Y a-t-il un avocat dans l’Assemblée? La diminution du nombre d’avocats élus

Article 2 / 12 , Vol 40 No 4 (Hiver)

Y a-t-il un avocat dans l’Assemblée? La diminution du nombre d’avocats élus

De moins en moins d’avocats sont élus à l’Assemblée législative de la Nouvelle-Écosse. Dans l’article, l’auteur retrace ce déclin au cours des dernières décennies et émet des hypothèses sur ses causes, en plus d’en analyser les conséquences pour un corps législatif élu. Citant les années 1970 comme un point tournant, il dit soupçonner que le passage à temps plein de la charge de député auparavant à temps partiel, le salaire inférieur à celui gagné dans l’exercice du droit et les maigres perspectives d’emploi après la vie politique rendent la charge bien moins attrayante pour les avocats en exercice. L’auteur fait également état des compétences des avocats élus à une charge publique qui sont utiles lors de la rédaction de mesures législatives et du traitement de dossiers de concitoyens. Il conclut par un examen des rôles du procureur général et ministre de la Justice et des questions juridiques et constitutionnelles qui peuvent surgir lorsque ce poste de ministre et le poste de sous-ministre sont occupés par des personnes qui ne sont pas des avocats.

Selon une idée reçue, les assemblées élues sont principalement composées d’avocats. C’était le cas auparavant, mais la situation a bien changé depuis.

Aux élections générales de mai 2017 en Nouvelle-Écosse, les électeurs ont réélu seulement deux avocats à une assemblée qui compte 51 sièges. Il s’agit du plus bas niveau depuis la Confédération, en nombres absolus et en pourcentage de sièges.

L’article traite de la diminution du nombre d’avocats à l’assemblée de la Nouvelle-Écosse depuis la Confédération, des causes possibles et de quelques autres considérations.

L’article porte peut-être sur la Nouvelle-Écosse, mais le même raisonnement pourrait s’appliquer ailleurs au Canada.

Méthodologie : D’où viennent les chiffres?

Pour recenser les avocats ayant siégé à l’Assemblée législative de la Nouvelle-Écosse depuis la Confédération, j’ai commencé par le répertoire complet des biographies des députés de la province créé par l’ancienne bibliothécaire Shirley Elliott1. Le répertoire comprend la liste des professions de pratiquement tous les députés jusqu’en 1983.

Pour poursuivre le recensement jusqu’à aujourd’hui, j’ai ensuite vérifié à la bibliothèque de l’Assemblée législative de la Nouvelle-Écosse si des avocats avaient siégé depuis la fin de la période visée par le répertoire2.

Bien que la méthodologie ait donné de bons résultats, nous avons tout de même usé de prudence. Qu’est-ce qu’un « avocat »? Tous s’entendent pour dire qu’il s’agit d’une personne admise au barreau qui exerce le droit. Par contre, la définition englobe-t-elle aussi un titulaire d’un diplôme en droit jamais admis au barreau, ou une personne admise au barreau qui n’a jamais exercé le droit?

Par souci de cohérence et de simplicité, j’ai d’abord recensé les députés que Mme Elliott a désignés comme avocats, puis ceux, à ma connaissance, admis au barreau après la période visée par le répertoire. Le compte exclut donc deux députés titulaires d’un diplôme en droit, mais jamais admis au barreau.

La prochaine étape consistait à dresser un tableur contenant toutes les législatures de l’Assemblée législative où des députés avocats ont siégé. Il faut savoir qu’une législature est la période entre deux élections générales. Par exemple, les premières élections générales tenues après la Confédération ont donné lieu à la 23e législature. Aujourd’hui, en 2017, l’Assemblée législative en est à sa 62e législature. Le tableur permet de recenser les avocats qui siègent à n’importe quelle législature.

Cette méthodologie comporte une anomalie : il est possible que des députés avocats siègent durant la même législature, mais pas en même temps3.

Résultats : Que montrent les chiffres?

