Une énigme numérique: combien d’amendements?
Il existe plusieurs façons de comptabiliser des amendements. Tout dépend de votre définition du terme. Dans cet article, l’auteur explore une myriade de possibilités en faisant appel à des exemples hypothétiques. Il conclut toutefois en soulignant qu’il n’est pas nécessaire de connaître le nombre d’amendements pour évaluer l’étendue des changements législatifs.
Charlie Feldman
En juin 2019, lorsque le Sénat a renvoyé à la Chambre des communes la loi sur l’énergie du gouvernement (projet de loi C-69), les médias ont mis l’accent sur le nombre sans précédent d’amendements proposés par la Chambre haute. Le seul problème : personne ne semblait s’entendre sur ce nombre.
Selon la CBC, « le Sénat a adopté un record de 188 amendements1 ». Pour sa part, le Hill Times rapportait « près de 100 amendements apportés par le Sénat2 ». Pendant ce temps, le National Post affirmait que « le Sénat a adopté plus de 229 amendements3 ». Ils ne peuvent pas tous avoir raison… n’est-ce pas?
La vérité, étonnante pour plusieurs, est qu’il n’existe pas de méthode uniforme de comptabiliser les amendements. Au moins un chroniqueur a fait allusion à la myriade d’approches employées, écrivant : « Le projet de loi C-69 fait l’objet de plus d’amendements que tout autre projet de loi de l’histoire du Canada. En apparence, ils y en a 187, mais en réalité, étant donné que plusieurs comportent des volets multiples, leur nombre est plus près de 2504. » L’histoire complète, cependant, est encore plus complexe.
« Amendement » est un terme ambigu. Dans le monde parlementaire, les amendements sont proposés en déposant une motion. Dans sa forme la plus simple, une motion d’amendement survient lorsqu’un parlementaire fait une proposition : « Je propose que le projet de loi X soit amendé… » Une seule motion d’amendement peut toutefois comporter plusieurs éléments : « Je propose que le projet de loi X soit amendé en modifiant l’élément ١ et en modifiant l’élément ٢5. » Enfin, lorsqu’on parle d’« un amendement », parle-t-on d’une motion ou des éléments individuels d’une motion, qui pourraient être nombreux?
Même s’il est possible d’établir clairement que les « amendements » renvoient au nombre de motions déposées ou au nombre d’éléments individuels présents dans les motions, il est peu probable que la mesure réelle des « amendements » apportés à un projet de loi constitue une information utile.
Pour illustrer certains défis de la comptabilisation des amendements, prenons un projet de loi hypothétique établissant un crédit d’impôt auquel le groupe A est admissible. Supposons que, pendant l’étude du projet de loi devant un comité du Parlement, un parlementaire dépose une motion visant l’ajout du groupe B à titre de groupe admissible, et qu’un autre parlementaire dépose une motion pour y ajouter le groupe C. Supposons aussi que ces deux amendements sont adoptés. Si le projet de loi devait être adopté sous cette forme, le texte indiquera que les groupes A, B et C sont admissibles au crédit d’impôt. Bien que deux amendements distincts — correspondant à deux motions — aient été proposés, certains pourraient suggérer qu’un seul amendement a été réellement adopté, puisqu’une seule chose a changé dans le projet de loi : la liste des groupes admissibles.
Imaginons maintenant que, à la fin de l’étude du comité, ce même projet de loi hypothétique prévoit trois groupes admissibles, soit les groupes A, B et C. Lors d’une étape ultérieure du processus législatif, le groupe C est retiré du projet de loi par un amendement. La motion visant à supprimer le groupe C est, elle aussi, un amendement, mais est-elle incluse dans le nombre total d’amendements? Bien que le projet de loi stipule maintenant que les groupes A et B sont admissibles — ce qui peut donner l’impression qu’un seul amendement a été adopté depuis le début de l’étude du projet de loi —, sa forme actuelle provient de trois motions d’amendement distinctes.
