Prorogation : aucune latitude pour le gouverneur général
La présente étude se penche sur la prorogation, souvent méconnue, de 1873, sur l’évolution du pouvoir de réserve du gouverneur général au fil du temps et sur les différences fondamentales qui distinguent la dissolution de la prorogation. Les auteurs concluent que c’est la prorogation Macdonald-Dufferin de 1873 qui a un rapport direct avec la prorogation Harper-Jean de 2008 et non l’affaire King-Byng de 1926, fréquemment citée. Ils concluent également que le pouvoir de réserve du gouverneur général ne s’applique pas à la prorogation.
Avec la prorogation du Parlement de 2008, les Canadiens – tant politiciens et universitaires qu’électeurs – ont tenté tant bien que mal de comprendre le rôle constitutionnel du gouverneur général, et les questions ont fusé de partout au pays. Toutefois, les réponses ne s’appuyaient sur aucun examen historique exhaustif de l’usage de la prorogation ni sur une analyse de l’évolution du régime de gouvernement responsable au sein du système de tradition britannique. En fait, les réponses tendaient à s’appuyer sur une analyse de la qualité de la recommandation du premier ministre, sujet nettement distinct du rôle constitutionnel du gouverneur général au Canada.
Dans le camp des universitaires, on trouve d’un côté Andrew Heard, qui, au sujet de la prorogation Harper-Jean de 2008, soutient le recours au pouvoir de réserve dans les questions de prorogation et avance que la gouverneure générale, Michaëlle Jean, aurait dû rejeter la recommandation qu’a présentée en 2008 le premier ministre Stephen Harper pour proroger la session1. Au centre, on trouve C. E. S. Franks, qui appuie, lui aussi, l’applicabilité du pouvoir de réserve à la prorogation et conclut sans enthousiasme que la gouverneure générale a pris la bonne décision2. Peter Hogg, Adam Dodek et Barbara Messamore, quant à eux, admettent que le pouvoir de réserve s’applique encore à la prorogation, mais croient toutefois que la gouverneure générale a été bien avisée d’accepter la recommandation du premier ministre, pour des raisons plus catégoriques que celles du professeur Franks3. Selon le professeur Hogg, par exemple, l’imminence d’un vote de confiance suffit pour que le gouverneur général se prévale de son pouvoir de réserve afin de rejeter la recommandation du premier ministre4. à l’autre extrême se trouve Henri Brun, selon qui la gouverneure générale n’avait aucun pouvoir discrétionnaire, parce que le pouvoir de réserve ne s’applique pas à la prorogation. M. Brun défend une définition plus étroite de ce pouvoir, qu’il n’avaliserait que dans les situations d’urgence les plus graves5. Guy Tremblay est du même avis, et croit que la « gouverneure générale doit accéder à une demande de prorogation ou de dissolution6 ». Finalement, si l’on se fie aux écrits du regretté Robert MacGregor Dawson, la prorogation Harper-Jean de 2008 n’a pas répondu au critère de la constitutionnalité quant au recours acceptable au pouvoir de réserve7. Parmi ces universitaires, seule la professeure Messamore s’est attardée sérieusement à l’obscure prorogation Macdonald-Dufferin de 1873 et a appliqué les leçons qu’elle en a tirées à la prorogation Harper-Jean de 2008. En revanche, MM. Franks et Russell évoquent l’affaire King-Byng de 1926; toutefois, comme il s’agit d’un cas de dissolution et non de prorogation, il est malvenu de la citer en exemple pour la prorogation Harper-Jean.
Les universitaires favorables à une interprétation plus large des pouvoirs du gouverneur général font abstraction de deux points essentiels. Premièrement, la prorogation diffère grandement de la dissolution, tant par ses origines que par ses répercussions sur la procédure; par conséquent, il serait hasardeux de la comparer à la dissolution sur le plan de la capacité du gouverneur général à rejeter la recommandation d’un premier ministre. Deuxièmement, les conventions constitutionnelles qui régissent notre système de tradition britannique de gouvernement responsable ont évolué, via le Royaume-Uni, sur une période de près de 800 ans, en ravissant le pouvoir au monarque et en le conférant au Cabinet et au Parlement.
Prorogation et dissolution : deux notions distinctes
élaborée initialement sous les Tudors comme moyen économique d’éviter la dissolution, la prorogation a été utilisée par divers monarques et premiers ministres comme tactique politique8. De nos jours, la prorogation est un outil que le premier ministre peut employer pour convoquer une nouvelle session parlementaire. Normalement, il demande une prorogation après avoir atteint tous les objectifs législatifs énoncés dans le discours du Trône. En effet, la prorogation d’une session parlementaire « purge », pour ainsi dire, le Feuilleton de tous les travaux parlementaires, car elle met fin à tous les projets de loi et à la plupart des délibérations9. En fait, la prorogation « recalibre » l’essentiel d’une législature, tandis que la dissolution y met fin purement et simplement. La prorogation indique la suspension des travaux parlementaires pour une période déterminée par convention : le premier ministre et le gouverneur général s’entendent sur la durée de l’intersession qui, habituellement, ne dépasse pas 10 semaines. Après l’intersession, le Parlement se réunit pour une nouvelle session, que le gouvernement ouvre avec un discours du Trône. Celui-ci énonce les priorités législatives du gouvernement. Le débat qui s’ensuit à son sujet aboutit au premier vote de confiance de la nouvelle session parlementaire. Ce processus ne déclenche pas d’élections générales et laisse intacte la composition de la Chambre des communes et du gouvernement. Plus que tout, la proclamation de prorogation indique le moment où le Parlement reprendra ses travaux.
Depuis 1867, les premiers ministres canadiens ont demandé la prorogation, en moyenne, tous les 12 à 24 mois, et aucun gouverneur général n’a rejeté la recommandation d’un premier ministre en ce sens.
En revanche, la dissolution met fin officiellement non seulement à la session parlementaire, mais également à la législature même et précipite la tenue d’élections générales. La dissolution du Parlement se produit normalement de l’une des trois façons suivantes : a) le premier ministre demande au gouverneur général de dissoudre le Parlement en raison de l’expiration de son mandat constitutionnel de cinq ans10; b) le premier ministre a le sentiment que le gouvernement a rempli le mandat pour lequel il a été élu (généralement après environ quatre ans); c) le premier ministre informe le gouverneur général qu’il a perdu la confiance de la Chambre des communes. à ce moment, les députés cessent d’occuper leur poste; toutefois, les ministres et le président de la Chambre demeurent en fonction jusqu’à leur remplacement après les élections. Le premier ministre ne peut pas demander de prorogation après avoir perdu officiellement la confiance de la Chambre des communes; il ne peut alors que démissionner ou demander la dissolution.
