La crise de la coalition : le choc de deux visions opposées de la démocratie canadienne
En novembre 2008, à peine six semaines après les élections fédérales qui ont remis les conservateurs à la tête d’un autre gouvernement minoritaire, le ministre des Finances Jim Flaherty présente la mise à jour budgétaire de l’automne. Celle-ci comprend des dispositions controversées visant à comprimer les dépenses du gouvernement, comme la suspension du droit de grève des fonctionnaires jusqu’en 2011 et l’élimination de la subvention de 1,95 $ par vote qui est versée à titre de soutien aux partis politiques. Malgré la récession mondiale, la mise à jour ne contient aucun plan de relance, que les partis d’opposition jugeaient pourtant essentiel pour atténuer les effets du ralentissement économique planétaire. Cette situation mène à une motion de censure, à la signature d’une entente de coalition par les partis de l’opposition afin de remplacer le gouvernement et à une prorogation du Parlement par la gouverneure générale jusqu’en janvier 2009. Le présent article passera en revue ces événements et montrera que, même s’il était conforme à la démocratie parlementaire canadienne, le projet de coalition a, en grande partie, échoué parce que de nombreux Canadiens avaient une vision opposée de la démocratie.
Pour que ses projets de loi soient adoptés, un gouvernement qui ne détient pas la majorité des sièges à la Chambre des communes doit tenter de proposer des politiques qui seront acceptées par le plus grand nombre possible afin d’obtenir l’appui de la majorité des députés. Vue sous cet angle, la mise à jour budgétaire de l’automne 2008 aurait dû tenir compte de l’opinion des 61,4 % des électeurs qui n’ont pas voté pour des députés du gouvernement minoritaire conservateur. En vertu du rôle traditionnel dévolu à l’opposition dans le régime parlementaire canadien, les partis de l’opposition avaient tout à fait le droit de représenter le point de vue de leurs électeurs et de contester des aspects de la mise à jour financière de l’automne.
La présentation d’une motion de censure par les partis de l’opposition et la formation d’une coalition sont également conformes aux principes de la démocratie parlementaire canadienne. La pierre angulaire de la démocratie parlementaire est le principe du gouvernement responsable, qui signifie qu’un gouvernement doit rendre compte de ses actes devant les élus de la Chambre des communes et, par extension, devant l’électorat. Le professeur C.E.S. Franks explique ce concept en ces termes :
La relation entre le Parlement et le gouvernement permet de se prémunir contre les abus [du Cabinet] […] les ministres sont non seulement responsables de l’utilisation de [leurs] pouvoirs, mais ils doivent également en rendre compte devant le Parlement. Le Parlement, et plus particulièrement la Chambre des communes, constitue donc la source de la légitimité et de l’autorité du gouvernement […] Le Cabinet doit avoir l’appui de la majorité au Parlement1.
Selon cette description, le gouvernement, pour être légitime, doit pouvoir compter sur l’appui des partis de l’opposition. La mise à jour budgétaire de l’automne constituait un projet de loi de finances et, après avoir signifié qu’ils ne faisaient plus confiance au gouvernement, les partis de l’opposition à la Chambre ont annoncé qu’ils n’appuieraient pas ce projet de loi. S’il est perdu, un vote de censure peut entraîner l’une ou l’autre des conséquences suivantes : le premier ministre peut demander au gouverneur général de dissoudre le Parlement, ou encore le gouverneur général peut, dans certaines circonstances, demander à l’opposition officielle de former le gouvernement si elle peut démontrer qu’elle bénéficie de l’appui de la Chambre.
Ainsi, si le gouvernement avait été défait, la gouverneur générale Michaëlle Jean aurait pu demander à l’opposition officielle, c’est-à-dire aux libéraux, de former le gouvernement. La coalition était d’avis que le premier ministre Harper n’aurait pas pu contester le caractère constitutionnel de cette démarche, vu la lettre qu’il avait lui-même envoyée à la gouverneure générale en 2004, alors qu’il était dans l’opposition, pour lui demander d’examiner toutes les options qui s’offraient à elle si le gouvernement perdait la confiance de la Chambre, étant donné que les partis d’opposition se consultaient activement.
