Une question de privilège : Le Président en tant que gardien de la Chambre des communes

Article 6 / 11 , 46 No. 2 (Été)

Une question de privilège :
Le Président en tant que gardien
de la Chambre des communes

Le Président de la Chambre des communes a un rôle spécial à jouer dans la défense du pouvoir des députés d’obliger le gouvernement à rendre des comptes. Même si, en théorie, le Président a le pouvoir de défendre les droits des députés, dans la pratique, sa capacité à exercer ce pouvoir est limitée par des facteurs internes comme externes à sa charge. Plus précisément, le gouvernement fédéral peut facilement contourner l’autorité du Président, et son engagement envers l’impartialité, quoique central à son rôle, l’empêche de prendre des décisions rapides. Mis ensemble, ces facteurs nuisent sérieusement à la capacité de la Chambre à exercer ses responsabilités constitutionnelles. Dans le présent article, l’autrice passe en revue les pouvoirs et le rôle du Président. Ensuite, se servant pour son étude de cas du conflit qui a opposé le gouvernement au reste de la Chambre des communes lors du congédiement de deux scientifiques du Laboratoire national de microbiologie, au début 2021, elle fait valoir que certaines réformes pourraient accroître le pouvoir du Président, améliorer la transparence du gouvernement et renforcer son obligation de rendre des comptes à la Chambre. * Le présent article est une version légèrement modifiée du texte gagnant de l’édition de 2022 du Concours d’essai Charles B. Koester organisé par le Groupe canadien d’étude des parlements.

Cynthia Huo

Introduction

Les assemblées législatives canadiennes traversent actuellement une crise de responsabilité. La dominance de l’exécutif et une discipline stricte de parti ont grandement affaibli la capacité des députés à scruter les décisions du gouvernement1. Résultat : une perte généralisée de la confiance de la population envers la légitimité de la Chambre des communes2. Face à ces défis grandissants, le présent article cherche à examiner le rôle du Président de la Chambre dans la défense du pouvoir des députés d’obliger le gouvernement à rendre des comptes. Une analyse de la présidence d’Anthony Rota, élu au début de la 43e législature, révèle que les pouvoirs dont le Président jouit en théorie sont entravés dans la pratique par des facteurs internes comme externes à sa charge. Plus précisément, le gouvernement fédéral peut facilement contourner l’autorité du Président, et son engagement à l’impartialité, quoique central à son rôle, l’empêche de prendre des décisions rapides; mis ensemble, ces facteurs nuisent sérieusement à la capacité de la Chambre à exercer ses responsabilités constitutionnelles. Dans le présent article, je passe d’abord en revue les pouvoirs et le rôle du Président, puis je les analyse dans le contexte du conflit qui a opposé le gouvernement et la Chambre lors du congédiement de deux scientifiques du Laboratoire national de microbiologie, au début 2021. Devant les lacunes révélées par cette étude de cas relativement au rôle de Président, je fais valoir que certaines réformes pourraient être apportées pour accroître le pouvoir du Président, améliorer la transparence du gouvernement et resserrer son obligation de rendre des comptes à la Chambre.

Le Président de la Chambre des communes

Le rôle du Président dérive du modèle britannique et remonte à l’Angleterre médiévale, époque où celui-ci était le porte-parole de la Chambre devant la Couronne3. Au fil du temps, ce poste a connu une évolution qui a mené à un accroissement important du pouvoir du Président à la Chambre4. De nos jours, le Président a trois fonctions générales : il préside les débats de la Chambre et maintient le décorum par l’interprétation et l’application des règles de procédure et de pratique; il fait office d’administrateur principal de la Chambre, et dirige la Chambre de la même manière que le ferait un ministre du cabinet pour diriger un ministère5; il sert également de représentant de la Chambre et de porte-parole des députés dans ses rapports avec d’autres organes6.