Toute analyse de la prorogation du 4 décembre 2008 doit faire la distinction entre la perte de confiance qui est officielle et celle qui est imminente. La perte de confiance officielle se produit lorsque la majorité des députés de la Chambre des communes votent contre le discours du Trône, le budget, le budget des dépenses ou toute autre mesure législative d’importance que le gouvernement considère comme une question de confiance, ou lorsque les députés adoptent une motion de censure. Les déclarations publiques ou écrites signées à l’extérieur de la Chambre des communes, quant à elles, constitueraient une perte de confiance imminente ou apparente dans le gouvernement. Le principe de souveraineté parlementaire suppose que seule prévaut la volonté de la Chambre en tant qu’institution, ce qui exclut l’opinion des groupes de députés s’exprimant hors des Communes. La confiance ne peut être retirée que lors d’un vote officiel et non lors d’activités extraparlementaires. La perte de confiance imminente ou apparente diffère grandement de la perte de confiance officielle; par conséquent, il faut rejeter l’idée que le gouverneur général devrait toujours traiter une perte de confiance imminente comme une perte de confiance officielle. Finalement, une perte de confiance imminente ne libère pas le monarque ou son représentant du principe qu’il doit considérer comme exécutoire la recommandation du gouvernement.
La prorogation Macdonald-Dufferin de 1873
Le 13 août 1873, le premier ministre sir John A. Macdonald a demandé au gouverneur général, lord Dufferin, de proroger le Parlement. En agissant de la sorte, le premier ministre voulait empêcher un comité qui étudiait des allégations de conflit d’intérêts et de corruption se rapportant au projet de Chemin de fer du Pacifique de déposer son rapport, car ce dernier l’aurait incriminé11. Malgré le tollé, les interrogations sur le rôle du gouverneur général et la pétition de protestation signée par des dizaines de députés, le gouverneur général a accédé à la demande de prorogation du premier ministre12. En fait, la prorogation du 13 août 1873 soulève la même question fondamentale que celle du 4 décembre 2008 : une perte de confiance imminente ou anticipée ébranle-t-elle la constitutionnalité de la recommandation du premier ministre de proroger le Parlement, permettant ainsi au gouverneur général d’invoquer le pouvoir de réserve de la Couronne?
Selon Edward Blake, éminent député et ancien chef libéral, 93 députés – pour la plupart libéraux, mais aussi certains députés d’arrière-ban conservateurs – avaient signé une lettre officielle de protestation qu’ils avaient présentée à Son Excellence le gouverneur général. Après la proclamation officielle de la prorogation par lord Dufferin, les députés ont organisé une assemblée de protestation pour exprimer leur désaccord et contester la constitutionnalité de sa décision. D’une façon qui rappelle bien, ici encore, la prorogation Harper-Jean de 2008, les libéraux ont condamné la décision de lord Dufferin, car elle permettait au gouvernement de se soustraire à la volonté du Parlement – même si, après l’intersession, ce dernier a fait pression sur Macdonald, l’obligeant à démissionner avec son gouvernement. Dans une longue lettre détaillée, datée du 15 août 1873 et adressée au secrétaire colonial, lord Dufferin a exposé son interprétation du rôle du gouverneur général dans un contexte de gouvernement responsable. Il y expliquait se sentir obligé de suivre toutes les recommandations de ses ministres tant qu’ils avaient la confiance officielle de la Chambre des communes. Selon lui, la suggestion que son refus d’accéder à leur recommandation de prorogation ne représentait pas un rejet à leur endroit est trop ridicule pour devoir la réfuter13. Autrement dit, pour lord Dufferin, refuser de suivre la recommandation de ses ministres alors qu’ils n’avaient pas perdu officiellement la confiance de la Chambre aurait enfreint les principes de gouvernement responsable.
Peut-être parce que le monde moderne semble si éloigné des siècles de luttes acharnées et sanglantes que les ancêtres britanniques du Canada ont endurés sous le règne despotique de monarques absolus comme Henri VIII et Charles Ier, les politicologues et les constitutionnalistes modernes ne prennent pas au sérieux les répercussions de l’ingérence de la Couronne sur un gouvernement démocratique. Plutôt, les observateurs d’aujourd’hui ont le luxe de jouir de leur héritage. En observant l’évolution du système de tradition britannique depuis, au moins, la Première Révolution anglaise, on constate une tendance à retirer le pouvoir au monarque pour en investir le Cabinet et le Parlement. La plupart des historiens du XIXe siècle et des politiciens de ce temps comprenaient et appuyaient manifestement ce principe et le respectaient davantage que certains universitaires contemporains.
Par exemple, le biographe de lord Dufferin, l’historien canadien William Leggo, commence son récit du mandat de lord Dufferin au Canada par une brève récapitulation du gouvernement responsable qui, selon lui, évolue lentement en Grande-Bretagne depuis le règne de George III. Il conclut, en 1878, que ces opinions (contre la décision de lord Dufferin) sont carrément contraires aux principes constitutionnels et que, si elles étaient appliquées, elles abaisseraient le gouvernement d’un pays au niveau d’un gouvernement « personnel », de telle sorte que l’exécutif deviendrait indépendant de son cabinet et donc, du peuple. Lord Dufferin termine sa lettre au secrétaire colonial par un passage laissant entendre qu’il se percevait comme le successeur whig (libéral) des lords Durham et Elgin, et qu’il ne pouvait pas moralement justifier l’ingérence de la Couronne et de ses opinions personnelles dans une question d’ordre colonial :
Comme je suis issu de l’école de politique libérale dirigée par un grand défenseur des droits parlementaires, mes instincts politiques se révolteraient contre tout exercice indu de la prérogative de la Couronne. Je suis convaincu que la population du Canada finira par comprendre qu’il en va de son intérêt permanent, qu’un gouverneur général doit maintenir sans compromis le principe de responsabilité ministérielle et qu’il est préférable qu’il soit trop lent à abandonner ce palladium de la liberté coloniale que trop prompt à recourir à des actes d’ingérence personnelle14.
Il est clair que lord Dufferin considérait le rejet de la recommandation de ses ministres comme une atteinte au gouvernement responsable et un acte d’ingérence personnelle injuste. Qui plus est, le gouvernement britannique a appuyé sa décision d’accorder la prorogation, en déclarant que le gouvernement de Sa Majesté approuvait totalement sa décision d’agir conformément à l’usage constitutionnel.