Le refus des partis de l’opposition d’appuyer ce projet de loi de finances constituait donc un exercice légitime des droits que leur confère la Constitution en vertu du principe du gouvernement responsable. Toutefois, l’opposition officielle devait démontrer qu’elle constituait une solution de remplacement viable au gouvernement. Vu que les libéraux ne détenaient pas la majorité des sièges à la Chambre et qu’ils avaient obtenu leurs pires résultats de l’histoire aux élections précédentes, la viabilité de cette option reposait sur la formation d’un partenariat avec les autres partis de l’opposition. De plus, le public ne souhaitait pas la tenue d’élections, étant donné que le dernier scrutin était encore tout récent et qu’il ne convenait guère d’engager des dépenses considérables en période d’incertitude économique. La réticence du public à tenir de nouvelles élections constitue un autre facteur qui a hâté la proposition de gouvernement de coalition, de sorte que la démission du premier ministre ne déclenche pas de campagne électorale. Par conséquent, la décision des partis de l’opposition de former une coalition en novembre 2008 était conforme aux principes de la démocratie parlementaire canadienne.
La tentative de formation d’un gouvernement de coalition libéral-néo-démocrate appuyé par le Bloc était conforme à ces principes, mais ce type d’alliance officielle est pratiquement inédit en politique fédérale canadienne. Selon une étude sur la formation des coalitions dans les régimes parlementaires, menée par Ian Budge, professeur à l’Université d’Essex, et le politicologue M.J. Laver, les coalitions officielles peuvent être de deux ordres : les coalitions législatives, « qui permettent de maintenir le gouvernement en place », et les coalitions exécutives, qui sont « une association de partis qui se partagent les postes du Cabinet » en fonction de la proportion de leurs sièges au Parlement2.
« Dans un parlement sans parti majoritaire, chacun des partis cherche à jouer un rôle ou à s’imposer au Cabinet, ce qui incite à la formation de “coalitions d’alliés naturels” dès la fin des élections3. » Ainsi, le processus de mise en place d’une coalition s’amorce dès que les partis ont une idée des choix de l’électorat. Il obéit à la théorie de l’effort minimal voulant que les coalitions ne doivent pas compter plus de partis membres que le nombre nécessaire pour former une majorité stable4 et que les membres des coalitions tentent de s’entendre pour adopter des politiques qui respectent le plus possible leurs propres idées. Selon le professeur Lawrence LeDuc, les coalitions sont composées soit d’un grand parti et d’un petit parti, ce qui est la situation habituelle dans les régimes politiques où il y a deux partis dominants, comme au Canada, soit de plusieurs partis, l’objectif étant alors davantage d’orienter les politiques et de représenter une plus vaste proportion de l’électorat5.
L’entente de formation d’une coalition signée en novembre 2008 par les trois partis d’opposition et présentée à la gouverneure générale prévoyait une coalition exécutive composée du Parti libéral, le grand parti, et du NPD, le petit parti, puisque les postes au Cabinet auraient été partagés en fonction du nombre de députés que ces deux partis comptaient à la Chambre des communes. Selon cette entente, qui devait prendre fin le 30 juin 2011 à moins d’être renouvelée, Stéphane Dion, chef de l’opposition officielle, serait devenu premier ministre, 18 postes au Cabinet auraient été attribués aux libéraux, y compris celui de ministre des Finances, et 6 postes de ministre et de secrétaire parlementaire auraient été attribués au NPD. L’engagement écrit du Bloc de ne pas défaire la coalition libérale-néo-démocrate pendant une période de 18 mois est considéré comme une coalition législative, puisque le Bloc comptait appuyer un gouvernement de coalition dont il n’aurait pas fait partie. À l’exception notable de la souveraineté du Québec défendue par le Bloc, les trois partis se situaient tous essentiellement à gauche de l’échiquier politique et ils considéraient tous qu’un plan de relance était nécessaire pour atténuer les effets de la récession mondiale. Ainsi, cette tentative de formation d’une coalition était conforme aux théories habituelles sur la création de ce genre d’alliance dans les régimes parlementaires.
