massive du pouvoir aux mains des chefs de parti, une situation rendant les députés moins à même de représenter leur circonscription et de tenir le gouvernement responsable de ses actes2. Comme dans d’autres assemblées législatives de style Westminster fondées sur le mode de scrutin majoritaire uninominal à un tour, les députés du Canada sont élus à titre individuel plutôt qu’à titre de membres d’un parti et, en théorie, ils ont la liberté de voter selon leurs convictions personnelles à l’égard des mesures parlementaires. Dans la réalité toutefois, au cours des 20 dernières années, le Canada n’a élu qu’un seul député n’adhérant à aucun parti3.
Au Parlement, les députés d’un même parti votent de la même façon plus de 99 % du temps, en moyenne4. Certes, il n’est pas surprenant que les députés d’un même parti aient des visions similaires sur la plupart des questions, mais cette unité presque parfaite n’est pas naturelle. Compte tenu de la diversité des questions dont les députés débattent et des différentes communautés qu’ils représentent, les députés d’un même parti sont nécessairement souvent en désaccord. Pour assurer l’unité, les partis incitent donc les récalcitrants à rentrer dans les rangs. S’ils n’obtempèrent pas, ils subissent des mesures disciplinaires : leur temps de parole en Chambre est restreint, on les retire des comités, parfois même on les expulse.
Il fut un temps où les votes soumis à la discipline de parti étaient relativement restreints, et où les partis étaient plus tolérants envers les votes divergents5. Aujourd’hui, les partis s’attendent à ce que leurs députés votent à l’unisson dans pratiquement chaque dossier et, de plus en plus, à ce qu’ils témoignent de cette unité en dehors du Parlement; ainsi, les députés doivent aussi transmettre les messages du parti dans leurs échanges avec les citoyens et dans les médias sociaux6. Ce resserrement insidieux de la discipline de parti inquiète de plus en plus le public et les députés eux-mêmes, qui craignent que la représentation parlementaire tombe de plus en plus aux mains des chefs.
Pourquoi la discipline de parti prend-elle aujourd’hui toute cette place? Selon les chercheurs, depuis la Confédération, plusieurs facteurs (p. ex., la popularité grandissante des téléjournaux nationaux) ont contribué à l’influence croissante des chefs de parti aux dépens des députés; toutefois, deux changements institutionnels ont eu d’importants effets sur l’équilibre des pouvoirs, et ce, en faveur des chefs. Le premier changement est que les chefs de parti, autrefois choisis par leur groupe parlementaire seulement, sont désormais élus par les membres du parti. En théorie, ce changement favorise la démocratie au sein du parti, mais il réduit aussi la responsabilité des chefs envers le groupe parlementaire, puisqu’ils peuvent affirmer que leur mandat leur est conféré par le plus grand nombre. Les groupes parlementaires ont aussi perdu leur capacité de montrer la porte au chef ou d’enclencher l’examen de la direction du parti, ce qui élimine la menace de sanctions ou la révolte du groupe parlementaire.
Le deuxième changement découle des modifications apportées à la Loi électorale du Canada en 1974. Depuis ces modifications, c’est le chef de parti qui détermine le choix final des candidats. S’il est en désaccord avec le choix d’une association de circonscription, le chef peut contrecarrer la décision et opposer son veto pour rejeter tout candidat qui aurait défié son autorité. Conjointement, ces deux changements font que les députés ne peuvent pas choisir leur chef, mais que le chef peut choisir ses députés.
La Loi de 2014 instituant des réformes : la solution du compromis (ou une solution en péril?)
La Loi de 2014 instituant des réformes vise à donner des pouvoirs aux députés en contrecarrant les changements institutionnels susmentionnés. À cette fin, le texte modifie la Loi électorale du Canada pour exiger des députés de chaque groupe parlementaire reconnu de tenir un scrutin sur quatre éléments relatifs à la gestion du parti et du groupe lui-même dès sa première réunion après l’élection générale7. De façon précise, le scrutin vise à décider si les membres du groupe parlementaire peuvent :
- déterminer entre eux le statut des membres, par voie de scrutin;
- choisir leur président;
- déclencher l’examen de la direction du parti;
- élire un chef intérimaire, si le chef quitte son poste.
Si les députés rejettent ces pouvoirs, les décisions relatives à la composition du groupe parlementaire et au choix du président reviennent alors généralement au chef (notons toutefois que plusieurs partis, par tradition, élisent le président du groupe parlementaire); par ailleurs, l’examen de la direction du parti ne peut avoir lieu que par scrutin auprès des délégués dans le cadre d’un congrès de parti bisannuel, et le chef intérimaire est choisi par les membres de la direction du parti.