Après la prorogation controversée de 1873 et cinq ans de relations tendues entre le gouvernement libéral du premier ministre Alexander Mackenzie et lord Dufferin, Edward Blake a demandé que des lettres patentes permanentes soient établies afin de codifier certaines conventions constitutionnelles ayant trait au pouvoir de réserve du gouverneur général. Selon la professeure Messamore, les Letters Patent and Instructions of 1878 représentent une étape charnière souvent négligée de l’évolution constitutionnelle du Canada. En fait, ce document constitue un autre exemple du transfert des pouvoirs de la Couronne du monarque à l’exécutif. Les cinq premiers gouverneurs généraux du Canada n’ont jamais remis en question leur rôle symbolique et cérémoniel. Ce n’est qu’en 1926, lorsque lord Byng a refusé la demande de dissolution du premier ministre Mackenzie King que, pour la première fois, un représentant du monarque bravait la convention constitutionnelle selon laquelle le gouverneur général doit accepter la recommandation du premier ministre pendant que son gouvernement continue de jouir de la confiance officielle de la Chambre des communes.
Leçons tirées de l’affaire King-Byng de 1926
Selon David E. Smith, la pertinence de l’affaire King-Byng pour la prorogation Harper-Jean de 2008 n’est que relative, et la professeure Messamore fait valoir qu’elle n’est pas vraiment comparable15. Pour le professeur Hogg, l’affaire King-Byng est bien loin de la prorogation Harper-Jean de 2008. Toutefois, il consacre dans ce même article beaucoup d’attention à l’affaire King-Byng et ne mentionne la prorogation Macdonald-Dufferin de 1873 que dans une note de bas de page, comme si elle n’avait rien à voir avec la prorogation Harper-Jean de 2008.
Pour Peter Russell, il est bien établi que le gouverneur général ne devrait pas permettre à un premier ministre de recourir à la dissolution du Parlement pour échapper à l’éventualité d’un vote de confiance à la Chambre, et il n’y a pas de raison pour qu’une demande de prorogation soit traitée différemment16. Il commet l’erreur de considérer un cas comme un précédent « bien établi », alors qu’en fait, les constitutionnalistes débattent depuis plus de 80 ans de la légitimité du refus de lord Byng d’accorder la dissolution au premier ministre Mackenzie King. Jamais, depuis 1926, un gouverneur général canadien n’a refusé de demande de dissolution, et aucun monarque britannique n’a rejeté une telle demande depuis le deuxième Great Reform Bill de 1867. Par conséquent, ce principe « bien établi » s’oppose au propre argument du professeur Russell et suggère le principe contraire, à savoir que le gouverneur général doit accepter la recommandation du premier ministre lorsque son gouvernement continue de jouir de la confiance officielle de la majorité de la Chambre des communes17.
Avant la prorogation Harper-Jean, le professeur Russell maintenait que le gouverneur général pouvait, à sa discrétion, rejeter la recommandation du premier ministre de dissoudre le Parlement18. Il s’appuyait sur l’article 50 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui confère au gouverneur général le pouvoir de dissoudre le Parlement. L’argument du professeur Russell justifiant la capacité du gouverneur général à exercer son pouvoir discrétionnaire à cet égard repose essentiellement sur la définition clairement exposée dans la loi constitutionnelle du pouvoir du gouverneur général de dissoudre le Parlement. Toutefois, étant donné que la loi constitutionnelle ne fait aucunement mention de la prorogation, l’argument ne peut logiquement s’appliquer à cette dernière. Par conséquent, la transposition apparente que fait le professeur Russell des deux notions – qui ne tient pas compte des différences importantes entre la prorogation et la dissolution déjà exposées – est clairement déficiente et doit être rejetée.
En raison de son interprétation de l’affaire King-Byng, le professeur Franks soutient également que le gouverneur général conserve le pouvoir discrétionnaire d’évaluer la demande de prorogation du premier ministre. Bien qu’il soit d’avis que la gouverneure générale a exercé ses pouvoirs discrétionnaires judicieusement et correctement en 2008, son raisonnement repose sur un sophisme. En effet, selon lui, ce qui s’applique à une demande de dissolution de Parlement de la part du premier ministre en vue de tenir des élections devrait également s’appliquer à une demande de prorogation, car le précédent de dissolution exige que le gouverneur général rejette la recommandation du premier ministre de proroger le Parlement lorsqu’il est possible de recourir à une autre solution viable19. Toutefois, le professeur Franks n’explique pas pourquoi un précédent discutable de dissolution devrait automatiquement s’appliquer à une demande de prorogation, ni pourquoi le gouverneur général devrait traiter de la même manière une demande de dissolution et une demande de prorogation. Par conséquent, il convient de rejeter sans équivoque son affirmation, car on ne peut pas simplement transposer le recours à un supposé « principe » de dissolution à un cas de prorogation.
La prorogation Harper-Jean de 2008
Le 14 octobre 2008, les Canadiens ont élu leur 40e législature. Les résultats des élections ont confirmé ce que beaucoup avaient prédit : un deuxième gouvernement conservateur minoritaire, cette fois-ci renforcé, avec une opposition officielle libérale (affaiblie par rapport à la 39e législature) et une répartition des sièges relativement inchangée pour le Bloc Québécois et le Nouveau Parti démocratique (NPD). Le premier ministre, Stephen Harper, semblait souhaiter le bon fonctionnement du Parlement quand il a affirmé qu’il était temps de mettre de côté les divergences politiques et les considérations partisanes et de collaborer pour le bien du Canada. Au retour de la Chambre, le 18 novembre 2008, la plupart des députés étaient persuadés que la 40e législature serait productive. En effet, selon le discours du Trône ouvrant la première session, prononcé le lendemain, tout indiquait que le gouvernement allait travailler à améliorer l’économie du pays au profit de tous les Canadiens.
