Élections à date fixe, dissolution du Parlement et tribunaux
Le projet de loi C-16, Loi modifiant la Loi électorale du Canada, a reçu la sanction royale le 3 mai 2007. La nouvelle loi prévoyait la tenue d’élections le troisième lundi du mois d’octobre de la quatrième année civile suivant les élections générales précédentes, créant ainsi un nouveau système d’élections à date fixe. La tenue des premières élections avait été fixée au lundi 19 octobre 2009. Toutefois, la loi modifiée prévoyait également que les pouvoirs du gouverneur général ne seraient pas touchés, notamment celui de dissoudre le Parlement. En 2008, le premier ministre a demandé à la gouverneure générale de dissoudre le Parlement et les premières élections générales suivant l’adoption de la loi ont eu lieu le 14 octobre 2008. Cette décision a soulevé un tollé de protestations, certains observateurs allant même jusqu’à affirmer qu’il y avait eu violation de la nouvelle loi. Une demande de révision judiciaire a été soumise à la Cour fédérale, contestant les mesures prises par le gouvernement. La Cour a rendu son jugement le 17 septembre 2009 et rejeté la demande. L’article suivant porte sur les points soulevés dans la demande et dans la décision rendue par la Cour fédérale.
La décision prise par la Cour fédérale dans l’affaire Conacher c. Canada (premier ministre)1 donne, d’un point de vue judiciaire, un aperçu d’un élément de la Constitution qui échappe généralement à la compétence des tribunaux, malgré le rôle essentiel qu’il joue dans le fonctionnement de nos institutions juridiques, c’est-à-dire le pouvoir de la Couronne de dissoudre le Parlement et de convoquer des élections générales. Elle tient également compte de l’obligation qu’a de manière générale la gouverneure générale d’exercer se pouvoirs sur la recommandation du gouvernement en poste, une obligation qui n’est pas fondée en droit, mais plutôt sur des conventions et que les tribunaux ne peuvent donc pas faire respecter.
La demande de révision judiciaire visait à faire confirmer le fait que le déclenchement des élections d’octobre 2008 allait à l’encontre du nouvel article 56.1 de la Loi électorale du Canada2 qui prévoit, de toute évidence, des élections à date fixe. La demande était fondée sur l’interprétation des textes législatifs, mais elle a également mené la Cour à se pencher sur la nature de la prérogative royale et les conventions constitutionnelles. La Cour a également dû revoir en profondeur sa juridiction pour ce qui est d’entendre la question et de prendre une décision. La Cour s’est penchée tout particulièrement sur un argument voulant que la décision de la gouverneure générale soit de nature politique et qu’un examen judiciaire des mesures prises contreviendrait au principe de la « séparation des pouvoirs » entre l’exécutif et le judiciaire. La Cour a retenu cet argument, entre autres, et rejeté la demande.
Prérogative et pouvoirs conférés par la loi.
Au Canada comme au Royaume-Uni, la prérogative de la Couronne réunit ce qui reste des pouvoirs royaux et les privilèges qui ont été maintenus au fil des siècles à mesure que les parlements prenaient de l’importance. Ces pouvoirs font partie de la common law et débordent donc le cadre de la Constitution écrite qui est constituée de dispositions législatives telles les Lois constitutionnelles de 1867 à 1982. Les pouvoirs issus de la prérogative renvoient généralement aux fonctions exécutives ou enjeux de « politique de haut niveau » qui exigent un niveau élevé de pouvoirs discrétionnaires et de jugement politique. Mentionnons tout d’abord le choix des ministres, les relations intergouvernementales, les questions relatives à la défense nationale, la direction des travaux parlementaires et la convocation, la prorogation et la dissolution du Parlement. Au Canada, les prérogatives liées à la souveraineté sont officiellement déléguées au gouverneur général, sur la base des lettres patentes émises en 1947 par le roi George VI, sur la recommandation du premier ministre Mackenzie King3. De par les conventions régissant un gouvernement parlementaire, règle générale, la gouverneure générale exerce ses pouvoirs, tant statutaires que de prérogative, sur la recommandation du premier ministre et du Cabinet4.