Supposons maintenant qu’un nouvel amendement est apporté pour corriger la terminologie — par exemple, le groupe B a été formulé en anglais sous « Aboriginal peoples », mais les législateurs croient maintenant que le texte devrait se lire « Indigenous peoples » [en français, « peuples autochtones »]. Le projet de loi, tel qu’amendé, énumère toujours deux groupes admissibles (A et B), mais quatre motions d’amendement ont été adoptées. Ajoutons une nouvelle complication : ce changement de vocabulaire n’est nécessaire qu’en anglais. La version française du projet de loi ne montre aucun changement, malgré l’adoption de cette motion d’amendement.
Les praticiens, les universitaires et les experts défendent diverses conceptions de la bonne comptabilisation des amendements. La vérité, c’est qu’il n’y a aucune méthode universellement acceptée et que chacune est potentiellement porteuse de confusion. Certains chercheurs proposent de ne pas tenter d’évaluer le nombre d’amendements, mais de mesurer les changements législatifs autrement. L’une des contributions les plus créatives à la discussion est une œuvre de 2019 intitulée « Mapping mutations in legislation: A Bioinformatics Approach6 », qui examine la variation du texte d’un projet de loi d’un état au suivant. Cette méthode fait un parallèle avec les mutations du code de l’ADN.
Fait important, le fait qu’un amendement soit apporté n’est absolument pas révélateur de l’effet ni de l’ampleur de la modification qui y est associée. Un seul amendement à un projet de loi peut corriger une petite faute de frappe ou tenter d’ajouter du texte entièrement nouveau. L’ajout unique du mot « not » en anglais ou des mots « ne pas » en français peut modifier le fonctionnement intégral d’une disposition. De plus, selon la procédure de la législature, il peut y avoir plusieurs façons d’apporter un même changement législatif, ce qui peut conduire à des statistiques trompeuses sur les amendements.
Par exemple, si un projet de loi crée un régime où une approbation se fait en trois phases, chacune d’une durée de 30 jours, il se peut qu’un seul amendement remplace toutes les mentions de « 30 jours » pour « 60 jours » dans le projet de loi (c’est possible, par exemple, en troisième lecture au Sénat). Ou encore, ce même changement pourrait être apporté par trois amendements individuels, un par phase. Les amendements ne sont pas toujours des plus efficaces. Dans certains cas, il peut être politiquement avantageux pour les législateurs de diviser leurs amendements. Par exemple, les parlementaires d’un caucus peuvent chercher à ralentir les délibérations en forçant plus de votes, ou simplement diviser les amendements pour faire intervenir un plus grand nombre de membres dans un débat particulier.
Une légère distorsion peut aussi se produire selon la manière dont on considère la suppression d’une disposition. Le rejet d’une disposition d’un projet de loi par un comité du Sénat ou de la Chambre des communes ne se fait pas par un vote sur un amendement proposé. Plutôt, le comité décide de ne pas conserver la disposition, ce qui donne lieu à une modification, ou à un amendement, au projet de loi, soit la suppression de la disposition. Il n’y a donc pas de motion à compter relativement à cet « amendement ».
Pourtant, une motion d’amendement visant à supprimer une disposition est la voie à suivre pour procéder à la même modification à une étape législative ultérieure, tant au Sénat qu’à la Chambre. Par conséquent, le dénombrement des « motions d’amendement » ne tient pas compte des suppressions de disposition à une étape, mais il le fait plus tard dans le processus législatif. Cependant, là aussi, le nombre de dispositions supprimées peut ne rien vouloir dire : dans le projet de loi C-69 reçu par le Sénat, l’article 1 comptait environ 90 pages de texte, tandis que l’article 122 était composé de deux lignes en anglais et de trois lignes en français. La suppression de l’article 1 entraînerait une différence de 90 pages dans le projet de loi, ce qui est loin du changement de quelques lignes observé par la suppression de l’article 122.