La tempête s’est levée le 27 novembre avec l’énoncé économique du ministre des Finances. Habituellement, l’énoncé économique est l’occasion pour le ministre d’annoncer des changements mineurs au budget; toutefois, celui du 27 novembre présentait des positions politiques importantes sur la façon dont le gouvernement entendait affronter une crise économique imminente. Ce qui a soulevé le plus la controverse, peut-être, c’est la décision du gouvernement de ne pas créer de mesures de relance et l’annonce des légers surplus prévus pour l’exercice suivant, ce que la plupart des économistes ont fortement contesté et qui a soulevé un tollé de la part des partis d’opposition, qui voulaient affronter différemment la récession anticipée. Toutefois, le mécontentement des partis d’opposition s’est accentué en raison d’autres éléments de l’énoncé, provocateurs, qui n’avaient pas grand-chose à voir avec l’économie. Par exemple, le gouvernement prévoyait éliminer la subvention de l’état aux partis politiques de 1,95 $ par vote (subvention plus importante pour l’opposition que pour les conservateurs), saper l’équité salariale au sein de la fonction publique et suspendre le droit de grève des fonctionnaires jusqu’en 2011. Le lundi 1er décembre, journée de l’opposition à la Chambre des communes (à l’occasion de laquelle l’opposition peut exprimer ses griefs au gouvernement), les partis d’opposition ont eu l’occasion de retirer leur confiance au gouvernement au sujet de la mise à jour économique. Le chef libéral Stéphane Dion, le chef néo-démocrate Jack Layton et le chef bloquiste Gilles Duceppe ont conjointement annoncé deux ententes : premièrement, les libéraux et les néo-démocrates formeraient un gouvernement de coalition jusqu’au 30 juin 2011; deuxièmement, le Bloc Québécois garantirait à la coalition son soutien pour les questions de confiance jusqu’à la fin de juin 2010. Stéphane Dion demeurerait à la tête du Parti libéral et deviendrait premier ministre jusqu’à ce que les libéraux se choisissent un nouveau chef l’année suivante.
Le 1er décembre 2008, le chef libéral Stéphane Dion a fait la déclaration suivante :
J’ai respectueusement recommandé à son excellence qu’elle devrait à la première occasion exercer son pouvoir constitutionnel et inviter le chef de l’opposition officielle à former un gouvernement de collaboration avec l’appui des deux autres partis d’opposition20.
Ces remarques présomptueuses ne tenaient pas compte du fait que le gouverneur général reçoit uniquement les demandes du Cabinet ou du premier ministre et n’agit que sur la recommandation de ces derniers21. Jamais un gouverneur général ne peut considérer une déclaration émanant de l’opposition comme contraignante ou légitime sur le plan constitutionnel22. En 2004, alors qu’il était chef de l’opposition, Stephen Harper a affiché la même arrogance, bien que formulée en des termes plus ambigus, quand il a envoyé à la gouverneure générale Adrienne Clarkson, conjointement avec Jack Layton et Gilles Duceppe, une lettre demandant à celle-ci d’envisager toutes les possibilités. Dans la lettre, les chefs d’opposition ajoutaient : « Nous soulignons respectueusement que les partis de l’opposition, qui ensemble forment la majorité à la Chambre, se sont consultés étroitement. » En 1873, après avoir envoyé une lettre officielle de protestation au gouverneur général, lord Dufferin, les libéraux avaient organisé une assemblée de protestataires à la fin de laquelle ils avaient conclu que la prorogation du Parlement sans donner l’occasion à la Chambre des communes de poursuivre l’enquête qu’elle avait déjà entamée constituait une grave violation des privilèges et de l’indépendance du Parlement et des droits du peuple23. Les cas de 1873, 2004 et 2008 servent tous à démontrer le manque d’à-propos constitutionnel d’une recommandation au gouverneur général émanant d’une entité autre que le Cabinet ou le premier ministre.
En réaction à ces événements, le gouvernement a repoussé la journée de l’opposition au 8 décembre 2008. Les conservateurs ont réagi prestement et ont tenté d’écarter le gouvernement de coalition proposé en le déclarant inconstitutionnel. Le 4 décembre, 13 jours seulement après le début de la 1re session de la 40e législature et devant l’imminence d’un vote de confiance à la Chambre des communes, le premier ministre Harper a demandé audience à la gouverneure générale Michaëlle Jean à Rideau Hall, et a prié cette dernière de proroger le Parlement jusqu’au 26 janvier 2009. Après réflexion, la gouverneure générale a accédé à la demande du premier ministre.
Gouvernement responsable et pouvoir de réserve
Avant la Confédération de 1867, et même avant que les colonies canadiennes se dotent d’un gouvernement responsable en 1848, certaines personnalités publiques refusaient de reconnaître une autorité véritable au gouverneur général. En 1838, Joseph Howe, qui devint plus tard ministre au sein du gouvernement Macdonald, a écrit que le gouverneur « peut se débattre tant qu’il le veut dans les mailles du filet […], mais il finit toujours par se résigner à son sort et, tel un oiseau pris au piège, se contenter de l’étroit périmètre que lui ont assigné ses gardiens24 ». Voilà qui illustre joliment l’interprétation parlementaire de l’époque, bien reconnue au XIXe siècle, qui concède au gouverneur général des pouvoirs de principe et légaux, sans toutefois admettre que ce dernier peut, normalement, agir à l’encontre de la recommandation de l’exécutif.
Le professeur Dawson soutient que les gouverneurs généraux n’ont jamais été libres de suivre leur propre jugement, parce qu’avant le Statut de Westminster, ils étaient toujours déchirés entre la recommandation du premier ministre et les intérêts du gouvernement britannique.
Au Canada, l’inclusion de la notion de gouvernement responsable, en 1848, a permis de transférer la majeure partie des pouvoirs de la Couronne, les faisant passer du gouverneur à l’exécutif politique qui les exerce désormais au nom de la Couronne. Un gouvernement responsable signifie que, lorsque l’exécutif politique a la confiance officielle de la Chambre des communes, le monarque ou son représentant doit, selon la convention constitutionnelle, suivre et mettre à exécution la recommandation du premier ministre ou du Cabinet, et ce, à tous les égards. P. J. Boyce définit les pouvoirs de réserve de la Couronne comme des pouvoirs exercés sans recommandation ministérielle dans des circonstances qui requièrent le recours à la discrétion. Toutefois, il soutient que ces pouvoirs ne s’appliquent que dans quatre cas : la nomination et la destitution d’un premier ministre et de son cabinet, une demande de dissolution et la tenue d’élections, une variante de la nomination et de la destitution. Le gouverneur général peut uniquement invoquer son pouvoir de réserve lorsque la recommandation ou les actes de l’exécutif nuisent au fondement même du système politique. La prorogation n’apparaît pas dans la formule du professeur Boyce.