Les résultats se trouvent à la figure 1. Le plus frappant tient au déclin constant du pourcentage d’avocats à l’Assemblée, des années 1970 jusqu’à nos jours.

Depuis la Confédération, 155 avocats ont siégé à l’Assemblée législative de la Nouvelle-Écosse.

Durant cette période, on compte 1 711 sièges à remporter. Comme bien des avocats ont été élus plus d’une fois, et abstraction faite des complications liées aux élections et mandats partiels, 490 des 1 711 sièges (28,6 %) ont été remportés par des avocats.

De la Confédération en 1867 jusqu’en 1974, le pourcentage des avocats à l’Assemblée législative n’a jamais passé sous la barre des 20 %. Cela s’est produit pour la première fois en 1974 (la 50e législature) où il a chuté pour s’établir à 17,4 %. La tendance à la baisse s’est poursuivie jusqu’aux élections de 2017 (la 62e législature) où le pourcentage d’avocats a atteint son plancher (3,9 %) et où le nombre d’avocats en nombres absolus a été le plus bas (2 députés provinciaux) depuis la Confédération.

La 32e législature, qui s’est déroulée de 1902 à 1906, a enregistré le plus fort pourcentage d’avocats, puisque 17 des 38 députés étaient avocats (44,7 %). La 45e législature, de 1957 à 1960, comptait aussi 17 avocats, mais le nombre de députés à l’Assemblée avait augmenté à 43, le pourcentage avait donc quelque peu baissé (39,5 %).

Des 155 avocats qui ont été députés provinciaux depuis la Confédération, 17 sont devenus premier ministre. Il s’agit d’un fait remarquable, puisque la Nouvelle-Écosse n’a eu que 27 premiers ministres depuis la Confédération. Pour couronner le tout, le poste de premier ministre a été occupé par un avocat de 1896 jusqu’en 1990, à l’exception de six années.

Analyse : Que signifient les nombres?

Comment expliquer le déclin constant du nombre d’avocats à l’Assemblée législative?

Inévitablement, on lancera des hypothèses. Voici les explications les plus plausibles parmi d’autres.

Passage à temps plein d’une charge à temps partiel

Avant les années 1970, les députés provinciaux travaillaient à temps partiel, car l’Assemblée législative tenait une session de printemps qui durait généralement moins de deux mois. Ainsi, ils pouvaient très bien exercer leur profession habituelle, et c’est ce que la plupart d’entre eux faisaient.

Après les années 1970, les députés provinciaux travaillent à temps plein. Un ancien député avocat, élu pour la première fois en 1978, m’a confié qu’il a continué à exercer sa profession après son élection. La tâche a été ardue et a nécessité la collaboration des juges et des avocats de la partie adverse. Il a notamment participé à un procès de cinq jours, qui a eu lieu cinq lundis d’affilée, car l’Assemblée ne siégeait pas le lundi4. Il a abandonné le droit trois ans plus tard lorsque ses obligations législatives devenaient de plus en plus lourdes.

Le passage à temps plein d’une charge à temps partiel n’a pas fait l’objet d’une loi ni d’un mandat si bien qu’il est difficile de préciser le moment où il s’est produit. Il semble que deux députés néo-démocrates du Cap-Breton, Jeremy Akerman et Paul MacEwan, ont changé la donne dans les années 1970 quand ils se sont mis à travailler à temps plein. C’est justement grâce à ce travail à temps plein dans leur circonscription, selon eux, qu’ils ont été élus.

Salaire relativement faible

Jusque dans les années 1970, le député provincial gagnait peu, car il travaillait à temps partiel.

Jeremy Akerman, l’un des deux députés à avoir préconisé le passage à temps plein de la charge de député provincial, a écrit un livre sur sa carrière politique. Il y dit à quel point il était compliqué de subsister aux besoins de sa famille avec le maigre salaire d’un député provincial5. En 1970, à sa première élection, Akerman obtenait un traitement de 7 500 $6, soit 48 000 $ en dollars d’aujourd’hui. Un tel salaire ne justifie pas l’abandon d’une profession, à cette époque ni de nos jours.

