Le wampum à deux rangs : la métaphore de la coexistence n’a t elle plus sa raison d’être?

Article 4 / 8 , Vol 42 No. 2 (Été)

Le wampum à deux rangs : la métaphore de la coexistence n’a t elle plus sa raison d’être?

Dans le présent article – qui est une version abrégée et révisée d’un rapport de recherche universitaire –, l’auteur met en lumière certaines caractéristiques de l’Assemblée législative de type consensuel des Territoires du Nord-Ouest. Il examine où ce type d’assemblée se situe tant dans les traditions culturelles politiques des peuples autochtones des Territoires du Nord-Ouest (les Dénés, les Métis et les Inuvialuits) que dans la culture politique canadienne inspirée du régime parlementaire de Westminster. Selon l’auteur, le gouvernement de type consensuel des Territoires du Nord-Ouest a une structure unique qui lui permet de répondre aux besoins des résidents. Sans conclure que l’on pourrait ou devrait entièrement exporter ce système au sein des gouvernements autochtones ou des parlements canadiens, il démontre qu’en poursuivant un objectif commun et en faisant preuve de créativité politique, on peut trouver de nouvelles façons de définir un troisième espace normatif partagé, étincelant tels les joyaux qui forment les eaux du wampum à deux rangs.

Tim Mercer

Le Gus-Wen-Tah , ou wampum à deux rangs, a été

initialement négocié entre les colons néerlandais et

les nations de la Confédération de Haudenosaunee.

Il a servi de modèle aux traités ultérieurs conclus avec

les Britanniques, notamment celui adopté à Niagara en

1764, à la suite de la Proclamation royale de 17631 . Les

rangs de perles pourpres du wampum symbolisent les

deux peuples distincts, chacun naviguant à bord de sa

propre embarcation sans essayer de diriger ou d’entraver

celle de son voisin. Les trois rangs de perles blanches

symbolisent quant à elles la rivière commune, ainsi que

la paix, le respect et l’amitié2 .

Le wampum à deux rangs renvoie à une interprétation

du premier traité et des traités ultérieurs par les peuples

autochtones qui diffère radicalement de l’interprétation

moderne qu’en font les Canadiens non autochtones. Il

ne symbolise pas un abandon de la souveraineté aux

mains de la Couronne, l’abolition des titres fonciers ni

le consentement à se conformer aux lois d’une autre

nation. Il évoque la vision de deux peuples distincts

et indépendants qui cheminent ensemble, où chacun

respecte la souveraineté et l’indépendance de l’autre,

et qui ont une volonté commune de vivre en paix,

d’entretenir des relations amicales et d’adhérer au

principe de noningérence.

Les rapports qu’entretient le Canada avec les peuples

autochtones deux siècles et demi plus tard – et le triste

passé qui en est à l’origine – n’ont pas grandchose à

voir avec cette métaphore fondamentale. Alors même

que les peuples autochtones et non autochtones font de

véritables efforts pour créer une relation postcoloniale,

ils se retrouvent devant un dilemme : la voie vers la

décolonisation et l’autonomie gouvernementale consistet-

elle à faire de l’espace aux peuples autochtones

au sein des institutions actuelles du gouvernement

canadien (à l’image du navire des colons, qui laisse de

la distance entre lui et l’embarcation de ses voisins) ou

si ces institutions communes vont fondamentalement

à l’encontre de la relation de nation à nation imaginée

dans le wampum à deux rangs et du droit inhérent à

l’autonomie gouvernementale?

 

Le présent article propose une interprétation possible

de la métaphore du wampum à deux rangs qui respecte

la particularité de chacun des rangs de perles pourpres

de la ceinture wampum, mais met l’accent sur la rivière

formée de perles blanches reliées les unes aux autres sur

laquelle naviguent les deux nations. Le gouvernement

de consensus des Territoires du Nord-Ouest a adapté

le système parlementaire de Westminster pour tenir

compte des aspects communs de la culture politique des

Autochtones. Cette forme de gouvernement public adhère

également au principe d’autonomie gouvernementale

des Autochtones et repose sur la collaboration avec les

gouvernements autochtones afin de servir les intérêts

d’une population qui pourrait être représentée par l’un

22 REVUE PARLEMENTAIRE CANADIENNE/ ÉTÉ 2019

ou l’autre gouvernement. L’exemple des Territoires du

Nord-Ouest montre que l’autonomie gouvernementale

des Autochtones et le partage des institutions publiques

ne sont pas incompatibles; ils peuvent coexister, s’adapter

et réussir. Même si elles sont loin d’être parfaites, les

institutions du gouvernement public des Territoires

du Nord-Ouest montrent qu’une interprétation plus

globale du wampum à deux rangs est à la fois possible et

instructive, et qu’elle pourrait également être inévitable.

