Parlements canadiens et la grippe de 1918-1919

Article 12 / 13 , Vol 43 No 4 (Hiver)

Parlements canadiens et la grippe de 1918-1919

Malgré tous les discours sur les « temps sans précédent », il est parfois facile d’oublier que le Canada a déjà connu des pandémies. La pandémie de grippe de 1918-1919 (également appelée la « grippe espagnole », terme impropre, car la maladie n’est pas originaire d’Espagne) a dévasté le Canada, faisant environ 50 000 victimes canadiennes et en infectant des milliers d’autres, soit environ un Canadien sur quatre1. L’apparition de cette maladie hautement contagieuse et mortelle a forcé la fermeture d’espaces publics dans tout le pays, y compris des bars, des écoles et d’autres espaces publics non essentiels2. Dans certaines régions, on a promulgué l’obligation de porter un masque et imposé des ordonnances de confinement à la maison, un peu comme aujourd’hui3. Avec un accès limité aux téléphones, et Zoom qui verrait le jour environ un siècle plus tard, quels changements les législatures provinciales et territoriales et le Parlement fédéral ont-ils adoptés pour continuer à travailler en ces temps difficiles?

La relâche estivale a été la réaction la plus courante à l’épidémie. La Chambre des communes fédérale a été levée pour la relâche estivale le 24 mai 1918, et n’a pas siégé de nouveau avant le 20 février 19194. Bien que les registres des législatures provinciales durant cette période soient rares, nous savons que l’Ontario, l’Alberta, le Québec et la Colombie-Britannique ont tous eu des périodes d’inactivité aussi longues au plus fort de la pandémie5. Le premier cas de grippe espagnole au Canada a été signalé au Québec le 8 septembre 1918, et environ 90 % des décès au Canada sont survenus entre octobre 1918 et décembre 19186.

Les politiciens étant partis, les législatures spacieuses et situées dans des lieux centraux ont été reconverties en établissements médicaux. Queen’s Park, à Toronto, a servi de base à la lutte contre la grippe dans la ville : une légion de médecins, d’infirmières et de bénévoles, les « Sisters of Services », s’est réunie pour la première fois en octobre 1918 à l’Assemblée législative de l’Ontario et a envoyé des services médicaux dans les environs7. À raison de 24 heures par jour, les responsables médicaux ont formé des bénévoles et se sont occupés des patients à l’Assemblée législative sous la direction du Dr John McCullough, directeur de la santé publique de l’Ontario8. Il n’existe aucun document permettant de déterminer si les députés ont exercé leurs fonctions politiques depuis un autre endroit pendant cette période. Toutefois, nous savons que la demande d’installations téléphoniques (invention encore très récente) a fortement augmenté cette année-là, les citoyens enfermés chez eux cherchant des moyens de communiquer avec leur famille et leurs amis9.

À leur retour au travail en janvier ou février 1919, aucune des législatures ne semble avoir pris de précautions pour empêcher la propagation de la grippe parmi les parlementaires. Au lieu de cela, de l’Alberta au Québec, les politiciens provinciaux se sont entassés dans leurs chambres respectives, souvent accompagnés de leurs conjoints ou d’autres invités, pour écouter le discours du Trône10. Il n’existe aucun document dans aucune des provinces qui suggère que des mesures de distanciation ou de port du masque ont été mises en place dans les parlements, bien que la troisième vague de la grippe fît toujours rage dans le monde au début de l’année. L’Assemblée législative de l’Alberta à Edmonton a poussé cette insouciance encore plus loin : le 4 février 1919, elle a organisé un grand gala pour célébrer la première session du parlement depuis la fin de la guerre11. Avec des danses, des chants et un buffet, c’était « l’événement le plus éclatant de la saison »12 où les dernières modes de la haute société étaient présentées. Les archives ne confirment pas si l’obligation provinciale de porter le masque, promulguée à l’automne 1918, a été appliquée aux étalages vestimentaires.