Dans de très rares cas, un gouverneur général peut agir sans l’avis du ministre ou contrairement à cet avis. La convention prévoit que le premier ministre est le chef du parti qui peut, pour le moment, rallier une majorité de députés à la suite d’un vote de confiance. Dans le cas d’un gouvernement minoritaire, il est possible que le premier ministre et son parti perdent un tel vote et ils doivent, le cas échéant, démissionner ou demander une dissolution du Parlement. Une démission mène à un transfert des pouvoirs aux adversaires, ce qui suscite souvent une tendance naturelle à vouloir déclencher des élections pour tenter d’accroître les appuis du parti. La gouverneure générale conserve une prérogative « personnelle » qui sert de frein à une telle tendance. Par suite de la perte de confiance de la Chambre, elle peut rejeter la recommandation de dissoudre le Parlement et choisir plutôt le chef d’un autre parti qui pourrait gagner la confiance de la Chambre. Un tel rejet pourrait clairement survenir en réponse au rejet du premier discours du Trône faisant suite à des élections générales. Par contre, il serait plutôt inusité dans le cas où un gouvernement minoritaire aurait déjà survécu pendant deux ans.
Au chapitre du volume et de la visibilité, les lois et règlements constituent la principale source de pouvoirs exécutifs. Les pouvoirs étendus qui sont conférés au gouverneur en conseil (le gouverneur général agissant sur la recommandation du Cabinet) sont généralement précis et détaillés. De par leur nature, les pouvoirs en vertu de la prérogative se prêtent moins à la codification dans un ensemble de règles écrites rigides. Bien qu’ils confèrent une grande latitude au gouvernement, ils ne sont pas illimités et ils sont soumis à une révision judiciaire en cas d’excès. La distinction entre la prérogative et le pouvoir conféré par la loi devient alors importante lorsqu’une mesure prise par un gouvernement est contestée devant les tribunaux.
La compétence de la Cour fédérale d’examiner une mesure illégale aux termes de la Loi sur les Cours fédérales est restreinte principalement aux pouvoirs prévus « par une loi fédérale »5 À première vue, ces termes semblent exclure le pouvoir de dissolution conféré au gouverneur général en tant qu’élément de la prérogative royale plutôt qu’un pouvoir conféré par une loi. La Cour fédérale semble reconnaître cette distinction, mais elle n’en a pas expressément tenu compte au moment de rejeter cette demande. L’article 50 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui établit à 5 ans la durée de vie d’un Parlement tout en maintenant expressément le pouvoir du gouverneur général de le dissoudre en tout temps, complique les choses6. Il n’est pas certain que cet article transforme la prérogative de dissolution en un pouvoir conféré par la loi. Si c’était le cas toutefois, soulignons que la Loi constitutionnelle de 1867 n’étant pas une loi adoptée par le Parlement du Canada, techniquement, les pouvoirs qu’elle confère ne seraient pas reconnus par la Loi sur les Cours fédérales.
Pouvoir exécutif et révision judiciaire
Même si les demandeurs arrivaient à établir que la Loi sur les Cours fédérales s’applique à la mesure prise par le gouvernement, ils auraient tout de même un obstacle encore plus fondamental à surmonter. Si bon nombre de décisions exécutives ou administratives peuvent être revues par les tribunaux pour toutes sortes de motifs, le pouvoir de dissoudre le Parlement et de déclencher des élections a toujours été reconnu comme étant fondamentalement et exclusivement une décision politique. À ce titre, il n’est pas justiciable et relève plutôt de la discrétion exclusive de l’exécutif. Au moment du déclenchement des élections de 2008, le gouvernement minoritaire était en poste depuis plus de deux ans et demi et il avait survécu à bon nombre de votes de confiance. Dans de tels cas, la convention prévoit que le gouverneur général suive la recommandation du premier ministre. De plus, ni la loi, ni la convention ne restreignent le pouvoir discrétionnaire du premier ministre de demander la dissolution. Y avait-il quoi que ce soit dans le nouvel article 56.1 qui modifierait les usages établis depuis longtemps et les précédents et autoriserait un tribunal à remettre en question la recommandation du premier ministre ou la dissolution elle-même?