L’Assemblée législative de type consensuel des

Territoires du Nord-Ouest

On dit souvent que les Territoires du Nord-Ouest

sont la mine d’où est née la plus grande partie du

Canada. Les territoires de l’ancienne Compagnie de la

Baie d’Hudson, soit la Terre de Rupert et le Territoire

du Nord-Ouest, ont été exclus de la Confédération

en 1867 en raison de la rébellion de la rivière Rouge,

mais cédés au Canada en 1870, lors de la résolution du

conflit et de la création de la province du Manitoba. Ses

frontières politiques englobaient jadis l’actuel territoire

de l’Alberta, de la Saskatchewan, du Manitoba, de

vastes portions de l’Ontario et du Québec, ainsi que

le Yukon et le Nunavut. Aussi l’Assemblée législative

des Territoires du Nord-Ouest comptetelle parmi

les institutions parlementaires les plus anciennes au

Canada.

Frederick Haultain est le premier ministre des

Territoires du Nord-Ouest de 1897, année où ils

accèdent à un gouvernement responsable, jusqu’à 1905,

au moment de la création des provinces de l’Alberta et

de la Saskatchewan. Haultain est une figure de proue du

mouvement en faveur de la création d’une seule province

du Nord-Ouest dépourvue de partis politiques, qui,

selon lui, sont incompatibles avec le fonctionnement

efficace d’un gouvernement responsable. Bien qu’il soit

exagéré d’attribuer à Haultain le type de gouvernement

de consensus adopté dans les Territoires du Nord-Ouest

aujourd’hui, sa vision témoigne d’un malaise naturel à

l’égard des affrontements propres à la culture politique

qui ne sont pas ancrés dans cette tradition.

Après 1905, l’Assemblée législative des Territoires a

été abolie et remplacée par un commissaire et un conseil

nommés, des postes qui ont tous été comblés par des

fonctionnaires fédéraux d’Ottawa. Le conseil demeure

largement inactif jusqu’en 1921, année de la découverte

de pétrole à Norman Wells et de la naissance du besoin

de négocier de toute urgence des traités avec les

peuples autochtones de la vallée du Mackenzie. Dans

les années qui suivent, un gouvernement représentatif

et responsable est rétabli très progressivement dans les

Territoires du Nord-Ouest, à commencer par l’ajout de

trois députés élus du district de Mackenzie en 1951. Le

commissaire et l’administration territoriale à Ottawa

sont alors relocalisés d’Ottawa à Yellowknife en 1967.

Dès lors, la taille et le pouvoir du conseil élu s’étendent

lentement mais sûrement jusqu’à ce que, en 1975, ses

15 membres soient tous des résidents du Nord élus. Fait

à noter, c’est la première fois dans l’histoire canadienne

qu’un organe législatif est composé d’une majorité de

députés autochtones. Et c’est toujours le cas aujourd’hui.

Ce n’est qu’en 1987 que la présidence du Conseil exécutif,

ou Cabinet, passe des mains du commissaire, encore un

fonctionnaire fédéral, à celles d’un député élu choisi

par ses collègues de l’Assemblée. La politique de parti

ne s’est pas enracinée dans un groupe aussi hybride où

Le wampum à deux rangs : Les rangs de perles pourpres du wampum symbolisent les deux peuples distincts, chacun

naviguant à bord de sa propre embarcation sans essayer de diriger ou d’entraver celle de son voisin. Les trois rangs

de perles blanches symbolisent quant à elles la rivière commune, ainsi que la paix, le respect et l’amitié.

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se mélangeaient des députés nommés et des députés

élus. Des candidats affiliés à des partis politiques se

sont présentés aux élections ces dernières années,

mais aucun d’entre eux n’a été élu. De façon générale,

les habitants des Territoires du Nord-Ouest voient les

partis politiques comme des « institutions politiques

étrangères importées du Sud qui pourraient empêcher

le Nord de se développer selon ses caractéristiques

propres sur le plan politique3 ».

La structure et le fonctionnement de l’Assemblée

législative des Territoires du Nord-Ouest sont demeurés

plutôt constants depuis le retour d’un gouvernement

responsable dans les années 1980. Après la partition,

en 1999, le Nunavut et ce qui restait des Territoires

du Nord-Ouest ont conservé en grande partie le

même régime, que l’on qualifie habituellement de

« gouvernement de consensus » dans les deux territoires.

