Regroupement au Sénat du Canada

Article 1 / 9 , Vol 44 No. 3 (Automne)

Regroupement au Sénat du Canada

Après l’instauration d’un nouveau processus de nomination au Sénat ayant permis un grand nombre de nominations non partisanes à la Chambre rouge, en 2016, un groupe de sénateurs indépendants a formé un caucus appelé Groupe des sénateurs indépendants (GSI). Plus tard rejoint par des sénateurs qui faisaient partie des caucus libéral ou conservateur, le GSI a tellement grossi que d’autres caucus de sénateurs indépendants se sont formés, comme le Groupe des sénateurs canadiens (GSC) et le Groupe progressiste du Sénat (GPS) –. Dans cet article, l’auteur explique comment ce processus s’est déroulé et pourquoi il croit que les nouveaux caucus indépendants à la Chambre haute sont essentiels pour que le Sénat soit la Chambre de second examen objectif, libre et franc.

L’hon. Scott Tannas

L’une des plus anciennes conventions politiques se transforme, au Sénat du Canada, et cela se fait assez en douceur pour que peu de personnes s’en rendent compte. Les caucus parlementaires représentant les partis politiques ont longtemps été l’assise de l’organisation de la plupart des législatures, mais les nouveaux groupes indépendants à la Chambre haute du Canada bousculent cette pratique. Comme il n’existe que quelques organes législatifs analogues dans le monde comptant différents groupes indépendants, l’exemple du Sénat du Canada vaut la peine d’être étudié.

De nombreux sénateurs – dont moi-même – ont accepté l’idée de travailler dans des groupes indépendants, transformant ainsi la donne au Parlement du Canada. À une époque où la politique semble plus clivante que jamais, l’émergence de groupes indépendants au Sénat annonce l’arrivée d’un antidote efficace à la polarisation politique croissante. En tant que chef d’un des groupes indépendants du Sénat, j’aimerais expliquer le raisonnement qui sous-tend les récents changements dans la composition et les fonctions du Sénat, ainsi que certains des défis à venir.

La tradition des caucus au Sénat
Pendant la majeure partie de l’histoire du Sénat, il n’y a eu que deux caucus – libéral et conservateur – qui étaient soit avec le gouvernement soit dans l’opposition, en fonction des résultats des élections. Les caucus parlementaires ont toujours été des entités distinctes au Sénat. Depuis le début de l’histoire du Sénat, de nombreux sénateurs se sont bien gardés d’être de bons soldats fidèles à leur parti. Bien que la décision du premier ministre Trudeau de nommer des sénateurs indépendants ait suscité de vives réactions, le fait est que les sénateurs ont toujours été indépendants après avoir été nommés à la Chambre haute. La manière dont ils ont choisi de s’associer à d’autres sénateurs a varié énormément. Ce n’est pas avant la Seconde Guerre mondiale que les sénateurs ont commencé à s’asseoir de manière régulière avec des députés de la Chambre des communes dans les réunions des caucus nationaux. Le Règlement du Sénat a été remanié en 1991 afin de faire une distinction plus claire entre le gouvernement et l’opposition à la Chambre. Il n’y a pas eu de définition de « partis reconnus » dans le Règlement jusqu’en 2002, puisque l’on supposait que les sénateurs siégeraient inévitablement comme libéraux ou conservateurs, selon le parti au pouvoir. Certaines tentatives visant à former des caucus en dehors de ces deux partis ont échoué, comme cela a été le cas avec le « groupe Dandurand », qui comptait 13 membres en 1981 et qui s’est dissous quelques années plus tard, en grande partie parce qu’il n’était pas reconnu officiellement à la Chambre haute.

Le duopole des caucus politiques libéral et conservateur a été brisé en janvier 2014, lorsque le chef du Parti libéral du Canada, Justin Trudeau, a expulsé les 32 sénateurs libéraux du caucus. Après avoir formé le gouvernement, en 2015, M. Trudeau a mis en place un nouveau système de nomination selon lequel les Canadiens doivent postuler pour siéger à la Chambre haute. Ce changement a secoué le Sénat, puisque les sénateurs indépendants nouvellement nommés n’avaient pas de groupe clair à qui se joindre pour tout organiser, depuis le choix des sièges aux comités jusqu’à l’attribution des bureaux. L’arrivée de nombreux nouveaux sénateurs indépendants a mené à la création du Groupe des sénateurs indépendants en 2016, qui a commencé à grossir du fait de la nomination de nouveaux sénateurs et que certains sénateurs quittaient les caucus politiques pour siéger comme indépendants.