La dernière coalition fédérale remonte au gouvernement d’Union de 1917. Il y a toutefois lieu de souligner que ce gouvernement de coalition avait été formé par la défection de nombreux libéraux anglophones qui avaient joint le Parti conservateur pour que le projet de loi sur la conscription soit adopté. La nature controversée de l’enjeu a eu pour effet de stigmatiser les coalitions dans l’espace politique canadien. Comme l’explique le professeur Sunil Kumar dans son étude comparative des coalitions dans les régimes parlementaires, « la gestion incompétente de la crise de la conscription par le gouvernement d’Union a été mise sur le compte de la coalition et les électeurs canadiens ont, dès lors, commencé à craindre énormément les coalitions »6.
Si les coalitions officielles sont rares au palier fédéral, la formation de coalitions informelles — des partenariats que l’on peut considérer moins démocratiques — constitue un élément indispensable des travaux du Parlement. Comme le soutient le professeur Peter H. Russell, le morcellement de l’électorat augmente la fréquence des gouvernements minoritaires, qui doivent faire appel à des coalitions officieuses pour que leurs projets de loi puissent être adoptés et pour assurer leur stabilité7. Par exemple, le gouvernement minoritaire libéral de Pierre Trudeau, de 1972 à 1974, et celui de Paul Martin, de 2004 à 2006, ont pu gouverner, en grande partie, grâce à l’appui du NPD. En outre, les coalitions vont probablement devenir un aspect plus intrinsèque de la politique canadienne. Comme l’a déclaré Preston Manning, ex-chef du Parti réformiste et promoteur de la démocratie électorale, « au cours de la première moitié du XXIe siècle, la création de coalitions fondées sur des principes constituera l’un des principaux moyens qui seront utilisés pour faire avancer les choses sur le plan politique ».
Il importe de noter qu’en politique fédérale canadienne, de telles coalitions comportent habituellement le parti qui possède le plus grand nombre de sièges à la Chambre des communes. En novembre 2008, le parti qui avait obtenu le plus de voix et qui détenait le plus de sièges, le Parti conservateur, n’était pas membre de la coalition. Il a cherché à enlever toute légitimité à ce projet d’alliance, soutenant que le parti qui détenait le plus grand nombre de sièges était en train d’être renversé. Compte tenu du manque d’expérience du système politique canadien au chapitre des coalitions officielles et de l’effet perturbateur que la tentative de novembre semblait avoir sur le fonctionnement du gouvernement en période d’incertitude économique, il n’est pas surprenant que la population ait vu cette alliance d’un mauvais œil. Le scepticisme du public s’explique également par la proximité du scrutin précédent, tenu le 14 octobre 2008, et ses résultats frustrants. Selon Michael Valpy, journaliste du Globe and Mail, les élections ont déçu le public puisque, d’une certaine manière, rien ne semblait avoir changé : les conservateurs formaient de nouveau un gouvernement minoritaire, avec quelques sièges en plus, soit 143 au total.
Au cours des élections, décrit Michael Valpy, « les sondages ont constamment montré que les Canadiens n’aimaient ni l’un ni l’autre des chefs des deux grands partis […] Le leadership est même devenu l’enjeu de l’élection : une grande partie des électeurs estimaient que Dion n’avait pas l’étoffe d’un chef et Harper, quoique nettement plus populaire, n’a pas été en mesure de balayer les sérieux doutes émis sur son honnêteté »8.
Le mécontentement des électeurs à l’égard des candidats s’est traduit par le taux de participation aux élections fédérales le plus faible de l’histoire du Canada, soit 59,1 %. La campagne électorale axée sur l’antagonisme, notamment l’usage excessif de publicités agressives visant le chef, a changé l’opinion du public sur la représentation en mettant au premier plan la question du leadership. Stéphane Dion a été particulièrement vilipendé au cours de la campagne et les libéraux ont essuyé leur pire défaite de l’histoire, passant de 103 à 77 sièges.