Sa Majesté la reine Elizabeth II a fait connaître sa propre interprétation de son rôle constitutionnel et l’ampleur des pouvoirs de réserve de la Couronne au Royaume-Uni. Son secrétaire particulier, sir William Heseltine, a publié en juillet 1986 les trois principes qui régissent la relation entre la monarque et son premier ministre.
1. La reine jouit du droit, et en fait du devoir, d’exprimer au premier ministre son opinion sur les politiques gouvernementales.
2. La reine doit agir sur la recommandation de ses ministres.
3. Toutes les communications entre la reine et le premier ministre sont confidentielles25.
Le point de vue britannique actuel donne peu de latitude à l’usage discrétionnaire du pouvoir de réserve par le monarque. Il faut reconnaître que la déférence avec laquelle les politiciens britanniques traitent la reine tranche avec l’audace de certaines des demandes des premiers ministres aux gouverneurs généraux, mais cet aplomb témoigne davantage du caractère des premiers que de celui des seconds. Le gouverneur général ne devrait user de son pouvoir de réserve que pour empêcher la démocratie parlementaire de s’effondrer et non pour punir un premier ministre audacieux. Pour le professeur Smith, le problème que présente aujourd’hui le pouvoir de réserve ne tient pas tellement à la façon de contrôler l’usage qu’en fait la Couronne, mais plutôt à la façon d’empêcher le premier ministre d’en abuser26. L’électorat, et non le gouverneur général, devrait se prononcer sur l’audace d’un premier ministre par son vote. Le professeur Dawson explique ce point avec une grande éloquence :
La recommandation peut être mauvaise, à courte vue, ridicule, voire dangereuse – ces considérations peuvent inciter le gouverneur à réprimander ses ministres et à tenter de les rallier à son point de vue. Toutefois, s’ils persistent, il n’a d’autre choix que de hausser les épaules et d’accéder à leur demande. La décision ne lui appartient pas; c’est celle du gouvernement. Le moment venu, le peuple et ses représentants jugeront de ceux qui ont présenté la recommandation27.
La plupart des universitaires s’entendent généralement pour dire que le gouverneur général peut, « dans les circonstances les plus exceptionnelles », rejeter la recommandation du premier ministre. Toutefois, ils ne s’entendent pas nécessairement sur la définition et l’interprétation de telles circonstances. Le professeur Hogg, par exemple, croit que l’imminence d’un vote de confiance donne au gouverneur général l’autorité nécessaire pour exercer son pouvoir discrétionnaire et rejeter la recommandation du premier ministre. Le professeur Franks, quant à lui, est d’avis que le gouverneur général doit refuser la recommandation du premier ministre s’il existe une autre solution de rechange viable au gouvernement en place. Néanmoins, au regard de ces « circonstances les plus exceptionnelles », le professeur Dawson a établi deux critères très limitatifs permettant au gouverneur général de passer outre à la recommandation du premier ministre. L’interprétation de ces « circonstances les plus exceptionnelles » devrait s’appuyer sur les définitions les plus restrictives compte tenu de l’évolution, sur 800 ans, du parlementarisme de tradition britannique qui a transféré les pouvoirs du monarque au Cabinet et au Parlement et qui a finalement donné naissance à un gouvernement responsable à part entière au milieu du XIXe siècle.
Selon les critères du professeur Dawson, il faut interpréter les pouvoirs de réserve du gouverneur général le plus étroitement possible. Il indique clairement qu’il faut être assuré de la sagesse de la décision du gouverneur général de refuser une recommandation du premier ministre; en fait, le gouverneur général doit être absolument convaincu du bien-fondé inhérent de son intervention et d’avoir l’aval de la population, au point d’être prêt à mettre en jeu sa réputation et sa charge 28.
Le premier critère nécessaire serait présent si :
le déroulement des procédures constitutionnelles usuelles (conformément aux directives du Cabinet) dans l’affaire en question doit être tel qu’il ne s’accompagnerait pas uniquement d’un retard modéré ou d’inconvénients temporaires – il faudrait qu’il entraîne pendant un certain temps une situation tout simplement intolérable et qu’il viole l’esprit et l’intention de la constitution29.
Pour le second critère, le professeur Dawson explique qu’il faut également que la sagesse et la justesse de l’intervention du gouverneur général ne soulèvent aucun doute raisonnable. Il ajoute que la présence d’un doute, le plus mince soit-il, constitue une preuve prima facie que le gouverneur général devrait s’abstenir d’agir.
Par conséquent, les « circonstances les plus exceptionnelles » répondent à deux critères essentiels pouvant justifier un refus du gouverneur général d’accéder à la recommandation du premier ministre : premièrement, cette recommandation doit constituer une violation intolérable à l’esprit et à l’intention de la Constitution pendant une période prolongée; deuxièmement, la justesse et la constitutionnalité de la décision du gouverneur général ne doivent faire aucun doute. Au moment de la prorogation Harper-Jean de 2008, aucun de ces critères n’existait. En effet, l’intersession qui a fait suite à la prorogation a duré au total six semaines et tombait pendant le congé normal de Noël; par conséquent, elle n’entraînait pas de situation intolérable sur le plan constitutionnel. En fait, l’intersession s’apparentait davantage à un retard modéré ou à un inconvénient temporaire que le professeur Dawson qualifie précisément d’insuffisants pour motiver le recours au pouvoir discrétionnaire du gouverneur général et au rejet de la recommandation du premier ministre. Quant au second critère, l’abondance de documents demandant si la gouverneure générale a pris la bonne décision indique clairement que la « justesse inhérente » de sa décision soulevait et soulève encore un doute. Par conséquent, si l’on s’appuie sur les critères du professeur Dawson, il est tout simplement impossible de faire valoir que la gouverneure générale aurait dû, ou pu, rejeter la recommandation du premier ministre en 2008.