Les mesures prévues dans la Loi de 2014 instituant des réformes peuvent avoir l’air de broutilles administratives, mais dans les faits, elles peuvent accroître l’indépendance des députés pour mieux représenter les communautés qui les élisent. Par exemple, si les décisions relatives à la composition du groupe parlementaire sont prises par les députés eux-mêmes, le chef ne peut plus menacer d’expulsion le député qui ne respecterait pas la ligne du parti. De plus, si le président du groupe parlementaire est indépendant, il pourra favoriser un climat de liberté d’expression, dans lequel les députés pourront s’exprimer sur les décisions du parti. Ainsi, si un chef fait la sourde oreille, il risque de voir s’enclencher un examen de la direction du parti.
Certains détracteurs soutiendront que les députés possèdent déjà certains des pouvoirs que la Loi de 2014 instituant des réformes vise à leur octroyer. Avant cette loi, plusieurs partis permettaient déjà à leur groupe parlementaire d’élire leur président. À cet égard, rappelons-nous ce qui est arrivé à l’ancien chef du Parti libéral, Jean Chrétien, et à l’ancien chef de l’Alliance canadienne, Stockwell Day : il est clair que les chefs de parti qui perdent une part importante de l’appui du groupe parlementaire ont de la difficulté à demeurer en poste. Or, le conflit interne prolongé qui précède forcément le retrait de ces chefs, ainsi que les divisions qui s’ensuivent, montrent l’utilité de se doter d’un mécanisme limpide pour ce genre de situation. De plus, la Loi de 2014 instituant des réformes établit un mécanisme garantissant que tous les partis ont au moins la possibilité d’adopter des mesures similaires de démocratie interne au lieu de s’en remettre à des conventions ambiguës ou peu élaborées.
Si les dispositions de la Loi de 2014 instituant des réformes peuvent être aussi puissantes, pourquoi les rendre optionnelles? Dans sa version originale, la Loi visait l’application automatique des quatre règles à chaque groupe parlementaire. Plusieurs députés s’y sont toutefois opposés, craignant que l’application d’une solution uniforme limite la démocratie au sein des partis. Par conséquent, la Loi a été modifiée pour que chaque groupe parlementaire soit plutôt obligé de tenir un scrutin après chaque élection pour déterminer s’il adopte ou non les différentes modalités. Le scrutin doit avoir lieu sous la direction du député doyen de chaque groupe parlementaire dès la première réunion de celui-ci suivant l’élection générale. Les résultats doivent être communiqués au Président de la Chambre des communes.
D’entrée de jeu alors, la Loi se voulait un compromis : certains députés voulaient une plus grande indépendance par rapport à leur parti, et certains préféraient garder une certaine souplesse dans la gestion des affaires du groupe parlementaire.
Vous avez dit indépendance? Non merci, je suis député
Dans la pratique, qu’a donné la Loi de 2014 instituant des réformes? Le tableau 1 montre les résultats des scrutins tenus après les élections de 2015 et de 2019.
Le tableau montre bien que seul le groupe parlementaire des conservateurs a tenu les scrutins nécessaires après l’élection de 2015. Bien que le Parlement ait adopté la Loi quelques mois plus tôt avec l’appui de 88 % des néo-démocrates et de 83 % des libéraux, néo-démocrates et libéraux ont reporté les scrutins et ont dit avoir besoin de plus de temps pour étudier ces questions15. Le NPD a finalement tenu des scrutins en janvier 2016, bien après la première réunion de son groupe parlementaire. Les libéraux auraient quant à eux omis de respecter leurs obligations et n’auraient jamais tenu de scrutin.
Comme pour l’observation de la Loi, les résultats des scrutins de 2015 étaient très diversifiés. Les conservateurs ont adopté tous les pouvoirs offerts, à l’exception de celui sur l’examen de la direction du parti, et le NPD a décliné tous les pouvoirs.