À une date fixe tous les quatre ans se tient une élection

générale pour faire élire un seul député dans chacune

des 19 circonscriptions électorales. En l’absence de

partis politiques, les candidats se présentent à titre

d’indépendants. Les résultats dépendent largement

de la personnalité des candidats et de leur parcours

personnel plutôt que de leur adhésion à un parti, de la

popularité du chef du parti, d’une idéologie ou d’un

ensemble de propositions de politiques.

Après chaque élection générale et avant la nomination

du premier ministre et du Cabinet, les 19 députés élus se

réunissent en privé durant plusieurs jours pour définir

la vision et les priorités stratégiques qui orienteront

les travaux de l’Assemblée. Les discussions ont lieu

en caucus, et c’est là l’une des caractéristiques les

plus distinctives du gouvernement de consensus. En

l’absence de partis politiques, le caucus est formé des

19 députés. En plus d’établir l’orientation stratégique

générale de l’Assemblée législative, le caucus se

réunit régulièrement durant la session parlementaire

pour discuter du calendrier des séances, du moment

où auront lieu les grands débats, de la nomination

d’agents indépendants de la Chambre et des questions

administratives qui concernent tous les députés. On

attend des députés qu’ils participent aux discussions

du caucus sans se laisser influencer par les liens de

solidarité tissés au sein du Cabinet ni par les attentes

qui pèsent généralement sur certaines fonctions, comme

celles de premier ministre, de Président de l’Assemblée

ou de président de comité. Cette réalité diffère des

caucus des partis politiques, qui agissent davantage

comme des « conseils de guerre » politiques.

Après l’élection du Président de l’Assemblée, les

députés élisent, parmi leurs collègues, les membres du

Cabinet, formé d’un premier ministre et de six ministres.

Le premier ministre n’a pas besoin de provenir d’une

circonscription particulière, mais deux des ministres

doivent représenter des circonscriptions de l’une des trois

régions géographiques des Territoires du Nord-Ouest,

c’estàdire Yellowknife ainsi que les circonscriptions

au nord et au sud des Grand lac des Esclaves. Bien

qu’il revienne au premier ministre d’assigner les

différents portefeuilles à chaque ministre, il ne choisit

pas les membres du Cabinet et n’a pas le pouvoir de

révoquer les nominations. Contrairement aux premiers

ministres fédéral ou provinciaux, le premier ministre

des Territoires du Nord-Ouest n’a pas le pouvoir de

dissoudre l’Assemblée législative ni de convoquer des

élections. Seul le commissaire, sur recommandation de

la majorité des députés, peut dissoudre l’Assemblée

législative avant la fin de son mandat fixe. Sans le

pouvoir structurel généralement accordé aux premiers

ministres dans les institutions démocratiques libérales

du Canada, le premier ministre des Territoires du Nord-

Ouest est véritablement le premier parmi ses pairs. Pour

être un bon dirigeant, il doit s’en remettre à la fois à son

inspiration, à son influence et à sa sagesse.

Les 11 autres députés, dits « simples députés », sont

affectés à divers comités permanents de la Chambre et,

dans une certaine mesure, travaillent ensemble pour

demander des comptes au Cabinet. Mais surtout, ils ne se

présentent pas comme un « gouvernement en attente ».

Leur but ultime n’est pas de discréditer, d’embarrasser

ou de défaire le gouvernement. Au contraire, les

simples députés, que ce soit individuellement ou

collectivement en comités et en caucus, travaillent

en étroite collaboration avec le gouvernement pour

élaborer des politiques publiques. La partisanerie érigée

en système, qui est à la base des autres parlements au

Canada, n’existe pas aux Territoires du Nord-Ouest.

Les députés de l’opposition concentrent plutôt leurs

efforts pour accomplir ce que Peter Aucoin, Mark Jarvis

et Lori Turnbull décrivent comme étant la « mission

fondamentale traditionnelle » d’un parlement : étudier,

puis approuver ou rejeter les mesures législatives

proposées; examiner minutieusement l’administration

des affaires publiques par le gouvernement; tenir les

ministres responsables de leur bilan, collectivement

et individuellement; et retirer sa confiance au

gouvernement, lorsqu’ils le jugent nécessaire4 .