Le présent article porte surtout sur ce dernier rôle qui, pour paraphraser le professeur C.E.S. Franks, spécialiste des régimes parlementaires, fait du Président le « gardien des privilèges [de la Chambre], et le protecteur des droits de tous les députés »7. Le privilège parlementaire, au sens des droits et immunités de la Chambre et des députés « sans lesquels ceux-ci ne pourraient pas s’acquitter de leurs fonctions et qui excèdent ceux des autres organes ou individus8 », est un principe constitutionnel profondément enraciné et essentiel à l’application du principe de gouvernement responsable9. La fonction principale de la Chambre est de tenir le gouvernement responsable de ses actes10, ce qui exige que les députés aient accès aux renseignements dont ils ont besoin pour examiner efficacement les décisions du gouvernement11. Lorsque de l’obstruction ou de l’ingérence entravent la capacité de la Chambre à exécuter son travail législatif, le Président a le pouvoir de faire valoir les privilèges parlementaires au nom de la Chambre12. Ce pouvoir est symbolisé par la masse, qui est portée par le sergent d’armes lorsque le Président entre dans la Chambre et lorsqu’il en sort13.

Afin de conserver la confiance de la Chambre et de continuer d’agir en tant que son représentant, le Président doit faire preuve d’une impartialité absolue14. Il est élu par scrutin secret par la Chambre au début de chaque législature. Tous les députés, à l’exception des ministres et des chefs de parti, sont admissibles à cette fonction15. Bien qu’il soit encore député pendant qu’il occupe la présidence, il n’assiste pas aux réunions du caucus, ne participe pas au débat et ne vote pas, sauf pour rompre l’égalité des voix16. La neutralité politique du Président lui permet d’être la voix de la Chambre faisant autorité pour protéger ses intérêts, en particulier lorsque le gouvernement tente de se soustraire à son obligation de rendre compte de ses décisions17.

Étude de cas : l’affaire du laboratoire de Winnipeg

La tension entre la fonction constitutionnelle de la Chambre d’exiger des comptes du gouvernement et l’obligation du gouvernement d’assurer la « conduite des affaires du pays18 » était évidente dans la lutte de pouvoir qui a opposé le gouvernement et la Chambre à propos de l’accès à des documents non caviardés portant sur le renvoi de la docteure Xiangguo Qiu et du docteur Keding Cheng du Laboratoire national de microbiologie de Winnipeg, en janvier 2021, et sur le transfert de virus par ces deux chercheurs à l’Institut de virologie de Wuhan, en mars 201919. L’étude de cas qui suit porte principalement sur le rôle joué dans ce conflit par Anthony Rota en tant que Président de la Chambre, et montre comment les contraintes intrinsèques à sa fonction l’ont empêché d’être un porte-parole efficace de la Chambre des communes.

L’Agence de la santé publique du Canada (ASPC) a reçu l’ordre de fournir des dossiers non caviardés au Comité spécial sur les relations sino-canadiennes (CACN) à deux reprises au début 2021 pour aider le comité dans son enquête visant à connaître les raisons du congédiement de la docteure Qiu et du docteur Cheng20, ainsi que les questions liées à la sécurité nationale et à la santé mondiale qui auraient pu découler du transfert de virus par ces chercheurs21. Bien que les membres du comité reconnaissaient le caractère sensible des renseignements demandés en imposant au légiste et conseiller parlementaire de la Chambre de caviarder tous les renseignements sensibles22, les membres du Comité étaient tous d’avis que le privilège parlementaire leur accordait le pouvoir d’ordonner la production de tout document requis pour leur permettre de remplir leurs fonctions constitutionnelles23. Toutefois, l’ASPC n’a pas obtempéré aux ordres du CACN, puisque seules des versions caviardées des documents ont été transmises au comité : Iain Stewart, président de l’ASPC, a affirmé, pour justifier cette décision, que son obligation juridique de protéger la sécurité nationale et le droit à la protection à la vie privée restreignait le droit de la Chambre de voir des documents sensibles24.

À la suite du refus d’obtempérer de l’ASPC, le député conservateur Michael Chong a déposé une motion à la Chambre le 1er juin 2021 pour qu’un ordre soit donné à l’ASPC afin qu’elle produise les versions non caviardées des documents demandés25; cette motion a été adoptée le lendemain avec le soutien unanime de tous les partis d’opposition26. L’ASPC a de nouveau refusé d’obtempérer à cet ordre, M. Stewart soutenant que se conformer à la demande compromettrait ses normes de sécurité : les documents non caviardés ont plutôt été envoyés au Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement (CPSNR)27, organisme créé en 2018 dans l’objectif précis d’examiner des documents sensibles, et composé de députés et de sénateurs détenant une habilitation de sécurité « Très secret »28.

