L’applicabilité de la convention de Salisbury au Parlement bicaméral du Canada
La présence d’un grand nombre de sénateurs non partisans, les travaux du Comité sénatorial spécial sur la modernisation du Sénat, et le rôle de plus en plus engagé joué par le Sénat ont grandement attiré l’attention sur la convention de Salisbury. Cette convention du Parlement du Royaume-Uni prévoit que la Chambre des lords nommée ne doit pas rejeter un projet de loi du gouvernement adopté par la Chambre des communes élue si le contenu dudit projet de loi faisait partie du programme électoral du gouvernement. Dans cet article, l’auteur décrit la convention de Salisbury, se penche sur les considérations politiques pouvant avoir influé sur sa création et son utilisation, et examine la possibilité d’appliquer cette convention au Parlement bicaméral du Canada. L’auteur soutient que le Sénat du Canada ne devrait pas être assujetti à la convention de Salisbury. Il conclut que le Sénat devrait faire preuve de déférence à l’égard des Communes dont les membres sont élus lorsque cela est nécessaire, mais qu’il ne devrait accepter aucune entente, juridique ou politique, qui entrave sa capacité de rejeter purement et simplement tout projet de loi qu’il juge non fidèle à la volonté populaire manifeste et perceptible. L’auteur fait cependant observer que le Sénat devrait exercer ce pouvoir avec retenue.
Le rôle plus engagé adopté par le Sénat récemment en a poussé plus d’un à examiner la possibilité d’appliquer la convention de Salisbury, une convention du Parlement du Royaume-Uni, au Parlement bicaméral du Canada. Essentiellement, l’interprétation moderne de cette convention veut que la Chambre des lords nommée ne doive pas rejeter un projet de loi du gouvernement adopté par la Chambre des communes élue si le contenu dudit projet de loi faisait partie du programme électoral du gouvernement1.
Cette convention relativement nouvelle date de 1945, année où le Parti travailliste avait remporté une forte majorité à la Chambre des communes. Le nouveau gouvernement travailliste était confronté à une importante majorité du Parti conservateur à la Chambre des lords. Le leader de l’opposition conservatrice à la Chambre des lords, le vicomte de Cranborne (qui deviendra plus tard le cinquième marquis de Salisbury), ainsi que son homologue le leader du gouvernement travailliste à la Chambre des lords, le vicomte Addison, ont alors mis au point ce qui allait devenir la convention de Salisbury. L’objectif était d’empêcher que le programme législatif du gouvernement ne soit paralysé par le blocage indu de projets de loi du gouvernement à la Chambre des lords2.
La convention tire toutefois son origine bien avant 1945 et vise en fait un sujet beaucoup plus vaste, à savoir la relation entre la Chambre des communes et la Chambre des lords.
Elle remonte à 1832 lors du débat sur le projet de loi de réforme électorale, lequel visait à augmenter le corps électoral en Grande-Bretagne et signalait le début du transfert des pouvoirs politiques de la Chambre des lords vers les Communes. Le duc de Wellington a alors déclaré qu’aussi mauvais soit un projet de loi émanant des Communes, s’il s’agit d’un projet de loi du gouvernement adopté par la Chambre élue, la Chambre des lords a le devoir de l’adopter. Le troisième marquis de Salisbury a cependant avancé que la Chambre des lords était investie d’une fonction décisionnelle de renvoi (referendal function), ce qui signifie que si le gouvernement en place utilise la Chambre des communes en tant que simple outil pour adopter un projet de loi pour lequel il n’a pas obtenu un mandat exprimé par la population, la Chambre des lords a alors le devoir de le rejeter. Cette théorie place la Chambre des lords en position de gardienne des intérêts de la population en dépit du fait que ses membres ne sont pas élus3.
Considérations politiques
L’entente de 1945 qui a mené à la convention a été interprétée par les lords conservateurs comme une mesure visant à sauver la face. Par sa nature même de Chambre nommée, la Chambre des lords, qui à l’époque était encore largement composée de membres par hérédité, suscitait souvent une opinion populaire défavorable. Le Parti travailliste, qui se posait en parti du peuple et des travailleurs, aurait facilement pu soulever l’opinion populaire contre la Chambre des lords, et par extension contre le Parti conservateur qui y détenait la majorité. C’est peut-être la raison pour laquelle le vicomte de Cranborne a proposé la convention de Salisbury au départ, afin de ne pas ternir l’opinion de la population à l’égard de son parti4.