Au cours de l’audience au tribunal, les demandeurs ont axé leurs arguments sur la « décision du premier ministre » et cité l’affaire Black c. Chrétien présentée devant la Cour d’appel de l’Ontario7 pour démontrer qu’un pouvoir en vertu de la prérogative pouvait comprendre un avis donné à la gouverneure générale ainsi que la décision basée sur cet avis. Dans l’arrêt Black, le plaignant avait contesté les mesures prises par un ancien premier ministre en vue de faire échec à la nomination d’un paire en vertu de la prérogative d’octroyer des honneurs. La Cour d’appel de l’Ontario a estimé que ce privilège n’était pas sujet à la révision judiciaire et cité un arrêt britannique important sur le sujet qui parlait de certains pouvoirs dont « la nature et l’objet sont tels qu’ils ne peuvent faire l’objet d’une révision judiciaire. Ce n’est pas aux tribunaux de déterminer si un traité devrait être conclu, si les forces armées devraient être disposées d’une façon particulière ou si le Parlement devrait être dissous à une date plutôt qu’à une autre. »8 Néanmoins, la Cour d’appel avait décidé, dans l’arrêt Black, que l’exercice de la prérogative pourrait être assujetti au processus judiciaire si « son objet portait atteinte aux droits ou aux attentes légitimes d’une personne ». La Cour fédérale a appliqué ce critère et estimé que la recommandation de dissoudre le Parlement faite par le premier ministre ne portait pas atteinte à ces droits ou attentes.
La Cour ne s’est toutefois pas arrêtée là. Elle s’est par la suite penchée, présumant avoir la compétence nécessaire pour le faire, sur la question de savoir si l’exercice de la prérogative de dissolution « respectait la loi », dans ce cas l’article 56.1 de la Loi électorale du Canada. La Cour a cité un passage d’une décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l’affaire New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle-Écosse (Président de l’Assemblée législative):9
Notre gouvernement démocratique comporte plusieurs branches: la Couronne représentée par le gouverneur général et ses homologues provinciaux, l’organisme législatif, l’exécutif et les tribunaux. Pour assurer le fonctionnement de l’ensemble du gouvernement, il est essentiel que toutes ces composantes jouent le rôle qui leur est propre. Il est également essentiel qu’aucune de ces branches n’outrepasse ses limites et que chacune respecte de façon appropriée le domaine légitime de compétence de l’autre.
Dans ce cas, la Cour suprême avait reconnu l’applicabilité de la loi du « privilège parlementaire », réaffirmant ainsi clairement les limites reconnues au niveau des interventions judiciaires dans le travail interne de l’organisme législatif. L’arrêt Conacher soulevait la possibilité d’un conflit entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif. La Cour fédérale craignait que si l’interprétation des demandeurs était reconnue, « un tribunal pourrait forcer le premier ministre à dissoudre Parlement, ordonnant en fait à la gouverneure générale d’exercer son pouvoir discrétionnaire. » La Cour n’était pas prête à aller aussi loin. La conclusion à laquelle elle est arrivée était conforme à l’opinion traditionnelle voulant qu’une telle décision soit essentiellement politique et que ce soit les électeurs et non le tribunal qui doivent prendre la décision à cet égard.
Texte du droit électoral
La Cour fédérale s’est toutefois penchée sur les arguments des parties sur le libellé de la Loi électorale du Canada.10 Le nouvel article 56.1 de cette loi prévoit ce qui suit :
56.1 (1) Le présent article n’a pas pour effet de porter atteinte aux pouvoirs du gouverneur général, notamment celui de dissoudre le Parlement lorsqu’il le juge opportun.