Au début, on ne savait trop comment les sénateurs indépendants s’organiseraient dans une Chambre qui avait longtemps fonctionné suivant les caucus politiques. Durant les travaux du Comité sénatorial spécial sur la modernisation du Sénat, lors de la 42e législature, certains sénateurs et témoins experts craignaient qu’il y ait une bande de sénateurs « électrons libres » faisant des ravages ou qu’un méga caucus de sénateurs indépendants ne vienne compromettre sérieusement l’équilibre des pouvoirs à la Chambre. Ce qui est plutôt arrivé, c’est la formation de nouveaux caucus de sénateurs indépendants – comme le Groupe des sénateurs canadiens (GSC) et le Groupe progressiste du Sénat (GPS), en novembre 2019 – créant ainsi une Chambre multipolaire dans laquelle aucun groupe ne détient la majorité. En plus des trois groupes de sénateurs indépendants, il y a l’Opposition officielle conservatrice et le Bureau du représentant du gouvernement formé de trois sénateurs.

Mise sur pied du Groupe des sénateurs canadiens
À la fin de la ٤٢e législature, en 2019, le premier ministre Trudeau avait nommé 50 sénateurs en vertu du nouveau processus de nomination indépendant – ce qui représente près de la moitié des sièges à la Chambre haute. Comme les nominations de sénateurs indépendants se poursuivaient, il était devenu difficile pour ces sénateurs de ne pouvoir se joindre qu’à un seul groupe rendu trop grand. C’est la raison pour laquelle, en novembre 2019, 10 collègues et moi-même avons créé un second groupe parlementaire indépendant. Nous lui avons donné un nom simple, pour ne pas dire banal : le « Groupe des sénateurs canadiens ». Trouver un nom permettant de nous identifier comme sénateurs indépendants sans pour autant évoquer une quelconque cohésion politique a été un vrai défi. En réalité, nous formons un groupe aux opinions politiques disparates, dont les membres ont été nommés par Jean Chrétien, Paul Martin, Stephen Harper et Justin Trudeau. Ce qui nous unit, c’est notre volonté ferme de nous focaliser sur un travail de recherche législative de haute qualité qui souligne bien le devoir qu’a le Sénat de représenter toutes les régions distinctes du pays dans leur diversité.

La principale règle fondatrice du Groupe des sénateurs canadiens était justement de ne pas avoir trop de règles. Nous ne voulions pas avoir une constitution complexe pouvant restreindre notre autonomie individuelle ni un bureau de caucus trop bureaucratisé. C’est pourquoi nous avons décidé de mettre nos ressources en commun pour créer un bureau de recherche qui serait le centre névralgique de notre groupe. Contrairement aux bureaux de recherche partisans des partis à la Chambre des communes, nous voulions que notre bureau se concentre sur la recherche législative approfondie en mettant l’accent sur les questions régionales. Ce bureau est constitué d’une petite équipe de chercheurs qui examinent en profondeur le contexte entourant les mesures législatives et tiennent les membres du groupe bien informés de tous les derniers rapports et études qui paraissent sur la Colline du Parlement ou ailleurs.

Bien que le GSC n’ait pas de règles strictes, ses membres tiennent fermement à un principe : celui de ne pas discuter du contenu des projets de loi ou des questions de politique dans les réunions de caucus. En effet, les membres ne présentent pas leurs projets de loi ni leurs propositions d’amendements aux autres membres du groupe, et ne font pas non plus de lobbying pour défendre leurs positions politiques. Nous, les membres du GSC, pensons qu’il est préférable d’avoir ce genre d’interactions entre tous les sénateurs, à la Chambre haute et dans les comités du Sénat. Pour les débats législatifs, il n’y aurait aucun intérêt à avoir des groupes indépendants si ceux-ci devenaient des rassemblements séparés et refermés sur eux-mêmes. Certains sénateurs du GSC sont membres de différents partis politiques et d’autres n’ont aucune affiliation politique, mais il n’y a pas de cohésion partisanerie qui les unit. Nous avons décidé de limiter le nombre de membres à 25 afin d’être assez nombreux pour exercer une influence sur le programme du Sénat, mais d’avoir un groupe assez petit pour que tous les membres puissent faire entendre leur voix. Notre objectif, en plafonnant le nombre de membres, est de faire en sorte qu’aucun groupe ne détient à lui seul la majorité des sièges du Sénat. Avoir plusieurs groupes qui travaillent ensemble en favorisant le compromis et la collaboration est le meilleur moyen d’avoir une Chambre qui tient pleinement compte des points de vue de tous les Canadiens.