Comme plus de députés provinciaux travaillaient à temps plein, ou le souhaitaient, le traitement a augmenté en conséquence. En 2017, le traitement de base d’un député provincial de la NouvelleÉcosse s’élève à 89 235 $7, comparativement à celui d’un député au Parlement du Canada, qui est de 172 700 $8.

Les ministres du Cabinet reçoivent un salaire additionnel. Celui-ci correspond à 49 047 $9 en Nouvelle-Écosse et à 82 600 $10 au fédéral. Ces salaires — qui s’ajoutent au traitement de base du député provincial ou fédéral —ressemblent davantage à celui versé à un avocat en exercice. Il va sans dire qu’un avocat peut être titulaire d’une charge publique pendant bien des années sans pour autant faire partie du Cabinet.

Malgré sa hausse, le traitement de base des députés provinciaux n’égalera jamais le salaire moyen d’un avocat néo-écossais. Un avocat qui exerce à temps plein désireux de devenir député provincial devra sacrifier une partie, voire une bonne partie, de son revenu11. Par ailleurs, le traitement des avocats dans la fonction publique provinciale dépasse très rapidement le salaire des députés provinciaux12.

L’une des hypothèses raisonnables est que les avocats se seraient désintéressés de la charge publique depuis qu’elle est devenue un poste à temps plein assorti d’un salaire inférieur à celui qu’ils gagneraient dans l’exercice du droit.

Faibles perspectives d’emploi après la vie politique

Du moment que les députés provinciaux se sont mis à travailler à temps plein, une autre question d’ordre professionnel s’est posée : qu’arrivera-t-il après la carrière politique? Tout porte à croire que les avocats et autres professionnels ayant quitté leur carrière pour se lancer en politique ont du mal à la redémarrer après la vie publique.

En Nouvelle-Écosse, le député avocat moyen s’est acquitté de 2,6 mandats, et la médiane est de deux mandats13. Dans notre régime politique, la durée du mandat varie, mais elle tourne généralement autour de 4 ans. Ainsi, un avocat qui entre en politique provinciale peut s’attendre à demeurer député pendant 8 à 10 ans.

Même une période relativement courte en politique (un mandat ou environ quatre ans) peut faire perdre des clients à l’avocat. Après 8 à 10 ans, c’est pratiquement certain. Les cabinets juridiques sont probablement peu incités à embaucher des avocats sans grand volume d’affaires.

On assiste depuis peu à un phénomène : d’anciens politiciens avec une formation en droit sont embauchés comme consultants par des cabinets juridiques (et autres sociétés d’experts-conseils). Ces rôles semblent ne pas avoir trait à l’exercice du droit, mais plutôt au développement des affaires. Ils semblent aussi réservés aux anciens politiciens qui sont entrés dans les plus hautes sphères politiques, notamment les premiers ministres fédéraux et provinciaux et les ministres de premier plan. Pour les autres, les perspectives d’emploi après la vie politique sont parfois peu reluisantes.

Tremplin pour la magistrature

Autrefois, on passait souvent par la politique pour entrer dans la magistrature. En effet, la politique servait de tremplin et, la plupart du temps, le député avocat savait déjà ce qu’il allait entreprendre après sa carrière en politique.

Parmi les 155 avocats qui ont siégé à l’Assemblée législative de la Nouvelle-Écosse depuis la Confédération, 40 (25,8 %) ont été par la suite nommés à la magistrature, un pourcentage remarquablement élevé. Certains sont entrés directement à la magistrature, tandis que d’autres ont dû attendre.

Par contre, ce tremplin souvent utilisé a disparu.