Faisons un bond en 2019. Cette annéelà, les quatre partis officiels ont respecté la Loi et tenu les scrutins nécessaires après l’élection. Cette fois, la Loi a été bien observée, mais les députés ont continué de manifester peu d’intérêt à l’égard des mesures démocratiques offertes. Notons que le Parti libéral et le NPD ont décliné tous les pouvoirs offerts. Bien sûr, ces deux partis ont leurs propres mécanismes d’élection du président par les députés, mais leur vote a fait en sorte de laisser aux mains du chef tous les pouvoirs à l’égard de la composition du groupe parlementaire. Ce choix est surprenant dans le contexte où, à la législature précédente, le chef du Parti libéral, Justin Trudeau, et le chef du NPD, Jagmeet Singh, ont expulsé des députés de leur parti respectif sans consulter l’ensemble du groupe parlementaire.
Pour ce qui est des deux autres partis, le groupe parlementaire des conservateurs s’est octroyé un pouvoir de moins qu’en 2015, c’estàdire qu’il a rejeté le droit de choisir un chef intérimaire. Il est intéressant de constater que le Bloc Québécois a été plus enthousiaste et que son groupe parlementaire s’est octroyé trois des quatre pouvoirs disponibles. Jusqu’à ce jour, aucun groupe parlementaire ne s’est encore octroyé le pouvoir de déclencher l’examen de la direction du parti, soit le mécanisme le plus important en termes de décentralisation des pouvoirs.
Ce qui arrive dans le groupe parlementaire n’en sort pas?
Outre la question du respect, par les partis, de la Loi et des résultats des scrutins, pour évaluer les répercussions et le potentiel de la Loi, il faut examiner la façon dont les partis ont géré le processus. La Loi prévoit que les résultats doivent être communiqués au Président de la Chambre des communes; aucun parti n’a toutefois, de façon proactive, communiqué l’information au public. Dans les cas des deux élections examinées, le Parti conservateur a toutefois rapidement fourni les résultats des scrutins aux journalistes, qui les ont communiqués le même jour. Les présidents des groupes parlementaires du Bloc Québécois et du NPD ont quant à eux fourni au Centre Samara les résultats des scrutins de 2019, à notre demande. Il a été très surprenant de constater que le Parti libéral, pour des raisons de confidentialité, ne souhaitait pas la communication publique de ses résultats de 2019 (les médias ont toutefois obtenu l’information de manière détournée)16. Dans un contexte où trois des quatre groupes parlementaires partagent ouvertement les résultats de leurs scrutins – ceux du quatrième groupe étant révélés par des fuites –, nous espérons qu’un précédent a été établi, et que les présidents des groupes parlementaires voudront de plein gré communiquer les résultats au public.
Soulignons que le secret entourant les scrutins a aussi brouillé les efforts des médias et mené à des déclarations inexactes, parfois contradictoires17. Les médias ont aussi mal saisi la nature des scrutins. Par exemple, dans de nombreux articles qui ont suivi l’élection de 2019, les médias, s’exprimant sur le scrutin des députés conservateurs quant au pouvoir de déclencher l’examen de la direction du parti, l’ont présenté comme s’il s’agissait d’un référendum sur le leadership d’Andrew Scheer18. En réalité, le scrutin ne permettait que de déterminer si les députés devraient ultérieurement avoir le pouvoir de déclencher l’examen de la direction du parti.
Le fond de votre pensée
Les résultats décrits jusqu’ici sont déroutants : pourquoi les députés, largement en faveur de l’adoption, au début de 2015, de la Loi de 2014 instituant des réformes déclinent-ils les pouvoirs les plus importants que celleci peut leur conférer? La perspective des députés à l’égard de la discipline de parti et de leur relation avec le chef a-t-elle changé depuis?
Pour explorer ces questions, le Centre Samara a réalisé un sondage auprès des candidats à l’élection fédérale de 2019 pour savoir ce qu’ils pensaient de la représentation et du bon équilibre des pouvoirs entre les députés, le chef et les autres acteurs du parti. Le sondage a été mené en ligne, et les invitations ont été envoyées le 4 octobre à l’adresse courriel des candidats trouvée sur les sites Web des différents partis. Les candidats ont aussi reçu deux rappels. Nous avions prévu de terminer le sondage le jour de l’élection, mais nous avons finalement reporté le délai au 31 octobre, puisque des candidats ont dit être trop occupés pour remplir le sondage pendant leur campagne.
Dans le tableau 2, on trouve le résumé des réponses reçues des quatre partis qui avaient le statut de parti officiel à l’élection de 201919. Plus de 20 % des candidats du NPD y ont participé; le taux de réponse a été très inégal d’un parti à l’autre. Les députés du Bloc Québécois et du Parti conservateur ayant peu répondu, la pondération des données est peu susceptible de donner une image réaliste des choses. Tous les répondants ont été regroupés pour les résultats des figures 1 à 4. Puisque les répondants procédaient par auto-sélection, il est aussi impossible de fournir les intervalles de confiance et les marges d’erreur.