Le Cabinet cherche normalement à obtenir un appui

unanime à ses propositions législatives et budgétaires et,

en règle générale, il y parvient. Le concept d’« opposition

officielle » n’existe pas, ce qui ne veut pas dire que le

Cabinet a carte blanche pour gouverner sans la moindre

surveillance ou obligation de rendre des comptes. En

fait, comme les simples députés ne s’opposent pas au

gouvernement uniquement de façon dogmatique, les

critiques qu’ils formulent sont considérées comme

étant sincères et sensées. Il arrive que des ministres

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soient relevés de leurs fonctions et que des désaccords

dégénèrent et laissent place à l’animosité et à la

méfiance, mais ce n’est ni courant ni attendu. Comme

l’a fait observer le professeur Graham White, « c’est

la possibilité et la fréquence de l’accommodement,

de la coopération et du compromis qui définissent le

gouvernement de consensus5 ».

Les comités permanents jouent un rôle actif et

important dans la création de politiques et la prestation

de services publics dans les Territoires du Nord-Ouest.

En l’absence d’affiliation à des partis politiques et de

discipline partisane, les députés sont libres d’engager

un dialogue franc et honnêtes avec les ministres au sujet

des propositions en matière législatives, budgétaires ou

de politiques. Naturellement, les ministres consultent

les députés et les comités avant de mettre la touche finale

à des initiatives importantes ou de les annoncer. Dans

une assemblée législative partisane, les simples députés

n’ont accès aux détails d’un projet de loi ou d’un budget

pour la première fois qu’au moment de sa présentation

officielle à la Chambre, alors que, dans un gouvernement

de consensus, on sollicite les commentaires des membres

des comités permanents sur les versions préliminaires

des projets de loi et des budgets avant qu’ils ne soient

approuvés par le Cabinet et déposés à l’Assemblée

législative pour ensuite faire l’objet d’un débat public.

Les membres des comités permanents se déplacent

beaucoup dans tous les Territoires du Nord-Ouest pour

consulter la population au sujet des projets de loi que

leur a renvoyés la chambre, et les consultations mènent

souvent à des amendements aux projets de loi avec, ou

plus rarement sans, le consentement du gouvernement.

Les ministres ne sont aucunement obligés d’obtenir

l’approbation des comités pour chacun de leurs faits

et gestes, mais s’ils refusent de collaborer avec un

comité sur des questions importantes touchant les

politiques publiques, ils enfreignent les principes du

gouvernement de consensus. Cela fait contraste avec

les assemblées législatives partisanes, où les divisions

idéologiques de la Chambre se reflètent dans les comités,

et représentent, par conséquent, beaucoup plus que des

Chambre de l’Assemblée législative des Territoires du Nord-Ouest.

REVUE PARLEMENTAIRE CANADIENNE/ ÉTÉ 2019 25

obstacles à la procédure que doit surmonter le parti au

pouvoir et tout puissant.

Bien que l’apparence et l’ambiance de l’Assemblée

législative des Territoires du Nord-Ouest soient

manifestement inspirées de Westminster, qu’il s’agisse

de la toge des greffiers à l’adoption presque totale des

règles de procédure britanniques, il existe des différences

notables. Les plus évidentes sont la conception et le

fonctionnement de l’enceinte législative, tous deux

imprégnés de symbolisme autochtone. La pièce est

circulaire, comme la base d’un tipi ou d’un igloo

traditionnel. Cette forme unique a été créée pour éviter

l’impression d’opposition qui se dégage de la plupart des

parlements et symboliser l’esprit d’unité. On y encourage

les députés à porter des habits autochtones traditionnels

et, outre le français et l’anglais, neuf langues autochtones

y ont un statut officiel.

Pour les personnes qui ont l’habitude des débats

parlementaires houleux, la relative civilité manifestée

à l’Assemblée législative des Territoires du Nord-Ouest

ressort immédiatement. Lorsqu’un député prend la

parole, les interruptions, le chahut ou les conversations

en aparté sont mal vus. Il est rare que le Président doive

intervenir pour ramener l’ordre dans un débat, mais

lorsque, exceptionnellement, la conduite d’un député

est jugée non parlementaire, des excuses sincères sont

généralement présentées et acceptées. La plupart

du temps, les députés profitent de la période des

questions pour demander aux ministres des réponses

ou des engagements publics et non pour tenter de les

discréditer, de les embarrasser ou de marquer des points

politiques. Il est rare qu’un échange entre un simple

député et un ministre ne soit pas ponctué des mots « s’il

vous plaît » et « merci ». Contrairement aux assemblées

législatives partisanes, où les partis sont divisés tant

physiquement qu’idéologiquement, les députés de

l’Assemblée législative des Territoires du Nord-Ouest

partagent un salon commun à l’arrière de la Chambre, où

ils socialisent et mangent ensemble pendant les pauses

durant les jours de séance.