La dernière pandémie a surtout laissé des traces personnelles dans les Assemblées législatives du Canada : de nombreux parlementaires ont perdu des membres de leur famille, des amis et, dans certains cas, leur propre vie à cause de la grippe. Sur le plan politique, ce deuil a donné lieu à une augmentation du financement des organismes de santé publique, y compris le ministère qui allait devenir Santé Canada. Jusqu’en 1919, il n’y avait pas d’organisme fédéral de la santé au Canada, la santé étant considérée comme une compétence provinciale. Pendant la crise, les autorités de tout le Canada ont demandé une coordination nationale et, au printemps 1919, les deux chambres du Parlement fédéral ont commencé à travailler à la création d’un ministère de la Santé au sein du ministère de l’Immigration. Comme le sénateur James Lougheed l’a proclamé au moment du dépôt du projet de loi à la Chambre rouge : « nous devrions commencer à prendre conscience de la responsabilité qui incombe au gouvernement central d’adopter des mesures appropriées pour protéger la santé de la communauté »13.

Notes

1 Patricia G. Bailey, Janice Dickin et Erin James-Abra, « La grippe espagnole de 1918 au Canada », L’encyclopédie canadienne, Historica Canada, 19 mars 2020, https://thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/la-grippe-espagnole-de-1918-au-canada.

2 Ibid.

3 Ibid.

4 Parlement du Canada, Journaux de la Chambre des communes, 13e législature, 1re et 2e sessions, du 18 mars 1918 au 24 mai 1918 et du 20 février 1919 au 7 juillet 1919.

5 Assemblée législative de l’Ontario, Journaux de l’Assemblée législative de la province de l’Ontario, 14e législature, 4e et 5e sessions, du 5 février 1918 au 26 mars 1918 et du 25 février 1919 au 24 avril 1919; Assemblée législative de l’Alberta, Journaux de l’Assemblée législative de la province d’Alberta, 4e législature, 1re et 2e sessions, de 1918-02-07 à 1918-04-13 et de 1919-02-04 à 1919-04-17; Assemblée nationale du Québec, Journal des débats, 14e législature, 2e et 3e sessions, du 4 décembre 1917 au 9 février 1918 et du 21 janvier 1919 au 17 mars 1919; Assemblée législative de la Colombie Britannique, Journaux de l’Assemblée législative de la province de la Colombie-Britannique, 14e législature, 2e et 3e sessions, du 7 février 1918 au 23 avril 1918 et du 30 janvier 1919 au 29 mars 1919.

6 Bailey, Dickin et Erin James-Abra, « La grippe espagnole de 1918 au Canada », L’encyclopédie canadienne.

7 « New Army to Fight Flu: Sisters of Service are organized at Parliament buildings », The Globe, 15 octobre 1918, p. 10, ProQuest Historical Newspapers; « Epidemic Not Yet at Crest: Outbreak of Influenza General in Ontario and Nurses Needed », The Globe, 21 octobre 1918, p. 7, ProQuest Historical Newspapers.

8 « Ontario Emergency Volunteer Help Auxiliary, Day and Night Service », Toronto Daily Star, 21 octobre 1918, p. 13, ProQuest Historical Newspapers: Toronto Star.

9 Kirsty Duncan, « Hunting the 1918 Flu », The Globe and Mail, 26 mai 2003, https://www.theglobeandmail.com/arts/hunting-the-1918-flu/article20449384/.

10 « Brighter Spirit of Times is Reflected at Opening of First After War Session Legislature », Edmonton Bulletin, mercredi 5 février 1919, article 1, Alberta Legislature Library Scrapbook Hansard Collection.

11 Ibid.

12 Ibid.

13 Sénat du Canada, Débats du Sénat, 13e législature, 2e session, volume 1, p. 288-289, https://parl.canadiana.ca/view/oop.debates_SOC1302_01/300?r=0&s=3.

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