(2) Sous réserve du paragraphe (1), les élections générales ont lieu le troisième lundi d’octobre de la quatrième année civile qui suit le jour du scrutin de la dernière élection générale, la première élection générale suivant l’entrée en vigueur du présent article devant avoir lieu le lundi 19 octobre 2009.
C’est le gouverneur général qui lance officiellement toute campagne électorale en prenant une proclamation aux termes de l’article 57 de la Loi, fixant la date de la tenue du scrutin et exigeant la délivrance de brefs électoraux.11 Toutefois l’élection de députés à une Chambre des communes nouvellement constituée ne peut avoir lieu alors que le Parlement précédent poursuit ses travaux. Le paragraphe (2) est donc basé sur la prémisse voulant que la dissolution du Parlement se fait au même rythme qu’une élection générale.12 Il est essentiel qu’une loi validement adoptée comme c’est le cas de la Loi électorale du Canada l’emporte sur la common law, ce qui comprend la prérogative royale. Par conséquent, on pourrait en être arrivé à la conclusion, dans le cas d’une disposition comme le paragraphe (1), que la bonne vieille prérogative discrétionnaire de dissolution était également remplacée par le nouveau régime.
Il y a un vieux dicton qui dit que le législateur ne parle pas pour ne rien dire, et nous devons donc reconnaître un certain sens au paragraphe (1). L’une des raisons qui pourraient justifier son inscription dans la loi pourrait être précisément de restreindre l’affaiblissement des pouvoirs discrétionnaires du gouverneur général.13 L’avocat des demandeurs a en partie accepté ce raisonnement, soutenant toutefois que le pouvoir discrétionnaire de la gouverneure générale ne pouvait dorénavant s’appliquer que dans le cas d’une perte de confiance envers le gouvernement. Les intimés ont nié tout changement au pouvoirs de dissolution.
Il existe un principe selon lequel l’interprétation d’une loi doit favoriser sa conformité avec la Constitution. Lorsqu’une disposition d’une loi peut être interprétée de plusieurs manières, on doit présumer que le Parlement avait prévu une interptétation conforme à la loi constitutionnelle et non une interprétation qui l’aurait invalidée. Dans le cas présent, les règles régissant les modifications constitutionnelles établies dans la Loi constitutionnelle de 198214 ont été prises en compte. Le Parlement a compétence exclusive pour modifier les dispositions de la Constitution du Canada relatives au pouvoir exécutif fédéral, au Sénat et à la Chambre des communes, mais certaines exceptions sont prévues. La Cour a estimé que toute diminution des pouvoirs discrétionnaires du gouverneur général constituerait une modification de la « Constitution du Canada »15, ajoutant qu’une telle modification aurait des répercussions sur « la charge de gouverneur général ». Tout amendement constitutionnel ayant des répercussions sur cette charge (ou celle de la souveraine) exige une résolution d’approbation de chacune des assemblées législatives provinciales. De l’opinion de la Cour, le paragraphe 56.1 (1) assure explicitement le maintien du pouvoir discrétionnaire du gouverneur général afin d’éviter tout conflit avec les règles portant sur les modifications constitutionnelles.
À l’appui de l’interprétation restrictive de l’article 56.1 faite par les demandeurs, leur avocat s’est appuyé fortement sur des déclarations faites par des députés, à la Chambre et en comités. Les intimés se sont opposés à cette « preuve extrinsèque » pour la simple raison qu’elle ne correspondait pas à d’autres commentaires qui avaient été formulés au cours des débats parlementaires. Citant des exemples, la Cour a déterminé que dans son ensemble, cette preuve était ambiguë et ne permettait pas d’y voir des termes restrictifs qui n’y étaient pas. Une telle ambiguïté dans les dossiers parlementaires n’a rien de particulièrement étonnant puisque les discours sont rédigés différemment des textes de loi et, de façon générale, avec moins de précision que ceux-ci.