Abstraction faite des manœuvres politiques liées à l’opinion populaire, il subsistait une autre crainte à la Chambre des lords : celle d’être réduits à la minorité par la nomination de nouveaux pairs.
En 1909, le gouvernement libéral a adopté un budget à la Chambre des communes puis l’a renvoyé à la Chambre des lords pour son approbation. Cette dernière a refusé de donner deuxième lecture au projet de loi. Le gouvernement a fini par demander la dissolution, puis s’est tourné vers l’électorat; remportant ainsi une nouvelle majorité (quoique plus faible) en 1910. Déterminé à éviter que les ennuis de 1909 ne se reproduisent, le gouvernement a déposé la Parliament Act qui établit un droit de veto suspensif pour la Chambre des lords par opposition à un droit de veto absolu. Après moult débats et de nombreux renvois entre les deux Chambres à propos des amendements, le projet de loi a été adopté par la Chambre des lords. Soulignions qu’il n’a été adopté seulement qu’après qu’il eut été révélé que le gouvernement avait demandé, et obtenu, le consentement du roi pour nommer suffisamment de pairs libéraux afin d’assurer une majorité libérale à la Chambre des lords, et par conséquent l’adoption du projet de loi. Essentiellement, le gouvernement était prêt à exercer son pouvoir exécutif de nomination pour contraindre la Chambre des lords à se soumettre par la loi du nombre5.
Donc, en 1945, entre l’opinion populaire défavorable à l’égard de la Chambre des lords, les possibles machinations politiques du Parti travailliste, et la possibilité pour les lords d’être réduits à la minorité par la nomination de pairs libéraux, il y avait des craintes justifiables qui auraient pu pousser le vicomte de Cranborne à proposer la convention de Salisbury.
Circonstances contemporaines
En 1999, par suite de la Commission Wakeham sur la réforme de la Chambre des lords, tous les pairs héréditaires à l’exception de 92 ont été expulsés de la Chambre et on a mis sur pied la Commission indépendante des nominations afin de recueillir davantage d’avis pour les candidats à la pairie. Avant cette réforme, la Chambre des lords était largement dominée par les membres de l’aristocratie héréditaire, dont bon nombre étaient partisans des conservateurs. De plus, la majorité des pairs à vie nommés avant les réformes de la Commission Wakeham l’avaient été pour des motifs politiques et étaient affiliés au parti ministériel qui avait recommandé leur nomination à l’époque. La Commission des nominations relativement nouvelle, conjuguée à la réduction du nombre de pairs héréditaires, a mené à une Chambre des lords qui n’est plus dominée par un seul parti, et où ce sont plutôt les pairs indépendants, ou crossbenchers, qui détiennent la balance du pouvoir6.
Cela a entraîné une hausse de l’appui populaire à l’égard de la Chambre des lords ces dernières années. Les candidats à la pairie sont maintenant issus de tous les partis représentés à la Chambre des communes en plus d’être choisis parmi les fonctionnaires professionnels à la retraite, ce qui confère un degré d’obligation redditionnelle et de responsabilité aux nouveaux membres de la Chambre des lords. La Chambre des lords ne jouissait pas de cette légitimité lorsque sa composition était principalement perçue comme le résultat de récompenses politiques ou d’un droit hérité à la naissance7.
Les circonstances n’ont pas seulement changé à la Chambre des lords, elles ont aussi changé à la Chambre des communes. Selon la convention de Salisbury, non seulement faut-il que le projet de loi en question soit un projet de loi du gouvernement, mais il doit aussi mettre en œuvre une partie du contenu du programme électoral du gouvernement pour l’élection précédente. Or, la politique moderne a entraîné l’apparition de programmes électoraux plus importants en volume, mais pas nécessairement en substance. Avec la montée des partis centristes, ou partis attrape-tout, les partis politiques en tant qu’organisations cherchent à plaire au plus grand segment de la population possible dans le but de remporter une majorité de sièges à la Chambre des communes. Se pose alors la question suivante : un projet de loi peut-il réellement incarner l’essence d’une promesse électorale en particulier? Les partis doivent immanquablement laisser une certaine marge de manœuvre dans leurs promesses pour en élargir l’interprétation et l’attrait, et les gouvernements ont immanquablement besoin de latitude dans la rédaction des lois pour s’adapter aux circonstances imprévues ou futures. Il peut donc s’avérer difficile de trouver des liens directs entre des promesses de campagne et un projet de loi8.