Le 7 juin, le leader à la Chambre de l’opposition officielle, Gérard Deltell, a soulevé une question de privilège dans la Chambre en réponse au fait que le gouvernement ne s’était pas conformé à l’ordre du 2 juin29. Il a ajouté que la communication de documents non caviardés au CPSNR n’était pas une solution de rechange acceptable, et a traité ce comité de « pantin du pouvoir » compte tenu du contrôle important que peut exercer le premier ministre sur la composition du comité et sur le contenu de ses rapports30. Les règles de procédure prévoient qu’un député peut soulever une question de privilège lorsqu’il estime qu’il y a eu atteinte à des privilèges parlementaires entravant la capacité de la Chambre à s’acquitter de ses fonctions législatives31. Si le Président détermine qu’il y a de prime abord atteinte à un privilège, le député qui a invoqué cette question présente une motion à la Chambre demandant la tenue d’un débat et d’un vote, afin de déterminer les sanctions appropriées32. Le 16 juin, M. Rota a rendu sa décision sur la question de privilège de M. Deltell. Il a estimé qu’il y avait de prime abord atteinte à un privilège, soutenant qu’il n’y a aucune limite quant au degré de sensibilité des documents que la Chambre a le pouvoir de demander33. Sa décision était fondée sur un précédent établi par l’ancien Président Peter Milliken en 2010 sur la question des prisonniers afghans, lorsque le gouvernement Harper refusait de produire des documents non caviardés sur le transfert de prisonniers afghans par les Forces canadiennes aux autorités afghanes. Ces documents avaient été demandés par le Comité spécial sur la mission canadienne en Afghanistan pour étoffer son enquête sur des cas signalés de prisonniers victimes de torture après leur transfert aux autorités afghanes34. La décision de M. Milliken sur une question de privilège confirmait le droit absolu de la Chambre d’ordonner la production de documents35. M. Rota a aussi convenu que les problèmes concernant le CPSNR soulevés par M. Deltell et d’autres députés indiquaient clairement que les documents présentés au comité ne permettaient pas de satisfaire à un ordre de la Chambre, car ce comité « n’est pas un comité du Parlement »36.

La décision de M. Rota sur la question de privilège soulevée par M. Deltell est un exemple clair du rôle important que joue le Président dans la protection des droits de la Chambre et de la capacité de cette dernière à tenir effectivement le gouvernement responsable de ses actions. Sa conclusion selon laquelle il y avait de prime abord atteinte au privilège a permis à M. Deltell de présenter une motion demandant que l’ASPC soit déclarée coupable d’outrage à la Chambre pour ne pas avoir respecté à plus d’une reprise les ordres de la Chambre; la motion demandait aussi que M. Stewart soit convoqué à la Chambre pour recevoir les admonestations du Président et pour remettre les documents dont la Chambre avait ordonné la production le 2 juin37. La motion a été adoptée avec l’appui unanime de l’opposition le 17 juin38 et, le 21 juin, M. Stewart est devenu le premier citoyen à être réprimandé par le Président en plus d’un siècle39. Toutefois, cette situation a fait ressortir deux entraves à l’exercice des pouvoirs de M. Rota en tant que Président, entraves qui ont miné gravement sa capacité à exercer sa fonction de gardien de la Chambre. La première découlait du fait que le gouvernement pouvait se soustraire à l’autorité de M. Rota sans aucune conséquence, si ce n’est le risque politique d’une éventuelle réaction négative de la population. Cette entrave est clairement ressortie des refus répétés du gouvernement de produire les documents demandés par la Chambre, allant jusqu’à s’adresser à la Cour fédérale du Canada pour empêcher leur divulgation40.