La Cour fédérale a également été influencée par une autre difficulté pratique qui aurait pu survenir si elle avait accepté l’interprétation proposée par les demandeurs. Supposons un instant que la perte de confiance de la Chambre des communes envers le gouvernement soit une condition essentielle au déclenchement d’élections hâtives. Les tribunaux auraient alors la tâche ingrate de décider du moment où se produit cette perte de confiance. Il n’existe pas de définition reconnue de la « non-confiance »16 sur laquelle un tribunal pourrait s’appuyer pour prendre une décision objective. La Cour a établi que « La perte de la confiance de la Chambre envers le gouvernement est un fait qui n’a pas de définition stricte, et elle exige souvent du premier ministre qu’il exerce son jugement. »
Nouvelles conventions, Droits garantis par la Charte
Des cas inhabituels ont généralement tendance à faire naître de nouveaux arguments. L’un des plus exceptionnels soutenus dans cet affaire laisse entendre que l’adoption de l’article 56.1 a entraîné des modifications dans la convention constitutionnelle régissant la dissolution du Parlement. Selon les demandeurs, une nouvelle convention restreindrait le nombre d’élections à une par période de quatre années, à moins qu’il y ait perte de confiance de la Chambre. La distinction généralement reconnue entre les normes juridiques et les normes conventionnelles réside dans la capacité et la volonté des tribunaux de les définir et de les faire appliquer. Toutefois, dans le Renvoi relatif au rapatriement de la Constitution canadienne de 1981, la Cour suprême du Canada a accepté, en réponse à une question précise, de se prononcer sur l’existence d’une convention constitutionnelle, reconnaissant du même coup qu’il n’existait aucun recours sur le plan juridique en cas de violation.17 Bon nombre de commentateurs ont sonné l’alarme, soulignant les répercussions que pourrait avoir un tel précédent. L’un deux, le juge B. L. Strayer, a dit ce qui suit dans un ouvrage sur la révision judiciaire :
Les conventions régissent bon nombre d’aspects de l’activité gouvernementale et elles semblent engendrer un énorme potentiel au chapitre de la supervision judiciaire. Les tribunaux seront-ils appelés à déterminer dans quels cas le gouvernement peut être considéré comme ayant la confiance du Parlement et dans quels autres cas la Reine devrait agir au nom de ses ministres canadiens? Conformément à l’opinion majoritaire contenue dans le Renvoi sur le rapatriement, il semblerait qu’ils pourraient le faire, bien que toutes ces questions impliquent ce qu’il est généralement convenu de qualifier de critères politiques.18
Citant le Renvoi sur le rapatriement à l’appui, la Cour fédérale s’est demandé si les changements apportés à la loi électorale entraînaient des répercussions sur les conventions existantes en matière de dissolution. On a souligné la nature extrajudiciaire des conventions et établi que les nouvelles conventions étaient sanctionnées par l’usage et non par un texte législatif. Dans le cas présent, comme les acteurs pertinents, soit le premier ministre et la gouverneure générale, n’avaient pas apporté de changements au niveau de l’usage, la Cour a statué que la convention existante n’avait pas été touchée par la modification législative. Par la suite toutefois, au moment de résumer ses conclusions sur le caractère justiciable, la Cour a semblé nier avoir quelque rôle que ce soit à jouer à ce chapitre, affirmant que « la question de convention […] est de nature politique et ne relève pas de la compétence de la Cour…
D’un autre côté, la Charte des droits a créé une panoblie de moyens pour contester toutes sortes de mesures prises par le gouvernement, y compris celles prises pour des motifs qui sont « de nature politique ». Les demandeurs se sont basés sur l’article 3 qui porte sur les Droits démocratiques et qui garantit aux citoyens canadiens le droit de vote aux élections fédérales et provinciales. On a invoqué des précédents concluant que l’article 3 avait pour objet de protéger le droit des citoyens de jouer un rôle important dans le processus électoral et de voter de manière éclairée. Les demandeurs ont soutenu qu’en faisant appel à son pouvoir discrétionnaire illimité de déclencher des élections, le premier ministre a établi une distinction entre les partis politiques qui a eu des répercussions négatives sur la capacité des citoyens de jouer ce rôle. La Cour a rejeté cet argument qui, à son avis, laisserait entendre que toutes les élections tenues depuis l’adoption de la Charte en 1982 contreviendraient à l’article 3, puisque le gouvernement au pouvoir dans chaque cas avait exercé un pouvoir discrétionnaire illimité en choisissant une date.