Ces circonstances ont donné lieu en Grande-Bretagne à des appels à l’imposition de limites au recours à la convention, ou à son abolition pure et simple9.
Applicabilité au Canada
Compte tenu de la nouvelle dynamique du Sénat actuel, l’applicabilité de la convention de Salisbury au Parlement bicaméral du Canada a suscité l’intérêt de certains sénateurs et du Comité sénatorial spécial sur la modernisation du Sénat dans le cadre de son étude en cours. Mais, de bien des façons si ce n’est que de nom, la convention de Salisbury a toujours été en place au Canada à l’égard de la relation entre le Sénat et la Chambre des communes.
Même s’il n’a jamais été un organe héréditaire, le Sénat n’est pas si différent de la Chambre des lords en ce sens qu’il est composé d’une élite nommée. Il suffit de considérer les exigences d’origine relatives à l’actif financier et à la propriété pour devenir sénateur afin de comprendre le désir d’installer au Parlement l’équivalent d’une petite noblesse terrienne. C’est pour cette raison, et pour le faible appui populaire découlant de son absence de mandat électoral que le Sénat a lui-même fait preuve de retenue quant au recours à son droit de veto sur les projets de loi du gouvernement. Deux exemples de l’histoire récente font d’excellentes études de cas des points de vue des deux marquis de Salisbury, soit le troisième et le cinquième.
Le refus du Sénat d’adopter le projet de loi de mise en œuvre de l’Accord de libre-échange (ALE) avec les États-Unis à la fin des années 1980 a directement mené au déclenchement de l’élection de 1988. Certains sénateurs ont alors fait valoir que l’ALE ne faisait pas partie du programme électoral du gouvernement et, s’inspirant peut-être sans le savoir du point de vue du troisième marquis, ils voulaient soumettre le projet de loi à la décision de l’électorat. De même, l’insistance du Sénat pour modifier le projet de loi concernant l’annulation des contrats touchant l’aéroport Pearson au début des années 1990 n’est pas sans rappeler la convention énoncée par le cinquième marquis. Le projet de loi, qui représentait un élément majeur de la campagne du gouvernement, a franchi l’étape de la deuxième lecture puis a été renvoyé pour étude en comité où des amendements y ont été apportés concernant la protection du droit d’exercer des recours devant les tribunaux pour les contrats annulés. Le projet de loi amendé a fini par être adopté. Donc, si le Sénat a fait preuve de retenue par le passé, pourquoi l’application de la convention de Salisbury se retrouve-t-elle dans les discussions maintenant?
Selon toute vraisemblance, la convention de Salisbury a été une tentative de la majorité conservatrice à la Chambre des lords pour sauver la face de leur parti en évitant d’offrir un angle d’attaque au Parti travailliste au pouvoir. De la même manière, si la majorité des sénateurs sont issus d’un parti qui n’est pas celui au pouvoir, ils font souvent preuve d’une certaine retenue afin de ne pas donner l’occasion au gouvernement de se faire du capital politique sur le dos du parti majoritaire au Sénat. Cependant, la croissance de l’indépendance du Sénat et du nombre de sénateurs indépendants n’offre pas une telle motivation politique à faire preuve de retenue; d’où la recherche de moyens pour régir la relation entre le Sénat et la Chambre des communes. Mais la convention de Salisbury est-elle applicable au Canada? Et si elle l’est, est-elle nécessaire?
Les facteurs ayant conduit aux appels à la réforme ou à l’abolition de la convention en Grande-Bretagne sont sensiblement les mêmes au Canada. À l’instar de la Grande-Bretagne, le Canada dispose maintenant d’un Comité consultatif indépendant sur les nominations au Sénat chargé de recommander au premier ministre des candidats potentiels au Sénat. De plus, les sénateurs partisans ne détiennent plus la balance du pouvoir, c’est le Groupe des sénateurs indépendants (GSI) qui la détient. En fait, le seul caucus politique toujours présent au Sénat est celui du Parti conservateur parce que les libéraux au Sénat ne sont plus affiliés de quelconque façon officielle que ce soit au Parti libéral du Canada. Par ailleurs, les programmes des partis politiques canadiens – tout comme ceux de la Grande-Bretagne – sont souvent vagues et sujets à interprétation. De même, tout projet de loi visant à mettre en œuvre des promesses de campagne a une vaste portée, ce qui rend difficile l’établissement d’un lien direct à 100 % entre une promesse de campagne et un projet de loi dont le Parlement est saisi.