La deuxième entrave à l’autorité de M. Rota découlait de son engagement à être impartial. Le jour même où M. Stewart a été réprimandé, M. Deltell a soulevé une autre question de privilège, alléguant que M. Stewart avait refusé de se conformer pleinement à l’ordre de la Chambre du 17 juin puisqu’il n’avait pas produit les documents demandés41. Il a souligné qu’il y avait eu très peu de changements dans les circonstances entourant le problème depuis la décision de M. Rota concernant son premier point de privilège, et il a affirmé que, si M. Rota constatait de prime abord une autre atteinte au privilège, il demanderait soit au sergent d’armes, qui maintient l’ordre dans la Chambre42, de pénétrer dans les locaux de l’ASPC pour y « saisir les documents qui ont été exigés par la Chambre […] et par le [CACN] », soit que la question soit renvoyée au Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre pour qu’il propose d’autres mécanismes d’application appropriés43. Sa position a été appuyée par les autres députés conservateurs et par le NPD : plus précisément, M. Chong a noté que la demande de saisie des documents exigés avait un précédent dans la décision de 2010 du Président Milliken, qui « a clairement indiqué qu’en tant que grand enquêteur de la nation [la Chambre] a le droit absolu et sans entrave de demander la production de documents44 ». Le 23 juin, le député conservateur Blake Richards a souligné l’importance de la production rapide des documents non caviardés et il s’est informé sur l’état d’avancement de la décision de M. Rota concernant la question de privilège soulevée par M. Deltell, soulignant que « les faits indiquent très clairement que la question de privilège [de M. Deltell] paraît fondée à première vue, donc [M. Richards] se serait attendu à une décision45 ». En réponse, M. Rota a souligné l’importance d’étudier soigneusement la question pour s’assurer de rendre une décision « digne de son titre46 », une référence claire à son obligation de garder la confiance de la Chambre en son impartialité. Toutefois, son approche prudente de la décision à prendre a fait que la Chambre a fini par ajourner pour l’été sans qu’une décision ne soit rendue et, par conséquent, sans que les documents demandés ne soient devenus accessibles47.

Puisque les quatre partis d’opposition étaient tous en faveur de l’adoption des deux motions précédentes de la Chambre et qu’ils exprimaient clairement leur soutien à la motion que M. Deltell voulait présenter, on peut penser que si M. Rota avait conclu de prime abord à une atteinte au privilège, la motion de M. Deltell visant à ordonner au sergent d’armes de saisir les documents non caviardés aurait été aisément adoptée, et la Chambre aurait finalement eu accès aux documents qu’elle demandait pour permettre aux députés de remplir leurs obligations constitutionnelles. Il ne faut pas en conclure que M. Rota a agi avec partialité, ni que ses actions s’écartaient de la conduite normalement attendue d’un Président; c’est plutôt que le soin qu’il a mis à éviter que sa décision ne semble ni favoriser ni défavoriser qui que ce soit, alors que l’impartialité est un élément central de la présidence, est devenu une entrave interne à sa capacité à protéger efficacement les privilèges de la Chambre.

Les tentatives faites par la Chambre pendant près de trois mois pour avoir accès aux documents essentiels à l’étude du CACN sur le congédiement des scientifiques Qiu et Cheng du Laboratoire national de microbiologie de Winnipeg n’ont pas connu leur dénouement puisque M. Rota n’a jamais rendu sa décision sur la question de privilège soulevée par M. Deltell. Toutefois, l’absence de réponse peut constituer en soi une réponse éloquente; l’analyse du rôle de M. Rota comme Président de la Chambre pendant toute la durée de l’affaire du Laboratoire de Winnipeg démontre clairement que, malgré le pouvoir qu’il avait en théorie, il n’a pas pu être la voix de la Chambre faisant autorité dans la protection de ses privilèges parlementaires. La Chambre des communes demeurait résolue à obtenir les documents non caviardés portant sur le congédiement des deux scientifiques, et l’incapacité de M. Rota à protéger efficacement les intérêts de la Chambre face à l’opposition du gouvernement expose des faiblesses évidentes dans la capacité du Président à résister aux pressions externes et à être un solide défenseur des intérêts des députés dans la Chambre.