Conclusion
Quelles sont alors les conséquences juridiques (par opposition aux conséquences politiques) du projet de loi C-16? Plusieurs commentateurs, avant qu’une décision ne soit rendue dans l’affaire Conacher, ont présenté des arguments intéressants sur son objet et son interprétation.19 Cette mesure législative a été décrite comme ayant été « rédigée sciemment de manière vague et ambiguë ». Certains ont dit que la dissolution du Parlement en 2008 allait à l’encontre de l’esprit de la loi, même si elle en respectait la lettre. De plus, selon l’une des interprétations proposées, l’obligation relative à la tenue d’élections générales le 19 octobre 2009 tenait toujours, malgré les faits survenus.
La dissolution anticipée du Parlement en septembre 2008, clairement autorisée aux termes du paragraphe 56.1 (1), a remis l’horloge à zéro un an plus tôt que prévu et la date par défaut est alors devenue superflue. Devant la Cour fédérale, les deux parties ont convenu que la loi permettait le déclenchement anticipé d’élections provoquées par un vote de défiance. Il convient de souligner que c’est en situation de gouvernement minoritaire que l’article 56.1 a été ajouté à la Loi électorale du Canada. Les députés doivent avoir réfléchi à la possibilité qu’un vote de défiance fasse chuter le gouvernement et que des élections doivent être déclenchées avant le 19 octobre 2009. Voulaient-ils réellement que les élections de 2008 soient suivies d’autres élections un an plus tard, même si les premières avaient mis un gouvernement majoritaire au pouvoir?
L’essence du paragraphe (2) vise à exiger la tenue d’élections générales au plus tard au mois d’octobre de la quatrième année suivant les élections précédentes. Comme il a déjà souligné, la Constitution du Canada fixe à un maximum de cinq ans le mandat d’un Parlement20, mais il s’agit clairement là d’un maximum afin d’assurer une reddition de compte à intervalles réguliers aux électeurs. Le parlement ne va pas à l’encontre de ce principe en fixant un mandat plus court au sein de la période autorisée. De même, le maximum de quatre ans ne diminue en rien la « charge » de la gouverneure générale telle que protégée par la Constitution puisqu’elle conserve le droit de dissoudre le Parlement tant qu’il existe. Par contre, les sceptiques pourront affirmer, en s’appuyant sur certains des raisonnements fournis dans l’arrêt Conacher, qu’il n’y a rien dans la loi qui puisse forcer une dissolution et la tenue d’élections à la fin de la période de quatre ans. À cet égard, le fait de ne pas tenir compte d’une telle mesure n’entraînerait que des répercussions politiques.
Penchons-nous un instant sur une affaire analogue dans laquelle un Parlement aurait poursuivi ses travaux sans dissoudre le Parlement jusqu’à la toute fin de la limite de cinq ans prévue dans la Constitution. Quel serait alors le recours possible dans le cas peu probable où le Parlement continuerait de siéger et de faire des affaires, où le Président réaffirmerait son pouvoir et où la gouverneure générale ne demanderait pas elle-même la dissolution du Parlement?21 Le texte de la Constitution ne prévoit pas expressément un mécanisme officiel permettant de mettre fin aux procédures à ce moment. Les tribunaux se sentiraient-ils alors obligés par la règle jurisprudentielle sacrée qui interdit de « remettre en question les délibérations du Parlement »? Nous faisons valoir qu’ils pourraient trouver une solution, non pas en s’ingérant dans les affaires internes de la Chambre, mais en refusant de ratifier les mesures législatives adoptées par un tel parlement, au motif que la durée de vie du Parlement, telle que définie en droit positif, était venue à expiration. Si tel est le cas, une telle analyse ne pourrait-elle pas s’appliquer à l’article 56.1 de la Loi électorale du Canada, aux termes de laquelle « des élections générales ont lieu » quatre ans après la tenue des élections précédentes?22 La réponse des tribunaux à cette question permettrait d’établir si la loi sur les élections à date fixe n’en a que le nom.