Le professeur Dawson a établi des critères qui limitent et restreignent le pouvoir de réserve et la capacité du gouverneur général de rejeter la recommandation du premier ministre, mais précise que toute affirmation du pouvoir de réserve sera, en vérité, tout à fait extraordinaire. Il faut donc d’autant plus conserver cette prérogative, parce qu’il s’agit d’un mécanisme d’urgence visant à rétablir un véritable contrôle démocratique au moment où les procédures constitutionnelles normales ne suffisent plus et risquent d’être employées d’une façon incorrecte et sans scrupule. Le professeur Dodek, quant à lui, convient que le gouverneur général doit agir comme une « soupape de sécurité » et un « extincteur constitutionnel », ce qui sous-entend un rôle se limitant aux urgences constitutionnelles. Les professeurs Brun et Tremblay croient, eux aussi, en une intervention vice-royale limitée, pour des raisons très semblables à celles qu’avance M. Dawson, à savoir une intervention qui ne saurait aller au-delà de ce qui est nécessaire pour permettre le bon fonctionnement des institutions d’où émane la décision30. Le professeur Brun prétend également que le gouverneur général ne peut rejeter la recommandation du premier ministre que si le parti de ce dernier a subi une défaite manifeste et qu’il ne jouit plus de la confiance du nouveau parlement et refuse de démissionner, ou qu’il a clairement perdu les élections et refuse de démissionner; par conséquent, à son avis, la prorogation ne relève pas du pouvoir de réserve de la Couronne. Il soutient aussi que le moment choisi par le premier ministre Harper pour présenter sa demande de prorogation – qui ne suivait que de quelques semaines les dernières élections – ne favorisait en rien le pouvoir discrétionnaire du gouverneur général. Le professeur Russell a déjà avancé par le passé qu’en cette ère de démocratie, le chef de l’état ou son représentant doit rejeter la recommandation du premier ministre seulement si un tel acte est nécessaire pour protéger la démocratie parlementaire.
Le recours au pouvoir de réserve peut causer de graves dommages politiques et constitutionnels et affaiblir considérablement le premier ministre et le gouverneur général, sur le plan tant de leur charge que personnel, et ternir l’image de l’appareil politique dans son ensemble. Peu importe leur interprétation du bien-fondé de l’affaire King-Byng de 1926 et des leçons qui en ont été tirées, la plupart des universitaires canadiens s’accordent pour dire qu’elle a porté atteinte à la réputation de la charge de gouverneur général pendant un certain temps.
Jean Leclair et Jean-François Gaudreault-Desbiens avancent qu’il serait peut-être souhaitable, afin de mieux surveiller les pouvoirs du premier ministre, d’élargir les pouvoirs discrétionnaires du gouverneur général relativement aux questions de prérogative31. Ces propositions, toutefois, contredisent le concept même de pouvoirs de réserve qui, comme le fait remarquer le professeur Dawson, ne peuvent jamais, de par leur nature, s’accroître ou s’élargir. En effet, selon lui, les pouvoirs de prérogative peuvent diminuer, mais certainement pas s’accroître, car, si un nouveau pouvoir exécutif s’appuie sur un précédent valide, il ne s’agit pas d’un accroissement, mais simplement d’une reprise et, si on lui redonne vie au moyen d’une loi, il se transforme alors en pouvoir conféré par la loi et non en prérogative32. De plus, le fait d’accroître les pouvoirs discrétionnaires du gouverneur général renierait la trajectoire générale des 800 ans d’histoire du système parlementaire britannique, qui a arraché ce pouvoir des mains du monarque. Selon le Bill of Rights de 1689, produit de la Glorieuse Révolution, « le pouvoir allégué de suspendre l’application des lois, en vertu de l’autorité royale et sans le consentement du Parlement, est illégal et le pouvoir allégué de dispenser de l’application ou de l’exécution des lois en vertu de l’autorité royale, […] est illégal33. » Ces principes s’appliquent non seulement au Royaume-Uni, mais également au Canada. En effet, la Cour fédérale du Canada a indiqué que :
On peut soutenir que la Magna Carta (1215), le Bill of Rights (1689) […], et l’Act of Settlement 1701 c] […] ont été les premiers pas franchis afin de limiter le pouvoir absolu de la Couronne, et d’établir le concept de souveraineté parlementaire. Ces textes constituaient le début d’un processus visant à restreindre les prérogatives de la Couronne qui se poursuit jusqu’à ce jour34.
Le professeur Dawson a également noté qu’au fil des siècles, les pouvoirs de réserve ont rétréci et ont été limités sous l’effet de diverses ententes contractuelles (comme la Magna Carta) et de lois (comme le Bill of Rights), ou simplement faute d’être utilisés. Cette désuétude s’applique non seulement aux conventions constitutionnelles non écrites, mais également à la Constitution écrite. Par exemple, même si la Loi constitutionnelle de 1867 inclut encore officiellement les pouvoirs de réserve et de désaveu du gouvernement fédéral, exercés par l’exécutif politique au nom de la Couronne, ces pouvoirs sont devenus inopérants et sont considérés comme archaïques depuis des décennies35.
En 1867, le constitutionnaliste anglais William Bagehot faisait valoir que le pouvoir de réserve du monarque de refuser la sanction royale avait disparu, étant donné qu’aucun souverain ne l’avait invoqué depuis 1707. Selon lui, cela montrait bien que certains éléments des pouvoirs de réserve pouvaient devenir inopérants après quelque 150 ans et que, en général, l’autorité de la Couronne se rétrécit et perd de l’ampleur à mesure que les pouvoirs migrent vers l’exécutif politique36. Le professeur Boyce soutient, lui aussi, que le pouvoir de réserve a perdu de l’ampleur au fil du temps, en particulier depuis l’avènement du gouvernement responsable. Edward McWhinney convient que le pouvoir de réserve de la Couronne a diminué progressivement et souligne qu’aucun monarque au Royaume-Uni n’a refusé pas même une demande de dissolution depuis le deuxième Great Reform Bill de 1867. De plus, il suggère qu’en 2008 la prorogation ne tombait peut-être même plus légitimement sous le pouvoir de réserve du gouverneur général.
Selon Audrey O’Brien et Marc Bosc, respectivement greffière et sous-greffier de la Chambre des communes, le refus, de la part d’un gouverneur général, d’accéder à une demande de prorogation d’un premier ministre reviendrait à destituer le gouvernement, ce qui contredit le principe de gouvernement responsable37. En 1968, le Bureau du Conseil privé a publié le Manual of Official Government Procedure of the Government of Canada à l’intention des ministres et des hauts fonctionnaires. Ce document se voulait la référence exhaustive en matière de fonctionnement du gouvernement. Le manuel précise sans ambiguïté que le gouverneur général ne conserve aucun pouvoir discrétionnaire relativement à la convocation ou à la prorogation du Parlement, mais agit directement sur la recommandation du premier ministre38. Aucun gouverneur des anciennes colonies de la Couronne, de 1848 jusqu’à la Confédération, ni aucun gouverneur général canadien depuis 1867 n’a rejeté une demande de prorogation d’un premier ministre; si le pouvoir de réserve de la Couronne s’est déjà appliqué à la prorogation, le fait de ne l’avoir jamais utilisé pendant les plus de 160 ans de gouvernement responsable l’a rendu inopérant39. Pour toutes ces raisons, le monarque ou son représentant devrait être tenu d’accepter la demande de prorogation d’un premier ministre, si ce dernier jouit de la confiance officielle de la Chambre des communes.