Les pratiques modernes régissant les nominations à la magistrature font en sorte que de moins en moins d’anciens politiciens sont nommés. En effet, Bob Levy (Kings South) est le dernier député provincial qui a été nommé à la Cour de la Nouveau-Écosse en 1988.

Analyse : Quelles sont les répercussions?

Le nombre d’avocats à l’Assemblée législative importe-t-il?

Les députés provinciaux sont des législateurs, mais la fonction d’un député provincial moderne va bien au-delà des affaires législatives. Il y a peu de raisons de croire que les avocats s’en tirent mieux que quiconque dans les affaires non législatives14.

On pourrait avancer que les avocats ont été surreprésentés à l’Assemblée législative dans le passé. La récente chute du nombre d’avocats peut sembler rééquilibrer la composition de l’Assemblée.

Pourtant, une formation en droit est très utile pour deux fonctions en particulier : les travaux législatifs et le traitement de dossiers dans la circonscription.

Travaux législatifs

L’Assemblée est le corps législatif de la province, et l’une des principales fonctions d’un député provincial est celle de législateur.

On ne prétend pas que les avocats sont nécessairement meilleurs dans cette fonction que les autres — car certains députés avocats ont connu des échecs retentissants15 — , mais il ne faut tout de même pas considérer comme non pertinentes la formation et l’expérience en droit pour la fonction législative.

Un député avocat sera plus susceptible qu’un autre député de comprendre les cadres constitutionnel et juridique dans lesquels l’Assemblée législative et le gouvernement évoluent. La séparation constitutionnelle des pouvoirs, la Charte des droits et libertés, le contrôle judiciaire des lois, la diffamation, les privilèges sont d’importants aspects qu’un député doit composer avec dès qu’il fait son entrée à l’Assemblée.

Fort de ses connaissances des règles juridiques de fond et des règles de procédure, un avocat comprend les fondements de diverses branches du droit (des obligations, de la responsabilité délictuelle, des biens, des sociétés et des affaires), sur lesquelles reposent les projets de loi présentés à l’Assemblée aux fins de délibérations.

Selon ma propre expérience de législateur, je dirais que la formation et l’expérience d’avocat aident le député à :

  • Comprendre les projets de loi déposés à l’Assemblée et leurs répercussions.
  • Traduire les idées stratégiques en directives pour la rédaction législative.
  • Rédiger des amendements aux projets de loi et analyser les amendements proposés par autrui.
  • Dépouiller un gros volume de documents pour en établir les questions principales.
  • Comprendre les litiges réels et potentiels desquels le gouvernement serait partie.
  • Interroger les témoins devant les comités législatifs.

Chose certaine, les députés non avocats peuvent avoir ou développer une partie ou la totalité de ces compétences, et tous les avocats ne les possèdent pas toutes. Un député avec une formation en droit serait par contre plus apte à s’acquitter efficacement de ces fonctions.

En particulier, les avocats possèdent une certaine aisance avec les lois, qui représentent l’un des deux importants produits d’une assemblée (l’autre étant les budgets).

Les avocats oublient très facilement que les lois font partie d’un monde étranger aux profanes. Aucun autre document dont les députés ont l’habitude n’y ressemble. S’il y a moins d’avocats à l’Assemblée, il y a moins de députés avocats formés et très familiers avec les travaux législatifs. De fait, moins de députés pourront conseiller leurs collègues.

En présence d’une rareté relative de députés avocats, un député désireux d’évaluer une mesure législative dispose de peu de ressources. En réalité, la plupart des députés essaient de s’en sortir sans solliciter d’avis juridique tant ils sont pris dans le tourbillon du processus législatif.

Ne nous leurrons pas. Les assemblées d’aujourd’hui servent surtout à approuver le programme législatif du gouvernement sans trop de formalités. Bon nombre de députés ne lisent pas les mesures législatives. Ils consacrent leur temps à meilleur escient notamment sur le plan politique, au lieu de s’échiner à lire et à décoder les mesures étudiées à l’Assemblée et à agir selon ce qu’ils en ont compris. À l’époque des assemblées à l’approbation facile, la composition de l’assemblée pour ce qui est des professions exercées semble sans grande importance.