Réformes

L’affaire du Laboratoire de Winnipeg expose des lacunes évidentes dans la capacité de la Chambre à examiner de près les décisions du gouvernement et dans le pouvoir qu’a le Président de défendre cette capacité. Pour régler ces problèmes, trois réformes sont proposées. En premier lieu, il faudrait établir un comité permanent de la Chambre expressément chargé d’examiner les renseignements sensibles. Cela permettrait de tenir compte des réserves soulevées par les députés quant au COSNR durant l’affaire du Laboratoire de Winnipeg48 et éviterait de futurs conflits sur l’accès à des renseignements non caviardés, renforçant ainsi l’obligation du gouvernement de rendre des comptes à la Chambre. Une deuxième réforme consisterait à adopter les recommandations du rapport de 2009 du Comité permanent des comptes publics afin que le gouvernement et ses avocats comprennent la portée exacte du privilège parlementaire; les politiques et la formation devraient être révisées pour « tenir compte du droit reconnu par la loi aux comités parlementaires de demander la production de documents et de dossiers. »49 Le différend concernant la production de documents non caviardés reposait principalement sur des opinions contraires quant aux limites du privilège parlementaire, voire sur l’existence même de telles limites; résoudre cette discordance ferait en sorte que le conflit vécu par le CACN et la Chambre dans son ensemble ne se reproduise plus à l’avenir.

Une troisième réforme, plus radicale, consisterait à émuler la tradition britannique entourant la fonction de présidence, qui veut que le Président démissionne de son parti une fois élu50. Il ne s’agit pas d’une idée nouvelle : l’ancien Président Lucien Lamoureux avait démissionné du Parti libéral en 1968 et avait été réélu la même année, puis en 1972, comme député indépendant51. L’élimination de toute partisanerie aurait pu donner à un Président placé dans la même situation que M. Rota en juin 2021 la latitude voulue pour rendre une décision plus rapidement sur la deuxième question de privilège de M. Deltell et ce faisant, agir en tant que « réel gardien de la santé de notre démocratie parlementaire52 ». Plutôt que devoir prendre du temps pour soupeser les considérations soulevées par tous les partis concernés afin de maintenir une apparence de neutralité, le Président aurait pour seul objectif de défendre avec zèle les droits de la Chambre. La Chambre avait le droit absolu d’exiger la production rapide de documents non caviardés, et la première décision de M. Rota avait déjà établi que toute action du gouvernement contraire à ce droit constituait à première vue une atteinte au privilège parlementaire. M. Rota avait le pouvoir de faire en sorte que la Chambre reçoive les documents qu’elle demandait au gouvernement, et l’exercice de ce pouvoir dans la prise d’une décision sur une question de privilège aurait alors pu être déterminant et rapide. Il y a toutefois un important bémol à cette réforme, car pour qu’elle soit réussie, les autres partis doivent convenir de ne pas présenter de candidats contre le Président en exercice lors d’une élection générale. Cette absence de volonté politique explique que la présidence confiée à un député indépendant n’aura duré qu’un temps après la présidence de M. Lamoureux, premier à avoir fait ce pas en 196853; elle entrave ainsi l’éventuelle mise en œuvre d’une telle réforme.

Le moteur de chacune de ces réformes consiste en une reconnaissance des contraintes qui pèsent sur quiconque occupe le fauteuil du Président et en une compréhension des effets délétères qu’une présidence affaiblie peut avoir sur les principes fondamentaux de la démocratie parlementaire canadienne. Le gouvernement est-il réellement responsable devant la population s’il peut se soustraire en toute impunité à l’obligation de rendre des comptes? Comme le démontre clairement l’affaire du Laboratoire de Winnipeg, un gouvernement sourd aux demandes de la Chambre – siège des seuls représentants élus de la population au sein du gouvernement fédéral – remet en question la stabilité d’un gouvernement responsable au Canada et la capacité des députés à exercer efficacement leurs privilèges parlementaires dans l’exercice de leurs responsabilités constitutionnelles.