Non seulement les débats sont courtois, mais ils sont

aussi relativement sincères et réfléchis. En l’absence de

la discipline de parti, les députés peuvent s’exprimer

librement au nom de leurs concitoyens ou présenter leurs

points de vue sur des questions à l’étude. Les avis et les

positions changent souvent pour permettre de trouver

des solutions qui gagneront l’appui de la majorité. Les

règles de la Chambre la tenue de longs débats. Peu

de limites de temps sont imposées aux discours des

députés, et celles qui existent sont habituellement mises

de côté par consentement unanime. Dans les faits, il

est fréquent que les députés acceptent à l’unanimité de

prolonger la période de questions audelà de la généreuse

heure quotidienne déjà prévue. Bien que tout député

puisse proposer la clôture du débat, les baillons sont peu

utilisés. Les règles de la Chambre favorisent davantage le

débat approfondi et libre que l’efficacité et la gestion du

temps. En ce sens, l’Assemblée législative des Territoires

du Nord-Ouest est plus fidèle à la notion de parlement

comme tribune d’expression libre et ouverte d’idées que

les assemblées législatives partisanes et plus conforme

à la culture politique traditionnelle des Autochtones du

Nord.

Le gouvernement de consensus permet à tous les

députés élus de jouer un rôle direct et significatif dans

l’élaboration des politiques publiques. Comme il en

a été question précédemment, la vision et les priorités

stratégiques du gouvernement sont établies par tous les

députés avant l’élection du Cabinet. De cette façon, le

gouvernement tient compte des points de vue de toutes

les régions et de toute la population des Territoires du

Nord-Ouest dans le cadre de son mandat. Personne

n’est mis à l’écart du processus décisionnel simplement

à cause de son affiliation à un parti d’opposition. Tous

les députés ont la même possibilité de se présenter

comme candidats au Cabinet et d’en faire partie. Étant

donné la situation de minorité perpétuelle du Cabinet,

l’opinion de tous les députés est sollicitée et souvent

prise en compte. Les comités permanents offrent

aux députés qui ne siègent pas au Cabinet l’occasion

unique d’examiner les budgets, les projets de loi et les

propositions de politiques bien avant leur rédaction ou

leur présentation officielle à la Chambre, et d’avoir leur

mot à dire. Lorsque les projets de loi et les budgets sont

présentés à l’Assemblée législative, ils ont généralement

fait l’objet d’une étude approfondie par les simples

députés et les comités permanents. La possibilité qu’ont

tous les députés élus de jouer un rôle direct et significatif

dans l’élaboration des politiques publiques, sans égard

à l’idéologie ou à l’appartenance politique, est vue par

beaucoup comme l’essence même du gouvernement de

consensus.

Alors que dans une assemblée législative partisane,

les députés de l’opposition doivent souvent attendre

un changement de gouvernement pour apporter de

véritables changements, dans le gouvernement de

consensus adopté dans les Territoires du Nord-Ouest, le

tir peut être corrigé plus fréquemment par les députés

qui n’ont pas joint les rangs du Cabinet. Les projets de

loi d’initiative parlementaire ont la même priorité que

ceux parrainés par le gouvernement et ils constituent un

moyen efficace pour la Chambre d’imposer sa volonté à

un Cabinet réticent. Le fait que ce type de projet de loi soit

rarement utilisé indique probablement que les députés

parviennent généralement à atteindre leurs objectifs

législatifs en travaillant étroitement avec les ministres

et le Cabinet. Comme les ministres sont nommés par

26 REVUE PARLEMENTAIRE CANADIENNE/ ÉTÉ 2019

toute la Chambre, ils ont une forte obligation de rendre

des comptes et de répondre aux demandes des députés.

Comme dans tout gouvernement minoritaire, le Cabinet

doit avoir l’appui d’au moins une partie des simples

députés pour gouverner. Il ne peut imposer ses propres

idées à l’Assemblée législative. Étant donné que le premier

ministre n’a pas le pouvoir de dissoudre l’Assemblée

législative, le Cabinet ne peut s’adresser directement à

l’électorat sans consulter d’abord les simples députés.

Les deux « côtés » de la Chambre doivent travailler de

concert pour gouverner efficacement.

Comme tout système, le gouvernement de consensus

n’est pas dépourvu de lacunes. Durant la période qui

a mené à la création du Nunavut en 1999, il y a eu de

vastes discussions concernant la constitution de choix

des parties restantes des Territoires du Nord-Ouest. La

principale tension sousjacente à ces discussions portait

sur la légitimité du gouvernement public, qui, selon ce

que croyaient – et continuent de croire – de nombreux

groupes autochtones, est un régime colonial imposé aux

peuples autochtones du Nord par le Sud du Canada, d’une

part, et le droit inhérent à l’autonomie gouvernementale

d’autre part. Cette tension se fait davantage sentir chez

ces groupes autochtones, majoritairement des régions du

Sud du territoire, qui ont signé des traités officiels avec la

Couronne en 1898 et en 1921. Ceux qui n’ont pas signé de

traités, notamment les Inuvialuits de la région du delta

du Mackenzie, sont plus à l’aise de négocier des ententes

territoriales et sur l’autonomie gouvernementale avec le

gouvernement territorial comme partenaire futur.