Travail dans la circonscription

Dans le cadre du traitement des dossiers, le député provincial agit à titre d’ombudsman pour les concitoyens qui éprouvent des difficultés avec les services gouvernementaux.

Le traitement des dossiers monopolise désormais l’emploi du temps des politiciens au Canada :

Mis à part l’idée que le traitement des dossiers est lié à une victoire électorale, les députés provinciaux ont des raisons plus altruistes : tant de gens ont besoin d’aide et il n’y a franchement personne d’autre pour leur venir en aide. L’aide juridique s’occupe seulement des plus démunis et s’en tient surtout au droit criminel et au droit de la famille. Les organismes à but non lucratif sont bien intentionnés mais ils disposent de peu de ressources, et la défense des droits ne fait habituellement pas partie de leur mandat. Comme le poste de député provincial ne vient pas avec une description de travail, il couvre tout. Si une personne appelle pour un dossier, il est pratiquement impossible de refuser. On accepte les demandes les unes après les autres, et on se rend compte un jour qu’on ne fait que du traitement de dossiers16.[TRADUCTION]

Un avocat qui a exercé dans le secteur privé n’aura pas de mal à traiter des dossiers dans la circonscription. Aussi, pour bien traiter les dossiers il faut une bonne gestion des dossiers.

Cela ressemble à l’exercice du droit, sans la comptabilisation du temps et la facturation.

Les dossiers ne concernent pas toujours un problème juridique, mais c’est le cas de nombreux d’entre eux. Par exemple, il est difficile de traiter un dossier d’immigration sans connaître les fondements du droit de l’immigration. Le même raisonnement vaut pour les dossiers sur l’aide sociale, les indemnités pour les accidents de travail et le Régime de pension du Canada. À cet égard, un député avocat aura un avantage sur son collègue non avocat.

Analyse : Lorsque le procureur général n’est pas avocat

La présence plus rare d’avocats à l’Assemblée pose un autre problème d’importance : qu’arrive-t-il si le procureur général n’est pas avocat? Cela importe-t-il?

Avocats à titre de procureur général

En Nouvelle-Écosse, 32 députés avocats ont été procureurs généraux depuis la Confédération. Ce n’est pas étonnant, il allait de soi que le procureur serait un avocat. Lorsque les caucus du gouvernement étaient remplis d’avocats, le premier ministre avait l’embarras du choix pour en nommer un au poste de procureur général.

La diminution du nombre d’avocats complique la tâche du premier ministre. L’Assemblée législative de la Nouvelle-Écosse n’a pas encore connu de caucus du gouvernement dépourvu de députés avocats, mais ces derniers temps, le nombre est tombé aussi bas qu’un seul, comme en ce moment.

Le premier procureur général de la Nouvelle-Écosse à ne pas être avocat a été nommé en 1993 et, depuis, davantage de non-avocats que d’avocats ont été nommés à ce poste17.

Procureur général à titre de conseiller juridique

Le procureur général et ministre de la Justice — il s’agit d’un seul poste malgré le titre à deux volets —assume la fonction unique de conseiller juridique.

Le procureur général et ministre de la Justice est « le représentant de la Couronne et le conseiller juridique officiel du lieutenant-général et de l’État et le membre juriste du conseil exécutif18 ». Qui plus est, le ministre « conseille les chefs des divers ministères sur toutes les questions de droit19 ». Le procureur général « est investi des pouvoirs et fonctions afférents de par la loi ou l’usage à la charge du procureur général d’Angleterre20 », ce qui confère un rôle constitutionnel spécial dans le contexte d’un gouvernement responsable.

La Nouvelle-Écosse a une histoire particulièrement douloureuse quant à la détermination du rôle du procureur général.