Aucun de ces facteurs ne tient compte des systèmes multipartite et uninominal majoritaire à un tour, selon lesquels il arrive souvent que le parti qui forme le gouvernement, même majoritaire, ne réussisse à le faire qu’en remportant une pluralité des voix10. Qui donc défend les intérêts des autres électeurs lorsqu’un gouvernement majoritaire peut imposer sa volonté à la Chambre des communes? Le Sénat existe justement pour servir de soupape de sécurité à l’égard de ce que les Pères de la Confédération considéraient comme les possibles abus partisans de la Chambre des communes11.
Enfin, deux facteurs en Grande-Bretagne qui ont en partie mené à la relation contemporaine entre la Chambre des communes et la Chambre des lords ne sont pas présents au Canada : premièrement, la menace pour les lords d’être réduits à la minorité, et deuxièmement, la reconnaissance de la primauté de la Chambre des communes. La taille du Sénat du Canada est fixe. S’il est vrai que le pouvoir extraordinaire de la reine de nommer huit sénateurs de plus existe, il n’en demeure pas moins qu’il n’a été utilisé qu’une seule fois. Par conséquent, les sénateurs canadiens n’ont aucune crainte d’être soudainement réduits à la minorité par la nomination de nouveaux collègues en partant du principe qu’une certaine mesure législative doit être adoptée.
La menace d’être réduits à la minorité pesant sur les lords en Grande-Bretagne a mené à l’adoption de la Parliament Act de 1911 qui reconnaît dans la loi la suprématie de la Chambre des communes. Qui plus est, le 25 avril 2006, dans le cadre de la création d’un comité mixte des deux Chambres du Parlement afin d’étudier la relation entre elles, les lords ont déclaré explicitement qu’ils acceptent « la primauté de la Chambre des communes12 ».
Le Sénat du Canada, en revanche, n’a jamais officiellement reconnu la suprématie des Communes, exception faite dans le cas de certaines affaires comme le pouvoir de présenter des projets de loi de finances ou d’imposition.
Pour les raisons énoncées précédemment, à savoir : la nature déjà prudente du Sénat dans l’exercice de ses pouvoirs législatifs, le caractère de plus en plus vague des programmes des partis, la portée de plus en plus vaste des projets de loi visant à mettre en œuvre des promesses de campagne, la présence de gouvernements qui exercent la majorité de leurs pouvoirs sans avoir obtenu la majorité du soutien populaire, et enfin, le fait que le Sénat et la Chambre des communes sont sur un pied d’égalité, le Sénat du Canada ne devrait pas être assujetti à la convention de Salisbury. Le Sénat devrait faire preuve de déférence à l’égard des Communes dont les membres sont élus lorsque cela est nécessaire, mais il ne devrait accepter aucune entente, juridique ou politique, qui entrave sa capacité de rejeter purement et simplement tout projet de loi qu’il juge non fidèle à la volonté populaire manifeste et perceptible. Cependant, le Sénat devrait exercer ce pouvoir avec retenue.
Notes
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- Glenn Dymond et Hugo Deadman, The Salisbury Doctrine, Londres, Bibliothèque de la Chambre des lords, 2006, p. 1 [EN ANGLAIS SEULEMENT].
- Ibid., p. 5 et 6.
- Richard Kelly, House of Lords: Conventions, Londres, Bibliothèque de la Chambre des communes, 2007, p. 2 [EN ANGLAIS SEULEMENT].
- Ibid., p. 5 et 6.
- Dymond et Deadman, p. 19.
- Lizzie Wills, « The Conservatives and the Lords – the slow death of the Salisbury Doctrine », WA Comms, 6 août 2015, URL : https://wacomms.co.uk/the-conservatives-and-the-lords-the-slow-death-of-the-salisbury-doctrine/ [EN ANGLAIS SEULEMENT].
- David Browne, « Snooping and Salisbury: A Second Chance for the Red Benches », The Forum, TT15 Journal, juin 2015, p. 10 et 11 [EN ANGLAIS SEULEMENT].
- Ibid., p. 10.
- Wills.
- Ibid.
- Renvoi relatif à la réforme du Sénat, CSC 32 (Cour suprême du Canada 2014), p. 737.
- Kelly, p. 4 [TRADUCTION].