Malgré les nombreuses adaptations pour tenir

compte de la culture politique des Autochtones du

Nord, beaucoup de députés autochtones continuent

de croire que le gouvernement de consensus est trop

influencé et limité par la tradition de Westminster. Le

premier ministre et le Cabinet sont perpétuellement

minoritaires, mais leur capacité d’agir à l’unisson au sein

de l’assemblée leur donne un pouvoir considérable. Sur

des questions controversées, il leur suffit d’avoir le vote

de trois simples députés pour obtenir la majorité des

voix. C’est pourquoi certains voient le gouvernement

de consensus comme une série d’alliances temporaires

entre le Cabinet et les divers groupes de députés, selon la

question à l’étude, ce qui entraîne souvent des tensions

et de la division parmi les 11 députés ne faisant pas

partie du Cabinet et les incite à mettre de côté l’esprit de

coopération au profit de leur intérêt personnel.

Enfin, si le gouvernement de consensus du point de

vue politique est représentatif de la culture politique des

Autochtones du Nord, la structure bureaucratique des

territoires et son fonctionnement sont typiques du Sud,

tant en raison de son évolution que de la complexité des

programmes et des services offerts.

Les années fondamentales dans l’évolution de

la fonction publique du Nord ont été celles où

l’administration et la politique étaient gérées et

administrées par des fonctionnaires fédéraux et des

personnes nommées par le fédéral. La fonction publique

des territoires qui s’est mise en place sous ce régime se

rapproche davantage de la structure bureaucratique

fédérale, à plus petite échelle, que d’un système

d’administration propre au Nord et orienté vers les

Autochtones, et il ne faut pas s’en étonner6 .

Comme le gouvernement des Territoires du Nord-

Ouest offre la même étendue de services que ses

homologues provinciaux et reçoit la plus grande partie

de son financement de sources fédérales, une certaine

cohérence administrative est vue comme nécessaire,

tant pour assurer la prestation efficace des services

que pour légitimer le gouvernement des Territoires

du Nord-Ouest aux yeux des autres gouvernements

canadiens. Résultat : la fonction publique des territoires

se caractérise par la hiérarchie, la concentration du

pouvoir et l’adhésion à des règles strictes, impersonnelles

et, parfois, inflexibles. L’une de ces règles, le principe

du mérite, privilégie les études dans un cadre officiel

et l’expérience pertinente – inspirées en grande partie

des normes du Sud –, contribue à la sousreprésentation

des Autochtones dans les échelons supérieurs de la

fonction publique. Chose tout aussi importante, le

rôle fondamental joué par la fonction publique dans

l’élaboration et la prestation des services publics est

parfois déphasé par rapport à la culture traditionnelle

des Autochtones du Nord.

Les députés qui siègent dans cette version propre au

Nord du modèle de Westminster ont fait savoir qu’ils

désiraient ardemment conserver les caractéristiques qui

la distinguent et, plus précisément, qu’ils rejetaient la

politique partisane. Dans un sondage mené en 2008,

les 19 députés se sont dits d’avis que le gouvernement

de consensus continuera de répondre aux besoins

des Territoires du Nord-Ouest, et 87 % d’entre eux

s’opposaient à l’instauration de la politique partisane7 .

Les quelques tentatives pour faire élire des candidats

sous la bannière d’un parti ont échoué. Il est difficile

de savoir si ces échecs électoraux étaient attribuables

à un rejet des candidats euxmêmes, de leurs partis ou

de la politique partisane en général. Il semblerait que

le gouvernement de consensus constitue une adaptation

du régime de Westminster qui serve au mieux les valeurs

et les traditions de toute la population des Territoires du

Nord-Ouest, autochtone et non autochtone.