En 1971, Donald Marshall fils, jeune Mi’kmaq qui vivait près de Sydney (Nouvelle-Écosse) a été reconnu coupable d’un meurtre qu’il n’a pas commis. Après onze ans d’emprisonnement, il a été libéré. Une enquête publique s’est tenue sur la déclaration de culpabilité injustifiée de Marshall21. L’enquête s’est penchée sur les failles dans l’affaire, mais elle portait également sur le racisme dans l’appareil judiciaire et l’influence politique dans les poursuites.

Le paragraphe d’ouverture du rapport d’enquête est le suivant :

Donald Marshall fils a été victime de la défaillance presque totale du système de justice pénale, depuis son arrestation à sa condamnation injuste pour meurtre en 1971 et jusqu’à son acquittement par la Cour d’appel en 1983, et même après. La tragédie est aggravée par l’existence de preuves montrant que cette erreur judiciaire aurait pu – et aurait dû – être évitée, ou du moins être corrigée rapidement, si les intervenants s’étaient acquittés de leur mission de façon compétente et professionnelle. Ce manquement de leur part est attribuable, en partie en tout cas, au fait que Donald Marshall fils est un Autochtone.

L’enquête a mené à l’instauration d’un service des poursuites pénales chapeauté par un directeur des poursuites pénales ainsi qu’à la définition dans la loi des relations entre le directeur et le procureur général22.

L’Enquête Marshall a été au cœur du réaménagement de la fonction de procureur général et ministre de la Justice pour ce qui est des poursuites criminelles. Son rôle dans les poursuites civiles est moins clair, puisqu’il est le conseiller juridique de la Couronne, du Cabinet et des ministères.

Si le procureur général n’est pas avocat, on peut se demander de quelle manière il pourra prodiguer des conseils juridiques au gouvernement.

C’est au Manitoba, en 1988 que M. Jim McCrae a été le premier député non avocat à être nommé procureur général au Canada. On s’est demandé à l’époque s’il était constitutionnel qu’un député non avocat occupe le poste de procureur général. Or, la question ne semble pas avoir été contestée devant les tribunaux. Elle a par contre surgi dans une affaire récente en Colombie-Britannique et selon la Cour d’appel de la province, le procureur général n’a pas besoin d’être habilité à exercer le droit23.

La décision de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique se fonde sur une interprétation très prudente de plusieurs lois provinciales si bien qu’elle n’a peut-être pas résolu la question pour le reste du Canada. Dans les faits, la Cour n’a pas abordé directement la question en affirmant que le sous-ministre de la Justice était, en fait, un avocat. Comme celui-ci est habilité à accomplir les fonctions du ministre, la Cour ne voit aucune objection à ce que le procureur général ne soit pas avocat.

Fait intéressant, la loi de la Nouvelle-Écosse n’exige pas que le sous-procureur général soit avocat24. Dans une offre d’emploi récente pour le poste de sous-procureur général, la province n’exige pas qu’il soit avocat. Au final, un avocat de grande expérience a été embauché25. Une crise constitutionnelle a été évitée, du moins jusqu’à l’inévitable nomination d’un sous-ministre de la Justice qui n’est pas avocat.

Il est fort probable que des députés non avocats continueront à être nommés procureur général, du moins aussi longtemps que les premiers ministres se sentent obligés de respecter la convention constitutionnelle selon laquelle le Cabinet se compose de députés, à quelques rares exceptions26.

À une époque où les avocats se font de plus en plus rares dans le caucus du gouvernement, un premier ministre qui choisit ses ministres n’a pas l’embarras du choix. Il peut vouloir offrir d’autres fonctions aux avocats du caucus, s’il y en a. La Constitution permet de nommer des personnes non élues au Cabinet, mais cette option amène son lot de questions quant au gouvernement responsable.

Que cela nous plaise ou non, l’époque des procureurs généraux qui ne sont pas avocats ne disparaîtra pas. Les avocats ne sont plus tentés par la charge publique, et rien n’indique que la tendance changera.