Conclusion

Le déclin du rôle des députés dans la démocratie parlementaire canadienne se reflète dans l’impuissance du Président à défendre la capacité de la Chambre à demander des comptes au gouvernement. La capacité de la Chambre à demander des comptes est beaucoup plus grande dans des parlements minoritaires – comme c’était le cas durant l’affaire du Laboratoire de Winnipeg – où une opposition unie constitue une majorité54; malgré tout, les pouvoirs de M. Rota demeuraient entravés aussi bien par des facteurs autant internes qu’externes à la présidence. Le refus répété du gouvernement de se plier aux ordres de la Chambre et sa demande à la Cour fédérale de bloquer les tentatives répétées de la Chambre d’accéder à des documents non caviardés illustre l’étendue de sa capacité à se soustraire à l’autorité du Président. Il était manifeste que le gouvernement ne voulait pas que les documents non caviardés soient remis à la Chambre, soit parce que la sécurité nationale aurait pu être compromise, soit parce qu’il voulait dissimuler des manquements dans sa supervision ayant mené au transfert de virus de Winnipeg à Wuhan, en 201955. Par ailleurs, bien que M. Rota se soit clairement exprimé en faveur du droit de la Chambre d’ordonner la production des documents, il n’a pas réussi à traduire ce soutien en action concrète et rapide en raison de l’importante pression qu’il subissait pour garder la confiance de la Chambre envers son impartialité. Les pouvoirs considérables, en théorie, de M. Rota en tant que Président de la Chambre étaient continuellement entravés, ce qui l’a empêché de protéger suffisamment la capacité de la Chambre à exercer la responsabilité constitutionnelle qu’elle a de scruter les décisions du gouvernement. Il faut donc renforcer les pouvoirs de la présidence pour que le Président puisse agir en ardent défenseur des droits de la Chambre et des députés lorsqu’une question de privilège est soulevée.

Notes

1 Jean-François Godbout, Lost on Division: Party Unity in the Canadian Parliament, University of Toronto Press, Toronto, 2020, p. 3-4.

2 David E. Smith, The People’s House of Commons: Theories of Democracy in Contention, 2007, p. 13-15.

3 Canada, Parlement, Chambre des communes, « Le Président et les autres présidents de séance de la Chambre », dans Audrey O’Brien et Marc Bosc (dir.), La procédure et les usages de la Chambre des communes, Ottawa, 2009, ch. 7, p. 302.

4 Canada, Parlement, Chambre des communes, « Le Président et les autres présidents de séance de la Chambre », dans Marc Bosc et André Gagnon (dir.), La procédure et les usages de la Chambre des communes, Ottawa, 2017, ch. 7 [https://www.ourcommons.ca/procedure/procedure-and-practice-3/ch_07_1-f.html#7-1-1-2].

5 C.E.S. Franks, The Parliament of Canada, University of Toronto Press, Toronto, 1987, p. 121.

6 Canada, Parlement, Chambre des communes, « Le Président de la Chambre », ch. 7 [https://www.ourcommons.ca/procedure/procedure-and-practice-3/ch_07_1-f.html#7-1-3].

7 C.E.S. Franks, op. cit., p. 120.

8 Canada, Parlement, Chambre des communes, « Le Président de la Chambre », ch. 7, p. 60.

9 David E. Smith, The Constitution in a Hall of Mirrors: Canada at 150, University of Toronto Press, Toronto, 2017, p. 15; C.E.S. Franks, op. cit., p. 127.

10 David E. Smith, The People’s House of Commons, p. 121.

11 Canada, Parlement, Chambre des communes, « Les privilèges et immunités », dans Marc Bosc et André Gagnon (dir.), La procédure et les usages de la Chambre des communes, Ottawa, 2017, ch. 3 [https://www.ourcommons.ca/About/ProcedureAndPractice3rdEdition/ch_03-f.html].

12 Canada, Parlement, Chambre des communes, « Les privilèges et immunités », ch. 3 [https://www.ourcommons.ca/About/ProcedureAndPractice3rdEdition/ch_03_7-f.html].

13 « Rôle du Président », Le Président [https://www.noscommunes.ca/speaker/fr/role](consulté le 10 mars 2022).