Il est vrai qu’un groupe de sénateurs indépendants est en quelque sorte un oxymore. Néanmoins, dans un organe législatif, il est souvent nécessaire que les membres travaillent en groupes pour gérer efficacement les travaux de la Chambre. Il est difficile, pour un indépendant, de faire « cavalier seul », car cela implique généralement d’être relégué à l’arrière-plan et donc exclu des discussions et des négociations entre les groupes. La pratique consistant à avoir plusieurs caucus indépendants constitue donc un juste milieu raisonnable entre une assemblée partisane majoritaire et une assemblée n’ayant pas d’organisation formelle de ses membres.

L’apparition de nombreux nouveaux groupes ne pouvait que bouleverser les pratiques habituelles du Sénat. Pendant longtemps, les travaux du Sénat étaient négociés entre les leaders du gouvernement et de l’opposition, mais désormais, il faut un accord entre quatre caucus parlementaires. Ceci complique sans aucun doute le travail du représentant du gouvernement au Sénat, puisqu’il faut maintenant communiquer avec le leader de chaque groupe pour tout négocier, depuis l’horaire des séances jusqu’au rythme d’adoption des lois. La capacité du gouvernement d’exercer un contrôle sur le Sénat était beaucoup plus simple lorsque celui-ci pouvait diriger les votes et marchander avec l’opposition. Pourtant, face aux défis occasionnés par la pandémie de COVID-19 et les lois qu’il a fallu adopter de toute urgence, les différents groupes sénatoriaux ont prouvé qu’ils pouvaient travailler ensemble pour examiner efficacement les mesures législatives.

Que nous réserve l’avenir?
La création de ces nouveaux types de caucus au Sénat constitue une expérience politique qui continuera d’évoluer dans les prochaines années. L’augmentation du nombre de sièges vacants annonce un changement générationnel, avec l’arrivée de nouveaux sénateurs qui façonneront l’institution en choisissant comment s’intégrer dans un Sénat indépendant et multipolaire. Ce qui est clair, c’est que peu importe la dynamique politique changeante à la Chambre des communes, la réalité d’un Sénat plus indépendant est là pour durer. Il n’y aura pas de retour à un duopole à la Chambre haute, c’est-à-dire à une logique bipartite.

Bien que les sondages de l’opinion publique révèlent que les Canadiens sont généralement en faveur d’un Sénat moins partisan, nous devons être réalistes quant au fonctionnement de la partisanerie au Sénat. Nous ne sommes pas un club de débats où l’on discute de questions de politiques publiques pour notre propre gouverne. Nous sommes des législateurs siégeant dans une chambre législative qui exerce des pouvoirs constitutionnels considérables. Il faut s’attendre à ce que les débats passionnés et une opposition de principe définissent toujours les travaux menés dans une assemblée constituée de membres représentant toutes les régions du Canada.

Le Sénat restera inévitablement un organe politique et, même s’il n’est pas entièrement composé de caucus de partis politiques, il sera toujours un lieu de débats partisans. Nous ne pouvons pas prétendre à ce que tous les sénateurs tranchent de manière impartiale et neutre toutes les questions dont ils sont saisis. Autant j’appuie la réforme du processus de nomination de Justin Trudeau, autant je pense que c’est une erreur d’exclure des Canadiens expérimentés qui continuent d’adhérer à des partis politiques. Dans l’idéal, un Sénat plus indépendant se composerait de Canadiens de toutes les allégeances politiques, qu’ils soient officiellement membres d’un parti ou pas. Les débats législatifs sont plus productifs – et certainement plus intéressants – lorsqu’ils sont alimentés par des points de vue divergents. Un Sénat plus indépendant peut et doit faire la place à une certaine partisanerie, sans pour autant permettre l’exercice d’influences secrètes et de pressions politiques de la part des bureaux centraux des partis. Le Sénat est à son mieux quand il fait contrepoids à la Chambre des communes plutôt que quand il n’en qu’une réplique.

Le fait qu’il soit composé de plusieurs groupes indépendants rend le Sénat du Canada singulier par rapport aux autres organes législatifs d’ailleurs dans le monde. En tant que membres nommés au sein d’une chambre conçue pour permettre aux régions de faire contrepoids à la Chambre des communes, les sénateurs sont mieux placés pour être indépendants et résister aux courants majoritaires et populistes. Pour que la Confédération fonctionne bien, il faut que les voix de toutes les régions puissent s’exprimer au Parlement. C’est pourquoi les nouveaux caucus indépendants à la Chambre haute, bien qu’ils soient inédits dans la politique traditionnelle, sont essentiels pour que le Sénat puisse exercer son rôle de chambre de second examen objectif, libre et franc.

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