Notes
1. 2009 CF 920. Une motion visant à devancer l’audience à la veille des élections a été rejetée en octobre 2008, 2008 CF 1119. Les codemandeurs étaient Démocratie en surveillance, un groupe de revendication public, et son fondateur et coordonnateur, Duff Conacher. Les intimés désignés comprenaient le premier ministre, la Gouverneure générale et le Gouverneur en conseil. Le dossier a été soumis à la Cour fédérale d’appel.
2. L.C. 2007, ch. 10, art.1, modifiant la L. C. 2000, ch. 9.
3. Lettres patentes constituant la charge de Gouverneur général du Canada, entrées en vigueur le 1er octobre 1947. Ces lettres confèrent à la fois des pouvoirs généraux et des pouvoirs précis (article VI) en ce qui a trait à la convocation, la prorogation et la dissolution du Parlement du Canada. Voir Maurice Ollivier (réd.), Actes de l’Amérique du nord britannique et statuts connexes (1962).
4. Les conventions portant sur le « gouvernement responsable » par lesquelles la Couronne est liée par les avis d’un ministre responsable devant une chambre élue lorsqu’elle exerce ses pouvoirs juridiques ont été clairement établies au Royaume-Uni jusqu’à la fin des années 1830, mais ont été reproduites dans la plupart des colonies de l’Amérique du Nord britannique avant 1848. Voir W.R. Lederman, “The British Parliamentary System and Canadian Federalism” (1971), reproduit dans Lederman, Continuing Canadian Constitutional Dilemmas (1981).
5. L.R. C. 1985, ch. F-7, art. 2 – définition de « office fédéral ». Bien que la définition inclue des pouvoirs prévus « par une loi fédérale ou par une ordonnance prise en vertu d’une prérogative royale », ces termes ne s’appliquent pas aux prérogatives mêmes. Par exemple, une motion édictant un règlement sur les passeports canadiens faite en vertu de la prérogative sur les relations étrangères.
6. « La durée de la Chambre des Communes ne sera que de cinq ans, à compter du jour du rapport des brefs d’élection, à moins qu’elle ne soit plus tôt dissoute par le gouverneur général. ». La précision ajoutée entre parenthèses est devenue inutile dans son équivalent moderne, l’article 4 (1) de la Loi constitutionnelle de 1982 indiquant ce qui suit : « Le mandat maximal de la Chambre des communes et des assemblées législatives est de cinq ans à compter de la date fixée pour le retour des brefs relatifs aux élections générales correspondantes. »
7. (2001), 54 O.R. (3d) 215 (2001), (Laskin J.A.), en appel de (2000), 47 O.R. (3d) 532 (Ont. S.C.).
8. Council of Civil Service Unions v. Minister for the Civil Service, [1985] A.C. 374 (House of Lords).
9. [1993] 1 S.C.R. 319, 100 D.L.R. (4th) 212 (McLachlan J.).
10. La formulation de l’article 56 n’est pas différente de celle que l’on retrouve dans bon nombre de lois provinciales. Des lois sur les élections à date fixe ont été adoptées en Colombie-Britannique, à Terre-Neuve, en Ontario, au Nouveau-Brunswick et à l’Île-du-Prince-Édouard entre 2001 et 2007.
