Respecter la discipline de parti
Le 6 février, l’Université Memorial a organisé une discussion publique intitulée « Respecter la discipline de parti », parrainée en partie par la Société royale du Canada. Michael Morden du Centre Samara pour la démocratie était le modérateur. L’événement de St. John’s a réuni un public de 300 personnes dans le cadre d’une discussion franche avec quatre politiciens qui ont fait l’expérience directe de la dure réalité de la discipline de parti au Canada.
Parmi les intervenants figuraient la députée indépendante Jody Wilson-Raybould, l’ancienne députée libérale Jane Philpott, l’ancien député du Nouveau Parti démocratique Ryan Cleary et l’actuel député indépendant de la Chambre d’assemblée de Terre-Neuve Paul Lane. Les participants ont été sélectionnés en raison de leur expérience de la lutte contre le système de partis canadien. En 2019, le premier ministre Justin Trudeau a expulsé les députées Wilson-Raybould et Philpott du caucus libéral fédéral parce que ces dernières s’étaient exprimées dans le cadre de l’affaire SNC-Lavalin. Lors des élections fédérales subséquentes, ces deux femmes se sont présentées à titre de candidates indépendantes, et Wilson-Raybould a réussi à conserver son siège à la Chambre des communes. Cleary, ancien rédacteur en chef du journal Independent, a siégé en tant que député du NPD de 2011 à 2015, et s’est présenté peu après à titre de candidat pour le Parti progressiste-conservateur provincial. M. Lane a été élu à la Chambre d’assemblée de TerreNeuve sous la bannière progressiste-conservateur en 2011, puis en tant que libéral en 2015 et à titre d’indépendant en 2019. Ce fut une rare occasion pour deux députés indépendants en exercice, issus de deux corps législatifs différents et représentant des circonscriptions situées aux extrémités opposées du pays, de participer au même forum interactif.
L’événement débute par un mot du professeur de sciences politiques Alex Marland, de l’Université Memorial. Marland donne un aperçu de ses recherches sur le phénomène de la discipline de parti au Canada et de son nouveau livre Whipped: Party Discipline in Canada (UBC Press, 2020). Il attire l’attention sur la difficulté intrinsèque de la collecte de données en raison de la nature privée des partis politiques et des contraintes imposées aux parlementaires par la direction des partis.
Marland fait en outre remarquer que « la discipline de parti a quitté le corps législatif ». Selon lui, le phénomène a évolué en un système de contrôle de grande envergure dans lequel la direction du parti brandit une main de fer sur presque chaque principe de la vie d’un parlementaire. Les parlementaires sont formés de manière rigide pour adhérer à une mentalité d’équipe et dénoncer l’individualisme. On ne peut pas sous-estimer l’aspect de la psychologie de groupe dans la politique des partis. Chaque matin, les députés reçoivent des points de discussion et sont encouragés à les répéter autant que possible afin de soutenir le leader. Marland souligne également la capacité des partis à exercer un chantage efficace sur leurs membres en leur faisant miroiter des déclarations de candidature. Si un parti refuse de soutenir la candidature d’un candidat à la réélection, il se retrouve sans aucune de ses ressources. C’est un moyen efficace de s’assurer que les parlementaires respectent la ligne du parti et adhèrent aux protocoles du parti. Pour conclure, il fait état de la rareté des députés indépendants dans la politique canadienne : « si nous devions rassembler toutes les personnes qui ont été élues au niveau fédéral ou provincial à titre d’indépendants […] nous aurions à peine assez de joueurs pour former une équipe de hockey ». Marland déclare que cela indique la force des partis politiques au Canada et leur influence sur le système.
Dans son mot d’ouverture, Ryan Cleary assimile la vie d’un parlementaire à la perte de sa liberté. Il raconte son excitation d’avoir été nommé au Comité permanent des pêches et des océans de la Chambre des communes; cependant, il a « rapidement appris que toute question posée à un témoin devant le comité devait respecter la position du parti sur la question, position adoptée avant même le début de l’étude ». Il éprouvait beaucoup de difficulté à faire face au parti qui lui dictait les questions qu’il pouvait poser aux témoins experts et a finalement été retiré du comité et affecté à un autre comité après avoir donné du fil à retordre au critique du parti. Il raconte une autre histoire où la direction du parti l’avait sanctionné à la suite d’une entrevue au cours de laquelle il a exprimé ses craintes pour la pêche à Terre-Neuve. Selon Cleary, le parti avait de plus grandes inquiétudes concernant l’accord commercial imminent entre le Canada et l’Union européenne et était paranoïaque au fait d’être perçu comme étant anticommercial aux yeux du public. « Les défis politiques plus importants du parti ont limité ma capacité à prendre position pour ma circonscription, pour ma province, la seule province à perdre quelque chose dans l’accord commercial, un droit constitutionnel de mon point de vue ». Pour rajouter à sa notion que le programme plus large du parti national entravait sa capacité à représenter ses électeurs, Cleary a admis « d’une certaine manière, je suis devenu ce que j’avais promis de ne pas devenir, un mouton. Mais le système actuel, tel qu’il est, ne laisse aucun choix ». Il lance l’idée de campagnes politiques financées par les contribuables comme un moyen de retirer l’argent de la politique et d’uniformiser les règles du jeu pour les candidats indépendants. La carrière antérieure de Cleary à titre de journaliste, où les pouvoirs supérieurs lui laissaient les coudées relativement franches, ne l’a pas préparé à sa nouvelle vie de député. Comme beaucoup d’autres, il découvre après son élection que sa personnalité ne correspond pas au type d’autorité inhérente à la vie politique canadienne.