Notes

  1. Shirley Elliott, dir., The Legislative Assembly of Nova Scotia, 1758-1983: a biographical directory (Province de la Nouvelle-Écosse, 1984). Le répertoire de Mme Elliott est une mise à jour d’un registre biographique maintenu par les Archives publiques de la NouvelleÉcosse, qui couvre la période de 1758 à1958.
  2. Comme les députés provinciaux ne sont pas tenus nulle part de fournir des renseignements biographiques, notamment sur leur métier, il n’existe aucune base de données officielle. La bibliothèque fait de son mieux pour compiler les renseignements tirés de sources publiques et fournis volontairement par les députés provinciaux, mais elle ne peut garantir l’intégralité ni l’exactitude des résultats.
  3. Citons en exemple la 51e législature, qui s’est déroulée de 1978 à 1981. L’avocat Gerald Regan a été élu député provincial d’Halifax Needham en 1978, puis a démissionné en février 1980 pour se porter candidat aux élections fédérales. Fisher Hudson, lui aussi avocat, a remporté son siège lors d’une élection partielle dans la circonscription de Victoria en mai 1980. Regan et Hudson n’ont pas siégé en même temps, mais ils sont néanmoins tous deux désignés avocats pendant la 51e législature. Comme ces anomalies sont relativement rares, j’ai adopté la méthode de calcul la plus simple au lieu de m’attarder à dater précisément les événements.
  4. Correspondance personnelle avec l’auteur.
  5. Jeremy Akerman, « What Have You Done For Me Lately? » : A Politician Explains, Lancelot Press, 1977.
  6. Correspondance personnelle avec l’auteur.
  7. Members’ Manual: Members’ Compensation, Expenses and Constitutency Administration, juin 2017, p. 10. Site Web de l’Assemblée législative de la NouvelleÉcosse, nslegislature.ca/pdfs/people/CompensationExpenses.pdf (consulté le 18 octobre 2017).
  8. Indemnités, salaires et allocations des députés de la Chambre des communes, site Web de la Bibliothèque du Parlement, lop.parl.ca (consulté le 18 octobre 2017).
  9. Voir Members’ Manual.
  10. Voir Indemnités, salaires et allocations.
  11. On ne dispose pas de bonnes données publiques sur le salaire des avocats en Nouvelle-Écosse. Le cabinet de recrutement juridique ZSA publie les moyennes enregistrées à Toronto, à Montréal, à Vancouver, à Edmonton, à Calgary ainsi qu’au Canada atlantique : voir http://www.zsa.ca/fr/grille-salariale (consulté le 24 octobre2017). En 2017, la grille salariale d’un avocat avec sept ans d’expérience dans un grand cabinet du Canada atlantique oscille entre 90 000 et 110 000 $, ce qui est nettement supérieur au salaire d’un député provincial de la Nouvelle-Écosse.
  12. La Commission de la fonction publique de la Nouvelle-Écosse publie les échelles salariales des avocats de la fonction publique : voir novascotia.ca/psc/employeeCentre/payScales.asp. La dernière échelle salariale des Services juridiques qui a été publiée date de 2014-2015, et les augmentations ont été très modestes depuis. Avec un coefficient de comparaison de 1.00, le salaire de l’avocat au premier échelon est de 87 072 $; celui de l’avocat au 2e échelon, de 99 950 $; celui de l’avocat au 3e échelon, de 109 112 $; et l’avocat au 4e échelon, de 114 674 $. Les gestionnaires gagnent d’avantage.
  13. Ces données sont tirées du calcul du nombre de mandats confiés à tous les députés avocats depuis la Confédération, puis de la moyenne et de la médiane. L’écart important entre la moyenne et la médiane montre une grande variation par rapport à la moyenne, à savoir que de nombreux députés avocats ont siégé pendant moins de 2,6 mandats alors que d’autres ont servi pendant beaucoup plus longtemps. Les champions, qui ont servi pendant sept mandats chacun, sont George Murray, député provincial et premier ministre de 1896 à 1923; George Isaac « Ike » Smith, député provincial de 1949 à 1974, puis premier ministre de 1967 à 1970; puis John Buchanan, député provincial de 1967 à 1990 et premier ministre de 1978 à 1990. En revanche, 54 députés avocats ont mené à bien un seul mandat, tandis que 36 autres ont été élus deux fois.