Malgré ces limites, les données montrent que les répondants croient massivement que les députés devraient s’octroyer les pouvoirs que leur offre la Loi de 2014 instituant des réformes. Un seul pouvoir ne fait pas l’unanimité, soit celui sur le déclenchement d’un examen de la direction du parti, que seule une faible majorité soutient. C’est aussi la seule question sur laquelle on note un désaccord majoritaire des répondants de chaque parti : près de 60 ٪ ou plus des répondants du Bloc Québécois, du Parti conservateur et du NPD ont répondu que les députés devraient avoir le pouvoir d’amorcer l’examen de la direction du parti, tandis que 50 % des répondants du Parti libéral ont refusé l’idée.
Il est très probable que les candidats qui étaient en faveur de la Loi de 2014 instituant des réformes soient plus susceptibles d’avoir répondu au sondage. Toutefois, le biais n’est peut-être pas aussi important qu’on pourrait le penser, puisque seulement 54 % des répondants ont indiqué avoir été au fait de la Loi avant le sondage. Ainsi, même si le taux de réponse inégal nous empêche de tirer des conclusions précises sur chaque parti, à l’exception peut-être du NPD, nous pouvons quand même supposer sans trop nous tromper qu’une part substantielle des candidats à l’élection fédérale de 2019 croyait que les députés devraient s’octroyer la plupart ou la totalité des pouvoirs offerts par la Loi21.
Le fait que les candidats à l’élection de 2019 ont appuyé la Loi sans toutefois s’octroyer ensuite les pouvoirs disponibles ressemble à ce qui s’est produit en 2015, alors que les députés ont adopté la Loi avant l’élection pour ensuite, en majeure partie, omettre de la respecter. Comment expliquer la répétition de ce fossé entre les idées des députés et leurs actions subséquentes?
De façon générale, l’engagement des députés à l’égard de la Loi de 2014 instituant des réformes depuis 2015 laisse supposer que, sans égard à leur vision personnelle, les députés hésitent à aller dans le sens de la Loi par crainte qu’on y voit une défiance envers le chef. Leur crainte pourrait expliquer pourquoi le mécanisme qui offre l’encadrement le plus efficace des pouvoirs du chef (soit la possibilité de déclencher l’examen de la direction du parti) est le seul qu’aucun groupe parlementaire n’a jamais adopté. Pour bien comprendre ce qui est à l’origine du fossé entre les convictions des députés et leurs décisions, il faudra toutefois réaliser des recherches plus poussées, et notamment mener des entrevues auprès des principaux intéressés.
Et maintenant?
La Loi de 2014 instituant des réformes n’est peut-être pas complètement à la dérive. Au moins, elle est mieux respectée, même si les députés n’ont rien fait de tangible pour s’approprier des pouvoirs démocratiques. La Loi a ceci de constructif qu’après chaque élection, elle ouvre une fenêtre de réflexion qui permet aux députés de s’interroger sur leur lien avec le parti. Il s’agit d’un petit contrepoids à l’intérieur d’un processus – l’accueil des nouveaux députés, le rassemblement d’un nouveau groupe parlementaire – dont la conduite relève largement du chef de parti. Isolément, il est toutefois improbable que cette réflexion apporte des changements importants.
Ceux qui parmi nous réfléchissent à la réforme parlementaire doivent s’attarder aux leçons tirées de la Loi de 2014 instituant des réformes. La principale leçon est peut-être que la culture peut l’emporter sur les changements institutionnels et législatifs. Dans le cas qui nous occupe, la solide tradition qui veut que le groupe parlementaire obéisse à son chef – ou s’expose à des représailles – s’entremêle avec les faiblesses de la Loi (exiger un scrutin plutôt que d’appliquer des mécanismes), ce qui aboutit, au final, à bien peu de changements. Compte tenu du poids de la culture, pour résoudre les problèmes du Parlement, il faudra agir sur de nombreux fronts, notamment en tentant de donner de l’assurance aux députés et en les amenant à adopter de nouvelles habitudes courageuses à l’égard de leurs fonctions et de leur lien avec le parti.