D’autres divergences de comptabilisation peuvent survenir, en fonction des documents utilisés pour dénombrer les amendements, en particulier s’ils représentent des amendements regroupés. Supposons qu’un amendement soit apporté pour remplacer la première ligne d’une page d’un projet de loi. Un autre amendement est apporté juste après, pour remplacer la deuxième ligne de cette même page. Un rapport de comité pourrait indiquer un seul amendement, soit un amendement combiné remplaçant les lignes « 1 et 2 ». En comité, deux motions ont été adoptées — et, nominalement, deux amendements ont été apportés —, mais le document faisant état des amendements n’indique qu’un seul amendement.
Un tel amendement « regroupé » peut aussi être indiqué dans le message envoyé par la Chambre qui amende un projet de loi lorsqu’elle fait état de ses amendements à la Chambre d’où émane le projet de loi. Une personne qui comptabilise les motions d’amendement à partir de la transcription d’une instance pourrait additionner les amendements apportés (le nombre de motions d’amendement adoptées) et arriver à un nombre différent de celui auquel arrive la personne qui consulte un document résultant de ces mêmes délibérations (comme un rapport ou un message de comité).
Une distorsion se produit également en présence de sous-amendements. Est-ce que chaque proposition de changement législatif acceptée par le législateur devrait être comptabilisée individuellement comme un amendement?
Lorsqu’une chambre propose d’apporter des amendements à un projet de loi provenant de l’autre chambre, les échanges de messages qui s’ensuivent entre les chambres peuvent donner lieu à de nouveaux amendements, qui sont eux aussi difficiles à dénombrer. Supposons, par exemple, que le Sénat adopte des amendements et les présente à la Chambre des communes. Celleci peut accepter certains amendements et en rejeter d’autres. Elle peut aussi proposer d’autres modifications aux amendements du Sénat, ou encore proposer des amendements en conséquence des amendements du Sénat (voire en conséquence des changements qu’elle propose d’apporter à un amendement du Sénat). La comptabilisation se transforme en un processus délicat à ce stade si l’on cherche à établir le nombre de modifications totales apportées par une Chambre ou l’autre au résultat législatif définitif.
Dans des cas limités, il se peut également qu’un projet de loi soit modifié par rapport à sa forme originale, mais pas par l’adoption explicite d’une motion d’amendement ni par la suppression d’un article. Par exemple, certains comités sénatoriaux ont adopté une motion voulant que « le légiste et conseiller parlementaire soit autorisé à apporter les modifications ou corrections techniques, numériques et typographiques nécessaires aux amendements adoptés par le comité ». Dans la même veine, l’article 156 du Règlement de la Chambre des communes autorise le légiste de la Chambre à apporter des corrections de forme aux projets de loi.
À cette fin, la comparaison du texte d’un projet de loi aux différentes étapes du processus législatif peut révéler que des changements ont été apportés, mais pas en conséquence directe d’un amendement identifiable proposé dans le cadre du processus législatif. Dans certains cas, quoique rares, un changement peut être apporté sans amendement explicite, en raison de la nécessité de corriger une erreur. Comme l’expliquait le légiste et conseiller parlementaire du Sénat lors de son témoignage devant le Comité sénatorial permanent des pêches en 1999:
Il y a deux façons de corriger le projet de loi.
La première, c’est de corriger le projet de loi par un amendement. Si vous voulez procéder ainsi, vous pouvez corriger une petite chose, ou vous pouvez apporter d’importants changements.
La deuxième façon, c’est de corriger le projet de loi en faisant appel à vos hauts fonctionnaires. Toutefois, il s’agit ici de « corriger une erreur dans le texte original », et il est évidemment très difficile de faire ce genre de corrections. […] Une erreur dans le texte original ne peut pas être corrigée s’il y a la moindre possibilité d’aller contre la volonté du Parlement7.