14 Matthew Laban, « More Westminster than Westminster? The Office of Speaker Across the Commonwealth », The Journal of Legislative Studies, vol. 20, no ٢, ٢٠١٤, p. ١٤٤. [https://doi.org/10.1080/13572334.2014.895126]; David Hamilton, « La liberté de parole et la fonction de président », Revue parlementaire canadienne, vol. 21, no 1, 1998, p. 1; James Jerome, Mr. Speaker, McClelland and Stewart, 1985, p. 145.

15 Canada, Parlement, Chambre des communes, « Le Président de la Chambre », ch. 7, [https://www.noscommunes.ca/procedure/procedure-et-les-usages-3/ch_07_1-f.html#7-1-6].

16 Canada, Parlement, Chambre des communes, « Le Président de la Chambre », ch. 7 [https://www.ourcommons.ca/About/ProcedureAndPractice3rdEdition/ch_07_1-f.html#7-1-3].

17 Rob Walsh, On the House: An Inside Look at the House of Commons, McGill-Queen’s University Press, Montréal, 2017, p. 6; David Hamilton, op. cit., p. 1.

18 David E. Smith, The People’s House of Commons, p. 12.

19 Christopher Nardi, « Commons Speaker to Ask Court to Strike Down Government Lawsuit Challenging Parliament’s Right to Know », National Post, 25 juin 2021, [https://nationalpost.com/news/politics/commons-speaker-intends-to-ask-court-to-strike-downgovernment-lawsuit-challenging-parliaments-right-to-know].

20 The Canadian Press, « Health Agency President Rebuked For Not Producing Virus Lab Documents », Canada’s National Observer, 22 juin 2021. [https://www.nationalobserver.com/2021/06/22/news/phac-president-health-rebuked-documents-fired-scientists-virus-lab].

21 Garnett Genuis, Comité spécial sur les relations sino-canadiennes, 31 mars 2021 [https://www.noscommunes.ca/DocumentViewer/fr/43-2/CACN/reunion-21/temoignages].

22 Ibid.

23 Michael Chong, Comité spécial sur les relations sino-canadiennes, 31 mars 2021; Robert Oliphant, Comité spécial sur les relations sino-canadiennes, 31 mars 2021; Geoff Rega, Comité spécial sur les relations sino-canadiennes, 31 mars 2021 [https://www.noscommunes.ca/DocumentViewer/fr/43-2/CACN/reunion-21/temoignages].

24 Iain Stewart, Comité spécial sur les relations sino-canadiennes, 10 mai 2021 [https://www.noscommunes.ca/DocumentViewer/fr/43-2/CACN/reunion-26/temoignages].

25 Michael Chong, Hansard révisé, no 108, 1er juin 2021 [https://www.noscommunes.ca/DocumentViewer/fr/43-2/chambre/seance-108/debats].

26 Vote nº 127, 2 juin 2021 [https://www.noscommunes.ca/members/fr/votes/43/2/127].

27 Anthony Rota, Hansard révisé, no 119, 16 juin 2021 [https://www.noscommunes.ca/DocumentViewer/fr/43-2/chambre/seance-119/debats#Int-11399284].

28 Joan Bryden, « Tories Boycott Security Committee Over Refusal to Release Docs on Fired Scientists, » The Globe and Mail, 21 décembre 2021. [https://www.theglobeandmail.com/canada/article-tories-boycott-security-committee-overrefusal-to-release-docs-on/deltell].

29 Gérard Deltell, Hansard révisé, no 112, 7 juin 2021. [https://www.noscommunes.ca/DocumentViewer/fr/43-2/chambre/seance-112/debats].

30 Ibid.

31 Canada, Parlement, Chambre des communes, « Les privilèges et immunités », dans Marc Bosc et André Gagnon (dir.), La procédure et les usages de la Chambre des communes, Ottawa, 2017, ch. 3 [https://www.noscommunes.ca/procedure/procedure-et-les-usages-3/ch_03_8-f.html].

32 Ibid.

33 Anthony Rota, Hansard révisé, no ١١٩, ١٦ juin ٢٠٢١. [https://www.noscommunes.ca/DocumentViewer/fr/43-2/chambre/seance-119/debats#Int-11399284].