Seul le temps nous dira dans quelle mesure le

gouvernement de consensus des Territoires du Nord-

Ouest peut résister à la pression et à l’incertitude

grandissantes causées par l’autonomie gouvernementale

REVUE PARLEMENTAIRE CANADIENNE/ ÉTÉ 2019 27

des Autochtones, l’urbanisation et la vision constante

que la solution aux lacunes réside dans la politique

partisane. Les peuples déné et tlicho ont été les

premiers à négocier un accord global sur l’autonomie

gouvernementale dans les Territoires du Nord-Ouest en

2003. Fait intéressant, dans les 15 ans qui ont suivi la

signature de l’accord, le gouvernement tlicho a réclamé

une représentation accrue, et non moindre, à l’Assemblée

législative des Territoires du Nord-Ouest, afin de refléter

sa population grandissante. Leur situation est bien

différente de celle des Dénés de la région du Deh Cho,

pour qui les négociations sur les terres et l’autonomie

gouvernementale stagnent depuis des années en

raison de la réticence à reconnaître le gouvernement

des Territoires du Nord-Ouest, et surtout à négocier

avec lui. L’obligation constitutionnelle de respecter

le principe de la représentation selon la population

force l’augmentation du nombre de représentants à

l’Assemblée législative provenant des centres urbains

en plein essor, en particulier Yellowknife. Le fait que les

communautés majoritairement autochtones à l’extérieur

de Yellowknife soient réticentes à ce que l’on ajoute des

sièges à l’Assemblée législative incite certains à réclamer

des partis politiques pour assurer une représentation

équitable. Par contre, le spectre d’un système reposant

sur des partis politiques segmentés en fonction de

clivages raciaux suscite de l’inquiétude. Et comme en

témoigne l’histoire, dès lors que des partis politiques

se retrouvent dans des assemblées législatives, il est

difficile de les faire disparaître.

Conclusion

Dans son rapport final, la Commission de vérité et

réconciliation du Canada a formulé 94 appels à l’action

pour surmonter les séquelles laissées par les pensionnats

indiens et favoriser le processus de réconciliation au

Canada. Voici l’un de ces appels à l’action :

45. Nous demandons au gouvernement du

Canada d’élaborer, en son nom et au nom

de tous les Canadiens, et de concert avec les

peuples autochtones, une proclamation royale

de réconciliation qui sera publiée par l’État. La

proclamation s’appuierait sur la Proclamation

royale de 1763 et le Traité du Niagara de 1764,

et réaffirmerait la relation de nation à nation

entre les peuples autochtones et l’État. La

proclamation comprendrait, mais sans s’y limiter,

les engagements suivants :

iv. concilier les affaires constitutionnelles et

juridiques des peuples autochtones et de l’État

pour s’assurer que les peuples autochtones

sont des partenaires à part entière au sein de la

Confédération, ce qui englobe la reconnaissance

des lois et des traditions juridiques autochtones et

leur intégration dans la négociation et la mise en

oeuvre des traités, des revendications territoriales

et de toute autre entente constructive8.

À première vue, cet appel à l’action est incohérent

en soi. D’un côté, il demande à réaffirmer la relation

de nation à nation négociée dans le cadre du Traité du

Niagara et symbolisée par le wampum à deux rangs.

Par ailleurs, l’impression que cette proclamation

doit être émise par la Couronne remet en question le

fondement même du droit inhérent à l’autonomie

gouvernementale. De l’autre côté, il énonce l’inclusion

des peuples autochtones, des partenaires à part entière

au sein de la Confédération, comme étant une condition

préalable fondamentale à la réconciliation. Comment

les peuples autochtones peuventils s’identifier à la

fois comme citoyens canadiens et membres de nations

autonomes? La citoyenneté partagée ne supposetelle pas

la subordination des identités culturelles à une autorité

commune lorsque des incohérences se présentent?

Afin de remédier à cette apparente incohérence,

Melissa Williams propose une conception de citoyenneté

fondée sur le « destin partagé » plutôt que sur « l’identité

partagée ».

L’idée fondamentale, c’est que l’on se retrouve dans

des réseaux de relations avec d’autres êtres humains qui

modèlent profondément nos vies, que nous choisissions

consciemment ou non de participer à ces réseaux ou que

nous acceptions volontairement ou non d’en faire partie.

Ce qui nous unit et qui fait que nous partageons le même

destin, c’est que nos gestes ont des conséquences pour

d’autres êtres humains, et que les gestes d’autres êtres

humains ont des conséquences pour nous9 .

Autrement dit, même si les cultures politiques des

peuples autochtones et non autochtones sont très

différentes l’une de l’autre, voire, à certains égards,

totalement incompatibles, notre interdépendance fait

en sorte qu’il n’y a pas d’autre solution acceptable

que de travailler ensemble pour assurer la pérennité

et la prospérité de nos sociétés. En raison du droit

inhérent à l’autonomie gouvernementale, une multitude

d’institutions autochtones émergeront dans le paysage

politique canadien, tels les joyaux dans le filet d’Indra.