Toutefois, lorsque le premier ministre n’a plus la confiance officielle de la Chambre des communes, le gouverneur général peut invoquer son pouvoir de réserve pour n’importe quelle recommandation qu’il lui présente. S’appuyant sur ce principe, le professeur Hogg soutient qu’une perte imminente de confiance libère également le gouverneur général de l’obligation d’accepter la recommandation du premier ministre et lui permet d’invoquer ses pouvoirs de réserve, parce que, autrement, un premier ministre pourrait toujours esquiver (ou à tout le moins retarder) un vote de censure en recommandant simplement la prorogation (ou la dissolution) de cet encombrant parlement. Cependant, un rapide survol de la procédure parlementaire invalide l’affirmation du professeur Hogg et démontre qu’un gouvernement ne peut esquiver ou retarder indéfiniment un vote de censure au moyen de la prorogation, car cette dernière entraîne nécessairement une nouvelle session et, donc, un nouveau discours du Trône. L’Adresse en réponse au discours du Trône marque le premier vote de confiance d’une session, quelle qu’elle soit, et le Parlement doit en débattre avant d’entreprendre ses travaux. L’opposition peut voter contre et, ainsi, faire tomber le gouvernement. Ce dernier ne peut donc recourir à la prorogation qu’une fois avant que la Chambre des communes ne lui retire sa confiance. En outre, la Loi constitutionnelle de 1982 exige que le Parlement se réunisse au moins une fois par année. En effet, le Parlement doit se réunir, au moins, pour adopter des crédits sous la forme de budget et de prévisions budgétaires; les projets de loi associés aux crédits déclenchent des votes de confiance auxquels le gouvernement ne peut se soustraire. Au sujet de la prorogation de 2008, toutefois, le professeur Hogg a reconnu que l’opposition aurait eu le loisir de déclencher un vote de censure au début de la 2e session de la 40e législature. Pour toutes ces raisons, aucun premier ministre ne pourrait utiliser la prorogation pour se soustraire indéfiniment à la volonté du Parlement, comme certains universitaires l’ont suggéré pour justifier l’argument selon lequel la gouverneure générale Michaëlle Jean aurait dû, par conséquent, rejeter la demande de prorogation du premier ministre Stephen Harper.
Conclusion
Les conventions non écrites, les précédents et l’histoire forment le fondement du parlementarisme britannique et de la common law, ainsi que l’origine de leur autorité et de leur légitimité. Ce principe de l’importance de l’histoire et des conventions montre bien que nous devons appliquer les précédents historiques et les connaissances existantes aux situations contemporaines. Par définition, lord Dufferin a établi un précédent en accordant la prorogation controversée de 1873, car aucun de ses prédécesseurs ne l’avait fait auparavant en des circonstances similaires. Bien que ce cas n’établisse peut-être pas un précédent faisant autorité, les acteurs politiques de 2008 auraient dû certainement tenir compte de la décision de lord Dufferin et de ses justifications dans leur stratégie, en raison des nombreuses similitudes entre les deux cas. Au sujet de l’affaire King-Byng, qui visait une dissolution, et contrairement à la majorité de la littérature universitaire d’aujourd’hui, on ne peut appliquer à la prorogation les principes et les précédents tirés de cette affaire en raison des différences importantes entre la prorogation et la dissolution. Selon les travaux des professeurs Dawson et Brun, l’affaire King-Byng prouve, au moins, les limites des pouvoirs de réserve de la Couronne et constituait une intervention inappropriée de la part de lord Byng.
Tenant compte des siècles d’histoire sur lesquels repose le système de tradition britannique et, par conséquent, le Parlement du Canada, la Cour suprême du Canada a reconnu que :
[l]’évolution de notre tradition démocratique remonte à la Magna Carta (1215) et même avant, à travers le long combat pour la suprématie parlementaire dont le point culminant a été le Bill of Rights anglais de 1689, puis l’émergence d’institutions politiques représentatives pendant la période coloniale, le développement de la responsabilité gouvernementale au XIXe siècle…40Ces événements ont servi à investir le Parlement de certains pouvoirs et à transférer la prérogative royale du monarque au Cabinet. Tout effort visant à conférer des pouvoirs accrus au représentant de la Couronne aurait donc pour effet de renier le caractère important et contraignant de cette page d’histoire et de menacer les principes de gouvernement responsable. La tendance nébuleuse, chez certains universitaires constitutionnalistes, à appliquer un cas de dissolution à la prorogation fait fi des différences fondamentales entre les deux outils parlementaires. Par exemple, le professeur Hogg, l’un des plus grands experts de la constitution canadienne, et le professeur Franks, partent tous deux de l’affaire King-Byng de 1926 pour justifier leur point de vue sur la prorogation Harper-Jean de 2008, alors que, en réalité, c’est véritablement la prorogation Macdonald-Dufferin de 1873 qui devrait constituer ce point de départ. Dans une entrevue avec le Globe and Mail datée du 3 décembre 2008, le professeur Franks a laissé entendre que la gouverneure générale Michaëlle Jean n’aurait dû accepter la recommandation de prorogation du premier ministre Stephen Harper qu’à la condition que soit suspendu le pouvoir du gouvernement de nommer les titulaires d’une charge, comme c’est le cas lors d’élections, car un usage sans précédent de la prorogation pourrait avec autant de validité se heurter à un usage sans précédent du pouvoir de réserve41. Contrairement à ce qu’affirme le professeur Franks, la prorogation Macdonald-Dufferin ressemble à s’y méprendre à la prorogation Harper-Jean de 2008, prétendument sans précédent. En effet, on y voit dans les deux cas un premier ministre tentant d’échapper à la controverse, une lettre adressée au gouverneur général et signée par un nombre important de députés retirant leur confiance au Parlement de manière officieuse et un premier ministre demandant au gouverneur général de proroger le Parlement afin d’éviter un vote de censure imminent.
Le présent document n’a pas l’intention d’ignorer ou de passer sous silence la façon dont les prorogations de 1873 et de 2008 se sont déroulées en réalité; il apparaît clairement que la majorité des acteurs politiques – certainement lord Dufferin et Michaëlle Jean eux-mêmes – croyaient que le gouverneur général disposait du pouvoir de réserve d’accepter ou de rejeter la demande du premier ministre. Toutefois, selon les faits à notre disposition, nous n’avons d’autre choix que de conclure que le pouvoir de réserve du gouverneur général ne doit pas s’appliquer à la prorogation.