Après Cleary, Jane Philpott commence par signaler l’importance de mettre à nu les machinations internes de la discipline de parti. Philpott, médecin, déclare qu’elle était stupéfaite par « la toxicité du système » de la discipline de parti dès son entrée en politique. En médecine, expliquetelle, on nous implore de penser de manière indépendante et de dire ce que nous pensons. « Les médecins commettent des erreurs, des gens meurent à cause de ces erreurs, mais les médecins apprennent à parler, à avouer qu’ils ont fait une erreur[…] la politique n’a pas encore compris tout cela ». Philpott ajoute que, bien qu’elle ne fût pas particulièrement partisane, elle était fière de se présenter comme candidate libérale aux élections fédérales de 2015 et de soutenir le programme du parti afin de « servir les Canadiens ». Elle exprime sa profonde déception quant au fonctionnement pratique de la Chambre des communes, comme elle en a fait l’expérience, une fois à Ottawa. « Je me suis retrouvée dans cet endroit où il y a des centaines d’autres personnes dont le travail à plein temps est de me faire échouer ». Elle dénonce la pratique malsaine qui consiste à étiqueter aveuglément les partis adverses comme malveillants et explique qu’il ne faut pas se sentir coupable de voir des parties de soi-même dans d’autres camps. Philpott estime également qu’un défaut fondamental de la démocratie canadienne est le fait que la discipline de parti oblige les députés à la loyauté, non pas envers le peuple du Canada, où elle fait valoir que la loyauté devrait être de mise, mais envers les hauts gradés du parti. En tant qu’ancienne ministre fédérale de la Santé, Philpott déclare qu’elle se préoccupait du bien-être de tous les Canadiens, et pas seulement de ceux qui, dans sa circonscription, avaient voté pour elle. Selon Philpott, les députés doivent servir leur pays en premier, leur circonscription en second et leur parti en troisième. La discipline de parti entrave donc la capacité du politicien à réaliser un travail efficace. En réponse à une question de l’auditoire, Philpott appelle les citoyens à exiger des voix indépendantes et des dirigeants responsables.
S’appuyant sur les remarques de son ancienne collègue de cabinet, Jody Wilson-Raybould souligne son statut unique de seule femme élue à titre de députée indépendante au Canada depuis l’apparition des étiquettes des partis sur les bulletins de vote fédéral en 1972. Wilson-Raybould compare son expérience de la politique fédérale avec son passé de dirigeante autochtone, faisant valoir que la politique générale a beaucoup à gagner d’une étude de la politique autochtone, où des discussions vigoureuses éclairent les décisions administratives. Elle ajoute que le processus des partis, bien qu’il ne soit pas mauvais, est débilitant pour la démocratie représentative et empêche les députés d’être attentifs à leurs électeurs. Elle souligne la nécessité de faire de la politique différemment et déclare qu’elle était très fière de pouvoir servir en tant que parlementaire indépendante. Malgré son expérience personnelle, Wilson-Raybould ne préconise pas le démantèlement complet du système des partis, mais plutôt la décentralisation du pouvoir. Elle reste sceptique quant à la possibilité de redevenir membre d’un parti politique organisé et déclare que, « à titre d’indépendante, je suis plus motivée que jamais pour veiller à faire entendre ma voix ».
Paul Lane commence par décrire son indifférence de toujours pour la politique et la naïveté qui en résulte et qui se manifeste lorsque l’on décide de faire de la politique soi-même. Il déclare que ses débuts en tant que politicien ont été marqués par le fait de suivre la ligne du parti, de répéter les déclarations du parti et de faire exactement ce qu’on lui disait. Lane découvre rapidement qu’une telle obéissance se traduisait par des affirmations positives et des promotions, « mais lorsque vous obtenez cette affirmation pour avoir fait des choses que, en y réfléchissant vraiment, vous vous demandez si elles servent vraiment l’intérêt de vos électeurs ». Insatisfait du parti progressiste-conservateur provincial, Lane traverse le parquet pour rejoindre les libéraux en espérant que le parti serait différent, mais il y retrouve la même politique que d’habitude. Il est exclu du caucus libéral pour avoir exprimé son inquiétude sur un aspect controversé du budget du gouvernement. Se présenter en tant qu’indépendant présente des problèmes uniques, notamment l’importance des dons financiers dans les campagnes. Comme Cleary, Lane appelle à une réforme électorale, car il estime que le régime actuel est un fléau pour la démocratie. Lane se fait l’écho de Wilson-Raybould en disant qu’il est très satisfait de la liberté inhérente au fait de se présenter à titre de candidat indépendant. « S’il y a quelqu’un du gouvernement ici pour jeter un coup d’œil ou autre, personne ne m’a fait taire, personne ne m’arrête. Je vais continuer à être moi-même ».
Une séance de questions-réponses animée montre que de nombreux citoyens sont également frustrés par la discipline de parti. Les intervenants soutiennent clairement que la mise en place d’une réforme parlementaire est primordiale pour assurer la santé de la démocratie. Exprimant leur sympathie pour le concept de travail d’équipe et de coopération, les participants conviennent que la discipline de parti s’apparente davantage à jouer au béniouioui auprès des dirigeants du parti qu’à jouer dans une équipe. Philpott dénonce l’hyperpartisanerie qui est devenue prépondérante dans la politique canadienne. « On peut trouver du bon dans tous les partis et chaque parti a beaucoup de travail pour s’améliorer aussi ». Indépendamment de leurs anciennes affiliations politiques ou de leurs crédos personnels, les membres du panel estiment que la Chambre des communes et les assemblées provinciales ont besoin de voix indépendantes qui soient prêtes à défier le statu quo, à rester fidèles à leurs valeurs et à représenter les intérêts de leurs électeurs face aux innombrables pressions extérieures qui sont omniprésentes dans la politique canadienne.