Comme l’expliquait le Président de la Chambre des communes :
Il existe un usage bien établi entre les légistes des deux Chambres selon lequel ils apportent des corrections administratives aux projets de loi lorsqu’ils sont tous deux d’avis que l’erreur est une erreur d’impression évidente. C’est un pouvoir que les légistes exercent avec la plus grande prudence, très rarement et seulement lorsqu’ils sont convaincus que l’erreur est flagrante8.
Les corrections apportées au texte original, des modifications apportées en vertu de l’article 156 du Règlement de la Chambre des communes ou sous l’une autorisation du légiste au Sénat, peuvent entraîner des modifications au texte d’un projet de loi, même si ce ne sont pas des amendements véritables au sens traditionnel et qu’elles ne sont pas nécessairement évidentes à un moment donné.
À ce titre, le nombre d’« amendements » indiqué à un moment donné du processus législatif ne correspond pas nécessairement au nombre de modifications apportées au projet de loi à ce moment-là, sans parler du nombre de modifications qui pourraient se retrouver dans la loi définitive, même si aucune autre motion d’amendement n’est adoptée. Encore une fois, il faut rappeler qu’un seul amendement peut toucher une foule de choses, que ce soit un seul mot ou plusieurs pages d’un projet de loi.
Selon l’information recherchée, il peut être approprié de s’attarder aux motions d’amendement proposées ou adoptées, au pourcentage de modifications apportées au texte législatif entre chaque étape du processus, voire à la longueur totale du texte d’un amendement (par exemple, pour comparer la longueur de deux messages législatifs dans les journaux d’une Chambre donnée au cours d’une session donnée). Toutefois, il faut garder à l’esprit que les changements ne sont pas toujours évidents lorsqu’on examine une seule version linguistique d’un projet de loi ou d’un document parlementaire.
En résumé, bien que des données législatives comme le nombre d’amendements apportés à un projet de loi fassent de grands titres accrocheurs, il n’existe pas d’approche uniforme pour comptabiliser les amendements. De plus, l’information transmise par le nombre obtenu, peu importe la méthode employée, ne vaut pas nécessairement grand-chose. En fin de compte, un chiffre qui indique le nombre de changements apportés à un projet de loi durant son parcours au Parlement ne révèle rien sur l’ampleur des changements apportés ni, en fin de compte, sur le fonctionnement de la législation amendée et ses répercussions sur la population canadienne.
Notes
1 Tasker, John Paul. « Federal government accepts dozens of amendments to environmental review bill, rejects most of the Tory ones », CBC News, 12 juin 2019, en ligne :
2 Mazereeuw, Peter. « Environmental Assessment Bill C-69 enters final stretch in Senate; Red Chamber divided on Tanker Ban Bill amendments », Hill Times, 17 juin 2019, en ligne :
3 Snyder, Jesse. « Controversial bills C-69 and C-48 to become law, one day after Senate enforces Arctic offshore oil ban », National Post, 21 juin 2019, en ligne :
4 Ivison, John. « Not even pipeline will heal this rift; Tanker Ban, Environmental bill likely to pass », National Post, 7 juin 2019, p. A1.
5 Il convient de noter que chaque Chambre du Parlement a ses propres pratiques en matière de recevabilité des amendements à différentes étapes du processus législatif.
6 Dixon, Ruth M. et Jonathan A. Jones. « Mapping Mutations in Legislation: A Bioinformatics Approach », Parliamentary Affairs, vol. 72, no 1 (janvier 2019), 21-41, en ligne :
7 Senat du Canada. Délibérations du Comité sénatorial permanent des Pêches, fascicule 21 — Témoignages, 13 mai 1999; https://sencanada.ca/fr/Content/SEN/Committee/361/fish/21ev-f.
8 Chambre des Communes. Débats (Hansard), 37e législature, 3e session, vol. 139, no 16, 23 février 2004, p. 932.