11. Voir Patrick Boyer, député, Election Law in Canada (1987), Chapitre 3: The Calling of Elections.
12. Il s’agit d’une convention constitutionnelle établissant que la proclamation menant à la dissolution du Parlement doit se faire en même temps que la proclamation relative à la délivrance des brefs électoraux et l’ouverture d’une nouvelle législature: Robert Blackburn, “The Prerogative Power of Dissolution of Parliament: Law, Practice and Reform,” [2009] Public Law 766. Les proclamations émises le 7 septembre 2008 paraissent dans un numéro supplémentaire de la Gazette du Canada (Partie II), vol. 142, n° 4.
13. Eugene Forsey présente de façon originale des exemples qui démontrent la contradiction entre un système prévoyant une durée limitée comme le système américain, et un gouvernement parlementaire traditionnel. « Fixed Dates for Elections? » (1966), reproduit dans Forsey, Freedom and Order (Carleton Library, 1974).
14. La Loi constitutionnelle de 1982, par. 41a) et art. 44. L’article 52 précise les textes législatifs qui sont inclus dans la « Constitution du Canada » aux fins de cette Loi.
15. Une telle position suppose que la « Constitution canadienne » prévoit des pouvoirs en vertu de la prérogative (en plus des dispositions prévues à l’articl 52) ou alors que la prérogative de dissolution a déjà été prévue dans la Loi de 1867 (voir la note 6 ci-dessus). La portée réelle de cette expression a fait l’objet d’un débat passionné : Voir Warren J. Newman, « Defining the ‘Constitution of Canada’ since 1982 », Supreme Court Law Review (2d series), vol. 22, p. 423 (2003) aux pages 476 à 484.
16. Voir des renseignements généraux à cet égard dans Eugene Forsey, « The Problem of ‘Minority’ Government in Canada » (1964), reproduit dans Forsey, op. cit., note 13 ci-dessus.
17. Renvoi: Résolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 R.C.S. 753; Re Resolution to amend the Constitution, [1981] 1 S.C.R. 753; 125 D.L.R. (3d) 1. Les questions qui ont été soumises à la Cour portaient sur l’étendue du consentement provincial qui avait été exigé, par la loi ou la convention, dans les cas des modifications constitutionnelles que le Canada avait demandées au Royaume Uni jusqu’en 1982.
18. The Canadian Constitution and the Courts (3rd ed., 1988), p. 232.
19. Voir, par exemple, Guy Tremblay, « L’élection de 2008 et la loi sur les élections à date fixe », Revue parlementaire canadienne, vol. 31, n° 4 (hiver 2008-2009); Adam Dodek, « Les élections à date fixe au Canada – Une loi à corriger », ibidem, Vol. 32, n° 1, printemps 2009.
20. Voir la note 7. Toutefois, aux termes du paragraphe 4(2) de la Loi constitutionnelle de 1982, une loi adoptée avec l’appui d’au moins les deux tiers des députés peut prolonger le mandat de la Chambre des communes au-delà de cette période de cinq ans « en cas de guerre, d’invasion ou d’insurrection, réelles ou appréhendées ».
21. Peter Hogg, expert respecté en droit constitutionnel, a dit le 8 février 2007, en réponse à des questions qui lui avaient été posées devant le Comité sénatorial permanent des Affaires juridiques et constitutionnelles, que la gouverneure générale n’agirait pas sans demander conseil dans une telle situation. Voir les délibérations du comité, fascicule 21, 1ère session, 39e législature.
22. D’un côté, il faut reconnaître que la Constitution, contrairement à la Loi électorale, est la « loi suprême du Canada » (et rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre loi). D’un autre côté toutefois, on pourrait soutenir qu’une loi ordinaire (adoptée conformément à l’article 44 sur la procédure de modification) pourrait empêcher l’application à la Chambre des communes de la limite de cinq ans prévue à l’article 4 de la Loi constitutionnelle de 1982 et qu’à ce titre, cette disposition n’a pas préséance sur les dispositions de l’article 56.1 de la Loi électorale du Canada.