34 Rob Walsh, op. cit., p. 145.

35 Peter Milliken, « Retour sur une présidence », Revue parlementaire canadienne, vol. 34, no 3, 2011, p. 11.

36 Anthony Rota, Hansard révisé, no 119, 16 juin 2021 [https://www.noscommunes.ca/DocumentViewer/fr/43-2/chambre/seance-119/debats#Int-11399284].

37 Gérard Deltell, Hansard révisé, no 119, 16 juin 2021 [https://www.noscommunes.ca/DocumentViewer/fr/43-2/chambre/seance-119/debats].

36 Vote nº 148, 17 juin 2021 [https://www.noscommunes.ca/members/fr/votes/43/2/148].

37 Christopher Guly, « “Open Defiance”: Opposition Slams Feds for Failure to Produce Winnipeg Lab Documents Amid Formal Rebuke PHAC Head », The Hill Times, 21 juin 2021 [https://www.hilltimes.com/2021/06/21/open-defiance-opposition-slams-feds-for-failureto-produce-winnipeg-lab-documents-amidformal-rebuke-of-phac-head/302938].

38 Robert Fife et Steven Chase, « Liberals Take House Speaker to Court to Block Release of Unredacted Records About Fired Scientists, » The Globe and Mail, 23 juin 2021 [https://www.theglobeandmail.com/politics/article-liberal-government-asks-court-to-stop-commons-obtaining-full-records/].

39 Gérard Deltell, Hansard révisé, no 119, 21 juin 2021 [https://www.noscommunes.ca/DocumentViewer/fr/43-2/chambre/seance-112/debats].

40 Canada, Parlement, Chambre des communes, « Le cadre physique et administratif » dans Marc Bosc et André Gagnon (dir.), La procédure et les usages de la Chambre des communes, Ottawa, 2017, ch. 6 [https://www.noscommunes.ca/procedure/procedure-et-les-usages-3/ch_06_6-f.html].

41 Gérard Deltell, Hansard révisé, no 122, 21 juin 2021 [https://www.noscommunes.ca/DocumentViewer/fr/43-2/chambre/seance-122/debats].

42 Michael Chong, Hansard révisé, no 122, 21 juin 2021 [https://www.noscommunes.ca/DocumentViewer/fr/43-2/chambre/seance-122/debats].

43 Blake Richards, Hansard révisé, no 124, 23 juin 2021 [https://www.noscommunes.ca/DocumentViewer/fr/43-2/chambre/seance-124/debats].

44 Anthony Rota, Hansard révisé, no 124, 23 juin 2021 [https://www.noscommunes.ca/DocumentViewer/fr/43-2/chambre/seance-124/debats].

45 Ibid.

46 Joan Bryden, « Tories Boycott » The Globe and Mail, 21 décembre 2021 [https://www.theglobeandmail.com/canada/article-tories-boycott-security-committee-over-refusal-to-release-docs-on/].

47 « Le pouvoir des comités d’ordonner la production de documents et de dossiers », Rapport du Comité permanent des comptes publics, décembre 2009. [https://www.ourcommons.ca/Content/Committee/402/PACP/Reports/RP4262218/402_PACP_R pt22/402_PACP_Rpt22-f.pdf].

48 Matthew Laban, op. cit., p. 144.

49 Matthew Laban, op. cit., p. 144; James Jerome, op. cit., p. 137.

50 Craig Scott, « It’s Time to Reform the Role of Speaker of the House of Commons », National Post, 23 novembre 2015 [https://nationalpost.com/opinion/craig-scott-its-time-to-reform-the-role-of-speaker-of-the-house-of-commons].

51 Matthew Laban, op. cit., p. 145.

52 Rob Walsh, op. cit., p. 132.

53 Christopher Guly, « ‘Parliament is a High Court, it’s the Grand Inquest of the Nation’ : PHAC President Ordered to Appear Before Commons », The Hill Times, 18 juin 2021 [https://www.hilltimes.com/2021/06/18/parliament-is-a-high-court-it-is-the-grand-inquest-of-thenation-phac-president-ordered-to-appear-before-commons/302719]; Michael Chong, Hansard révisé, no ١١٩, ١٦ juin ٢٠٢١ [https://www.noscommunes.ca/DocumentViewer/fr/43-2/chambre/seance-119/debats#Int-11399284].

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