  14. Graham Steele, What I Learned About Politics. Nimbus, 2014, en particulier le chapitre 3, « What Does an MLA Actually Do? ». « Le député d’aujourd’hui se consacre pour l’essentiel au traitement des dossiers dans la circonscription et à l’occasion se présente, avec réticence, à la Province House pourune séance de l’Assemblée » (à la p. 36).
  15. Douglas Benjamin Woodworth, par exemple, était un avocat qui a été expulsé de l’Assemblée en 1874 au motif « d’inconduite et d’outrage ». Néanmoins réélu la même année, il a démissionné pour se porter candidat aux élections fédérales qu’il a perdues. Il a par la suite émigré au Nevada et en Californie. On pourrait donner l’exemple de nombreux autres avocats à la carrière politique médiocre.
  16. Steele, What I Learned About Politics, p. 44.
  17. Le premier député non avocat a été William (Bill) Gillis, professeur de géologie à l’Université St Francis Xavier University avant sa carrière politique. M. Gillis a été député d’Antigonish de 1970 à 1998. Voici l’ancienne profession des procureurs généraux de la Nouvelle-Écosse nommés après que M. Gillis a quitté le poste en 1996, un propriétaire d’entreprises, un avocat, un médecin, un enseignant, un avocat, un enseignant, un policier, un expert-conseil en développement économique, un policier titulaire d’un diplôme en droit, un avocat, un expert-conseil en gestion et un policier.
  18. Public Service Act, RSNS 1989, ch. 376, alinéa 29(1)a). Les attributions, pouvoirs et obligations du procureur général et ministre de la Justice (une seule et même fonction malgré son nom) sont énumérés à l’article 29 [TRADUCTION].
  19. Alinéa 29(1)c) [TRADUCTION].
  20. Alinéa 29(1)f).
  21. Commission royale sur les poursuites intentées contre Donald Marshall fils (1989), communément appelée « l’Enquête Marshall ». Parmi les articles de recherche sur l’Enquête Marshall figurent les textes d’opinion rédigés par le professeur John Ll. J. Edwards et publiés sous le titre « Walking the Tightrope of Justice: an examination of the Office of the Attorney General ».
  22. Public Prosecutions Act, SNS 1990, chapitre 21, article 6.
  23. Askin c. Law Society of British Columbia, 2013 BCCA 233 (CanLII), qui confirme 2012 BCSC 895 (CanLII), Demande d’autorisation d’appel rejetée 2013 CanLII 71613 (C.S.C.).
  24. Public Service Act, RSNS 1989, chapitre 376, paragraphe 30(1) : « Sur la recommandation du ministre, le gouverneur en conseil nomme le sous-procureur général et sous-ministre de la Justice, qui recevra la rémunération fixée par le gouverneur en conseil et remplira les fonctions que celui-ci lui confiera de temps à autre ». [TRADUCTION]
  25. Communiqué de presse, « Deputy Minister of Justice Appointed », 2 août 2016, https://novascotia.ca/news/release/?id=20160802007.
  26. En Nouvelle-Écosse, la dernière personne à siéger au Cabinet sans être député provincial est le premier ministre Russell MacLellan, qui a prêté serment à titre de premier ministre en juillet 1997 sans être élu à l’Assemblée avant novembre de la même année. Auparavant, le premier ministre Donald Cameron a nommé deux personnes non élues au Cabinet juste avant les élections provinciales de 1993. Tous deux ont été défaits aux élections, leur présence au Cabinet a donc été brève.
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