La question du leadership et les problèmes de popularité de Dion se sont empirés avec l’annonce que celui-ci quitterait la direction du parti en mai 2009. Un sondage de la maison EKOS réalisé pour le compte de la CBC a montré que 60 % des Canadiens étaient favorables au départ de Dion au plus fort de la crise. La perspective de se retrouver avec un premier ministre impopulaire et de devoir en nommer un nouveau aussi rapidement sans même tenir d’élections suffisait pour compromettre la viabilité de la coalition, et ce, même si les règles parlementaires permettaient de procéder de cette façon. Ainsi, la légitimité démocratique des chefs est devenue une autre question centrale dans le débat sur la légitimité de la coalition.
Cet état de choses a amené une grande partie de la population canadienne à adopter une vision, celle de la démocratie électorale. Comme l’explique William Cross, celle-ci est le fruit d’électeurs insatisfaits et antiélitistes qui prônent une démocratie qui soit plus près du peuple, parce que les électeurs « sont habituellement d’avis que la politique canadienne ne tient pas suffisamment compte d’eux et de leurs opinions »9. La démocratie électorale est une vision qui cherche à habiliter l’électorat davantage, mais elle est dépourvue d’une méthode solidement cohérente pour parvenir à une telle habilitation. Elle ne fait pas le poids face à la démocratie parlementaire, concept ancien et bien établi, parce qu’elle ne propose apparemment aucune réforme complète. David Smith explique que la « démocratie électorale » est une « notion utilitaire visant à englober les outils de la démocratie participative (comme l’initiative populaire, le référendum et la destitution) ainsi que la doctrine du pouvoir populaire »10. En ce sens, la démocratie électorale serait ni plus ni moins qu’une théorie sur la représentation par délégation où les députés disposent d’une capacité limitée d’utiliser leur propre jugement pour satisfaire les souhaits de leurs électeurs. Ils sont plutôt tenus de se conformer strictement à la volonté de ceux-ci.
Quand il s’est adressé aux médias après que l’opposition a annoncé son intention de défaire le projet de loi de finances du gouvernement à l’aide d’une motion de censure, Stephen Harper a rompu avec le principe du gouvernement responsable de la démocratie parlementaire. En mettant l’accent sur le rôle du chef et en utilisant des phrases comme « Ça devrait être votre choix. Pas le leur » pour défendre une vision de la démocratie électorale reposant sur une philosophie du pouvoir populaire, le premier ministre a contesté directement l’idée que les députés pouvaient permettre qu’un premier ministre « non élu » prenne le pouvoir, lançant un appel à la population et compromettant du même coup le projet de coalition de l’opposition. Voici ce que le premier ministre a alors déclaré :
Ils veulent mettre en place un gouvernement dirigé par un parti qui a reçu sa plus petite part des suffrages depuis la Confédération. Ils veulent mettre en place un premier ministre, le premier ministre Dion, qui a été rejeté par les électeurs il y six semaines seulement. […] L’opposition est tout à fait en droit de défaire le gouvernement. Mais Stéphane Dion n’a pas le droit de prendre le pouvoir sans élections. Le gouvernement du Canada doit être choisi par les Canadiens et les Canadiennes. Pas par des ententes élaborées en coulisses. Ça devrait être votre choix. Pas le leur 11.
La tactique du gouvernement a consisté à relever les faiblesses de l’opposition sur le plan du leadership et à interpréter la volonté de l’électorat comme signifiant que le pouvoir légitime de gouverner est accordé au chef d’un parti en particulier. L’universitaire le plus éminent à défendre cette thèse est le professeur Tom Flanagan. Dans son article intitulé « Only voters have the right to decide on the coalition » (Seuls les électeurs ont le droit de se prononcer sur la coalition), il affirme ceci :
La décision politique la plus importante à prendre de nos jours, c’est de choisir l’exécutif du gouvernement national. Au XXIe siècle, la démocratie veut dire que les électeurs doivent réellement avoir un mot à dire dans cette décision […] Ce serait une grave violation des principes démocratiques que de donner les rênes du gouvernement à la coalition sans obtenir l’approbation des électeurs12.
Par conséquent, Flanagan a appuyé le gouvernement dans sa dénonciation de la coalition, et les coalitions ont ensuite été considérées comme antidémocratiques parce qu’elles ne correspondaient pas à cette vision de la démocratie électorale et du leadership.