Nous avons aussi compris que l’acceptable peut nuire au bien. La version finale de la Loi de 2014 instituant des réformes était amoindrie, et les chefs de parti en ont exploité les failles. Les fruits de cette loi sont encore indéfinis. Ceux qui voudront réformer les partis pour les rendre plus démocratiques devront d’abord résoudre des questions stratégiques complexes, notamment déterminer ce qui est préférable : perdre sur une question de principe ou gagner l’acceptable (et l’imparfait).
Notes
- Lee Berthiaume, « Liberals, NDP Delay Vote on Much-Debated Caucus Reforms », Ottawa Citizen (blogue), 6 novembre 2015, https://ottawacitizen.com/news/politics/liberals-ndp-delay-vote-on-much-debated-caucus-reforms.
- Jeffrey Simpson, The Friendly Dictatorship, Toronto, McClelland & Stewart, 2001; Donald Savoie, Governing from the Centre: The Concentration of Power in Canadian Politics, Toronto, Presses de l’Université de Toronto, 1999; Alison Loat et Michael MacMillan, Tragedy in the Commons: Former Members of Parliament Speak Out About Canada’s Failing Democracy, Toronto, Random House, 2014.
- André Arthur a été député indépendant de Portneuf—Jacques-Cartier de 2006 à 2011.
- Paul E.J. Thomas, Adelina Petit-Vouriot et Michael Morden, House Inspection: A Retrospective of the 42nd Parliament, Toronto, Centre Samara pour la démocratie, 2020.
- Jean-François Godbout et Bjørn Høyland, « Unity in Diversity? The Development of Political Parties in the Parliament of Canada, 1867–2011 », British Journal of Political Science, vol. 47, no 03, juillet 2017, p. 545 à 569, https://doi.org/10.1017/S0007123415000368.
- Alex Marland, Brand Command: Canadian Politics and Democracy in the Age of Message Control, Vancouver, Toronto, UBC Press, 2016.
- Au sens de la Loi sur le Parlement du Canada, un groupe parlementaire reconnu comprend au moins 12 députés.
- Kady O’Malley, « Process Nerd: Did Liberals Break the Law by Not Voting on Caucus Expulsions? », IPolitics, 10 avril 2019, https://ipolitics.ca/2019/04/10/process-nerd-did-liberals-break-the-law-by-not-voting-on-caucus-expulsions/.
- Berthiaume, « Liberals, NDP Delay Vote on Much-Debated Caucus Reforms. »
- Correspondance avec l’ancien député du groupe parlementaire du NPD.
- Campbell Clark, « Liberal MPs Still Seem to Think They Operate like a Private Club », The Globe and Mail, 11 décembre 2019, https://www.theglobeandmail.com/politics/article-liberal-mps-still-seem-to-think-they-operate-like-a-private-club/.
- Rachel Aiello, « Scheer Says Caucus United after Conservative MPs Decide against Leadership Vote, » CTV News, 6 novembre 2019, https://www.ctvnews.ca/politics/scheer-says-caucus-united-after-conservative-mps-decide-against-leadership-vote-1.4672597.
- Correspondance avec un député du groupe parlementaire du Bloc Québécois. Remarque : le Bloc n’a pas tenu de scrutin en 2015 puisqu’il n’avait pas le statut de parti officiel.
- Correspondance avec un député du groupe parlementaire du NPD.
- Berthiaume, « Liberals, NDP Delay Vote on Much-Debated Caucus Reforms. »
- Clark, « Liberal MPs Still Seem to Think They Operate like a Private Club. »
- Par exemple, certains articles indiquent que le NPD n’a pas tenu les scrutins requis par la Loi de 2014 instituant des réformes après l’élection de 2015; les scrutins ont en fait eu lieu au début de 2016. Pour un exemple, voir Chris Selley, « The Reform Act Is Back, and Ready for More Abuse, Thanks to SNC-Lavalin Affair », National Post, 9 avril 2019, https://nationalpost.com/opinion/chris-selley-the-final-humiliation-for-michael-chongs-reform-act.
- Aiello, « Scheer Says Caucus United after Conservative MPs Decide against Leadership Vote ».
- Ont aussi participé au sondage 94 candidats du Parti vert et 60 candidats du Parti populaire.
- Certains répondants ont fourni des renseignements démographiques sans toutefois répondre aux sections substantielles du sondage.
- Au moins 60 % des 70 candidats du NPD ont répondu être en faveur de l’obtention de chacun des pouvoirs offerts, mais les députés du parti n’ont finalement pris aucun des pouvoirs au terme des scrutins exigés par la Loi de 2014 instituant des réformes après l’élection.