Notre réussite à évoluer dans cette nouvelle réalité ne se

mesure pas à la façon dont nous faisons notre chemin

chacun de notre côté, mais plutôt aux moyens créatifs

que nous trouverons pour travailler ensemble pendant

que nous naviguerons sur la même rivière, vers la même

destination.

Alors que le Canada cherche à trouver un sens à la

relation postcoloniale émergente entre les citoyens

28 REVUE PARLEMENTAIRE CANADIENNE/ ÉTÉ 2019

autochtones et non autochtones, la métaphore du

wampum à deux rangs nous sert encore. On peut

considérer qu’elle constitue trois espaces distincts

normatifs et juridiques10 . Les deux premiers espaces,

constitués par les rangs pourpres, symbolisent les

gouvernements autonomes autochtones sous toutes leurs

formes, actuelles et futures, d’un côté, et les institutions

démocratiques fédérales, provinciales et territoriales

du Canada, de l’autre. Le troisième espace, représenté

par le lit de perles blanches, symbolise un espace

normatif occupé tant par les Canadiens autochtones

que non autochtones. La métaphore évoque la relation

entre les deux premiers espaces ainsi que les zones

incontournables que sont les compétences partagées et

l’interdépendance. Pour réussir, la culture politique de

cet espace partagé doit susciter l’adhésion des peuples

autochtones et non autochtones. Elle doit reposer sur

la création d’institutions représentatives des deux

traditions, que tous peuvent s’approprier et qui créent

un sentiment d’appartenance. Elle ne doit pas se limiter

à faire de l’espace aux peuples autochtones au sein des

institutions démocratiques libérales canadiennes; elle

pourrait nécessiter des changements au fonctionnement

des institutions afin qu’elles reflètent mieux la culture

politique autochtone.

Le gouvernement de type consensuel des Territoires

du Nord-Ouest est structuré comme il l’est uniquement

dans le but de répondre aux besoins des résidents. Même

si ce type de gouvernement est loin d’être parfait, il

résiste à l’épreuve du temps, puisqu’il a adapté le régime

parlementaire britannique à la culture politique des

Dénés, des Métis et des Inuvialuits, qui forment la plus

grande partie de la population. Alors que chacune de ces

traditions découle de visions du monde radicalement

différentes, leur réunion a donné lieu à quelque chose

de typiquement nordique. L’analyse qui précède n’est

pas un plaidoyer en faveur de l’exportation entière de ce

système au sein des gouvernements autochtones ou des

parlements canadiens, mais démontre qu’en poursuivant

un objectif commun et en faisant preuve de créativité

politique, on peut trouver de nouvelles façons de définir

le troisième espace normatif partagé, étincelant tels les

joyaux qui forment les eaux du wampum à deux rangs.

Notes

1 Michael Morden, « Les Autochtones au Parlement :

réamorcer le dialogue », Revue parlementaire canadienne,

vol. 39, no 2 (été 2016), p. 31.

2 « Two Row Wampum – Guswenta », site Web de la nation

Onondaga : http://www.onondaganation.org/culture/

wampum/two-row-wampum-belt-guswenta

3 Graham White, « And Now For Something Completely

Northern: Institutions of Governance in the Territorial

North », Journal of Canadian Studies, vol. 35, no 4

(hiver 2001), p. 503.

4 Peter Aucoin, Mark D. Jarvis et Lori Turnbull,

Democratizing the Constitution: Reforming Responsible

Government (Toronto: Emond Montgomery, 2011), p. 249.

5 Graham White, p. 84 [TRADUCTION].

6 C.E.S. Franks, « Toward Representation of the Aboriginal

Population in the Public Service of the Northwest

Territories », dans Rebecca Aird, dir., Running the North:

The Getting and Spending of Public Finances by Canada’s

Territorial Governments (Ottawa : Comité canadien des

ressources arctiques, 1989), p. 393 [traduction].

7 Stephen Dunbar, Seeking Unanimous Consent: Consensus

Government in the Northwest Territories, mémoire de

maîtrise (Ottawa : Université Carleton, département de

science politique, 2008), p. 82.

8 Commission de vérité et réconciliation du Canada,

Appels à l’action (Winnipeg : Commission de vérité et

réconciliation du Canada, 2015), p. 56.

9 Melissa S, Williams, « Sharing the River: Aboriginal

Representation in Canadian Political Institutions », dans

Representation and Democratic Theory, David Laycock, dir.

(Vancouver: UBC Press, 2004), p. 104.

10 Ibid. p. 108.

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