En se basant sur le discours du premier ministre, Peter H. Russell a dégagé trois « règles de Harper » qui ont jeté le doute sur la légitimité du gouvernement de coalition : 1) les élections législatives permettent d’élire un premier ministre; 2) le premier ministre ne peut être remplacé par le chef d’un autre parti sans une élection; 3) le gouvernement de coalition doit réellement faire campagne avant de pouvoir former un gouvernement et son chef doit provenir du parti qui détient le plus de sièges13.
Toutes ces déclarations vont à l’encontre de la tradition parlementaire et contredisent les universitaires qui défendent la démocratie parlementaire, comme Jennifer Smith, qui soutient avec force que le premier ministre n’est pas élu directement, puisque ce sont les noms des députés qui figurent sur les bulletins de vote, et que la règle d’or du gouvernement responsable accorde un rôle constitutionnel à l’opposition, de sorte qu’elle peut surveiller le gouvernement et constituer un gouvernement de remplacement viable14. L’argument du gouvernement voulant que la coalition n’était pas légitime parce qu’elle n’avait pas été présentée comme une option pendant la campagne électorale n’est pas valable, puisque le processus de création des coalitions dépend des résultats des élections pour déterminer l’agencement optimal des partis, comme nous l‘avons expliqué précédemment.
Toutefois, étant donné que le pouvoir politique est concentré entre les mains du premier ministre et que le régime parlementaire canadien est centré sur l’exécutif, le point de vue du gouvernement soulève des questions sur la relation entre le chef et la représentation dans la démocratie canadienne. Selon Jean Leclair et Jean-François Gaudreault-DesBiens,
Les citoyens ne votent plus pour un député en particulier, mais plutôt pour les seuls députés dont ils connaissent l’existence : les chefs des différents partis politiques. La télévision a permis un tête-à-tête entre le citoyen et le chef de chaque parti, rendant la médiation du représentant local inutile ou, au mieux, secondaire15.
Vu les féroces campagnes que les partis ont menées dans les médias durant la période électorale précédente afin d’attaquer les chefs des formations adverses, il ne serait pas surprenant que les électeurs aient voté pour le député appartenant au même parti que le chef de leur choix. Le sondage Ipsos-Reid qui a permis de constater que 51 % des répondants canadiens croyaient, à tort, que le premier ministre est élu directement donne à penser que les électeurs perçoivent vraiment le leadership comme l’enjeu du scrutin. Franks estime que le régime parlementaire canadien est centré sur l’exécutif, une conception du Parlement qui entraîne « une concentration des pouvoirs au centre […] les politiques relevant avant tout du premier ministre et du Cabinet. On met surtout l’accent sur le chef »16. Compte tenu de la concentration des pouvoirs entre les mains du premier ministre, par exemple pour la nomination des ministres, et du pouvoir que détient le gouvernement au chapitre de l’élaboration des politiques, puisqu’il est le seul à être en mesure de proposer des projets de loi de finances, il y a lieu d’examiner la manière indirecte dont un député accède au poste de premier ministre. Vue sous cet angle, la démocratie électorale, telle que la défendent les partisans du gouvernement, soulève des questions pertinentes sur la façon dont le chef est élu.
La démocratie électorale comporte néanmoins des failles lorsque le gouvernement au pouvoir est minoritaire. Selon cette conception de la démocratie, on pourrait en conclure que les élections donneraient au premier ministre une certaine fonction de représentation. Cet argument a effectivement soulevé des doutes quant à la viabilité du gouvernement de coalition proposé, mais cette vision électorale de la démocratie a des conséquences négatives sur les systèmes politiques dans les pays où l’électorat est morcelé, comme au Canada. L’idée que les élections confèrent le droit de gouverner au parti qui obtient le plus de sièges, en particulier au premier ministre, est légitime dans un contexte où le gouvernement est majoritaire, mais elle est antidémocratique s’il est minoritaire, puisque la volonté de représentation de la majorité des électeurs est alors ignorée. Ainsi, la démocratie électorale est moins claire que la démocratie parlementaire en ce qui concerne la façon dont les députés devraient remplir leur fonction de représentation à l’issue d’élections.
Ce clivage un peu confus des Canadiens entre ces deux conceptions de la démocratie a eu comme réelle conséquence que le statu quo s’est davantage imposé comme le meilleur moyen de régler cette crise. Des milliers de personnes ont participé à des manifestations et à des rassemblements partout au pays afin d’exprimer leur appui ou leur opposition à la coalition. Un sondage de la maison EKOS mené pour la CBC a révélé que la majorité des répondants estimaient que la prorogation du Parlement constituait la meilleure solution pour résoudre la crise. Ceci indique que les Canadiens sont de plus en plus mécontents de la façon dont ils sont représentés dans leur régime politique, mais qu’ils ne savent trop comment régler ce problème, une situation qui n’est pas sans rappeler l’approche dominante du gouvernement responsable que décrit le professeur Jonathan Malloy17.
Le premier ministre a résolu la crise en demandant à la gouverneure générale de proroger le Parlement. L’impopulaire Stéphane Dion, a cédé sa place à Michael Ignatieff, qui a déclaré nulle et non avenue cette coalition apparemment déstabilisatrice en appuyant le budget conservateur, à la reprise des travaux du Parlement, le 26 janvier 2009. La volonté de l’électorat a joué un rôle important dans le règlement de la crise.
En conclusion, l’introduction d’une nouvelle formation politique (la coalition) sur la scène politique fédérale a encouragé les Canadiens à se questionner sur les principes démocratiques à la base de la représentation au Canada, notamment sur le rôle du chef. En raison d’une certaine incompréhension du régime parlementaire, renforcé par les résultats des dernières élections fédérales et par la peur d’une récession, les Canadiens ont douté de cette nouvelle formation, même si elle était parfaitement conforme à la démocratie parlementaire canadienne. De plus, le public était de plus en plus divisé quant à la légitimité de la coalition en raison de l’influence du discours politique sur la « démocratie électorale ».
Notes
1. C.E.S. Franks, The Parliament of Canada, Toronto, University of Toronto Press, 1987, p. 10-11.
2. M.J. Laver et Ian Budge, Party Policy and Government Coalition, New York, St. Martin’s Press, 1992, p. 5.
3. Lawrence Dodd, Coalitions in Parliamentary Government, Princeton, Princeton University Press, 1976, p. 35-36.
4. Ibid, p. 37.
5. Lawrence LeDuc, « Coalition Government: When It Happens, How It Works », dans Lorne Sossin et Peter H. Russell, dir., Parliamentary Democracy in Crisis, Toronto, University of Toronto Press, 2009, p. 127-128.
6. Sunil Kumar, Parties and Coalition Politics: A Comparative Study, New Delhi, Uppal Publishing, 2004, p. 118.
7. Lawrence LeDuc, op. cit., p. 124.
8. Michael Valpy, « The Crisis: A Narrative », dans ibid., p. 5.
9. William Cross, dir., Political Parties, Representation, and Electoral Democracy in Canada, Don Mills, Oxford University Press, 2002, p. 2.
10. David E. Smith, The People’s House of Commons: Theories of Democracy in Contention, Toronto, University of Toronto Press, 2007, p. 55.
11. Michael Valpy, op. cit., p. 11.
12. Stephen Harper, « Les Canadiens doivent choisir le gouvernement du Canada ». Internet : <http://www.conservative.ca/?section_id=1004§ion_copy_id=107731&language_id=2>
13. Peter H. Russell, « Learning to Live with Minority Parliaments », dans Lorne Sossin et Peter H. Russell, dir., op. cit., p. 141.
14. Voir Jennifer Smith, « Parliamentary Democracy Versus Faux Parliamentarian Democracy », dans ibid., p. 175-176.
15. Voir Jean Leclair et Jean-François Gaudreault-DesBiens, « Of Representation, Democracy, and Legal Principles », dans ibid., p. 111.
16. C.E.S. Franks, op. cit., p. 17.
17. Jonathan Malloy, « L’“approche du gouvernement responsable” et son effet sur les études législatives », Perspectives parlementaires, n° 5 (novembre 2002), p. 2.