Certains diront peut-être que le présent document ouvre un débat sémantique empreint de pédantisme; néanmoins, le débat représente un élément fondamental de la démocratie parlementaire au Canada. La prorogation et la dissolution ne sont pas comparables sur le plan ni fonctionnel ni même historique, comme le montrent leurs divers effets sur la composition de la Chambre et leur usage respectif en 1873 et en 1926. La prorogation diffère suffisamment de la dissolution, en ce sens que « les circonstances les plus exceptionnelles » justifiant qu’un gouverneur général rejette la recommandation du premier ministre ne devraient jamais s’appliquer à elle. L’érosion, au fil du temps, du pouvoir de réserve de la Couronne, ainsi que le transfert de ces prérogatives à l’exécutif dans le cadre du gouvernement responsable, limitent la prérogative de la Couronne de rejeter une recommandation d’un premier ministre aux circonstances les plus exceptionnelles, afin de protéger la démocratie parlementaire d’un effondrement imminent. Dans le cas de la prorogation de 2008, un rejet de la recommandation du premier ministre ne se justifiait certainement pas. Qui plus est, il est absolument essentiel de ne pas confondre les pouvoirs du gouverneur général avec la qualité de la recommandation présentée par le premier ministre. Finalement, il paraîtrait extrêmement irresponsable aux yeux des Canadiens que l’on revienne à un pouvoir monarchique discrétionnaire accru et que l’on affaiblisse les piliers de notre démocratie moderne et de notre gouvernement responsable. Pour toutes ces raisons, il est inimaginable qu’un gouverneur général refuse d’accéder à une demande de prorogation de la part du premier ministre.
Notes
1. Andrew Heard, « The Governor General’s Suspension of Parliament: Duty Done or a Perilous Precedent », dans Peter Russell et Lorne Sossin, dir., Parliamentary Democracy in Crisis, Toronto, University of Toronto Press, 2009, p. 47-62.
2. C.E.S. Franks, « To Prorogue or Not to Prorogue », ibid., p. 33-46.
3. Peter Hogg, « Remarks on the Governor General’s Discretionary Powers », allocution prononcée sur le rôle de la gouverneure générale lors du colloque du printemps du Groupe canadien d’étude des parlements, Ottawa (Ontario), 26 mars 2010; Adam Dodek, « Fixed Election Dates and the Expansion of the Governor General’s Power », allocution prononcée lors du forum de la Section de common law de l’Université d’Ottawa sur le thème « Le nouveau gouverneur général du Canada : les défis de l’avenir », Ottawa (Ontario), 28 septembre 2010; Barbara J. Messamore, « Conventions of the Role of the Governor General: Some Illustrative Historical Episodes », Revue de droit parlementaire et politique (à venir en 2011).
4. Peter Hogg, « The 2008 Constitutional Crisis: Prorogation and the Power of the Governor General », Revue nationale de droit constitutionnel, 2009-2010.
5. Henri Brun, « La monarchie réelle est morte depuis longtemps au Canada », La Presse, 4 décembre 2008.
6. Guy Tremblay, « La gouverneure générale doit accéder à une demande de prorogation ou de dissolution », Le Devoir, 4 décembre 2008.
7. R. MacGregor Dawson, The Government of Canada. 5e éd., 1970, revu par Norman Ward, Toronto, University of Toronto Press, 1947.
8. Charles B. Davison, « Prorogation: A Powerful Tool Forged by History », Law Now, vol. 34, no 2 (novembre-décembre 2009), p. 1-5; Bruce M. Hicks, « La prérogative royale dans les contextes britannique et canadien », Revue parlementaire canadienne, vol. 33, no 2 (été 2010), p. 19-20.
9. Même si tous les projets de loi, motions, débats, etc., meurent au Feuilleton, depuis 2003, la prorogation n’a eu presque aucune conséquence pratique sur les affaires émanant des députés. Le Règlement de la Chambre survit lui aussi à la prorogation. Audrey O’Brien et Marc Bosc, La procédure et les usages de la Chambre des communes, 2e éd., Ottawa, Chambre des communes et éditions Yvon Blais, 2009, p. 382-384 et 479-482.
10. Loi constitutionnelle de 1867 (R.-U.), 30 & 31 Vict, ch. 3, art. 50, réimprimé dans SRC 1985, annexe II, no 5; Loi constitutionnelle de 1982, par. 4(1), derrière l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, chap. 11.
11. Barbara J. Messamore, « A Matter of Instinct: Lord Dufferin in the Pacific Scandal », dans Canada’s Governors General, 1847-1878: Biography and Constitutional Evolution, Toronto, University of Toronto Press, 2006, p. 148-177; Joseph Pope, Correspondence of Sir John Macdonald: Selections from the Correspondence of the Right Honourable Sir John Alexander Macdonald, G.C.B., Toronto, Oxford University Press, section canadienne, 1921, p. 219.
12. Messamore 2006, p. 148-177; William Leggo, The History of the Administration of the Right Honourable Frederick Temple, Earl of Dufferin, K.P. , G.C.M.G., K.C.B., F.R.S., Late Governor General of Canada, Montréal, Lovell Printing and Publishing Company, 1878, p. 124-182; Hariot Hamilton-Temple-Blackwood (marquise de Dufferin et d’Ava), My Canadian Journal, 1872-1878, Londres, John Murray, 1891, p. 104. Sa Grâce lady Dufferin a écrit dans son journal, le jeudi 14 août 1873, que « l’excitation politique est épouvantable, et on dit que l’opposition va demander le rappel du gouverneur général!! Attendez-vous à un retour en disgrâce ».
13. Leggo 1878, p. 169.
14. Leggo 1878, p. 181.
15. David E. Smith, The Crown and the Constitution: Sustaining Democracy?, communication présentée lors de la conférence La Couronne au Canada : réalités actuelles et choix futurs, Ottawa (Ontario), 10 juin 2010, p. 5; Messamore, 2011 (à venir).
16. Peter Russell et Lorne Sossin, « Introduction », dans Peter Russell et Lorne Sossin, dir. 2009, p. xv.
17. Edward McWhinney, « Les aspects constitutionnels et politiques de la charge de gouverneur général », Revue parlementaire canadienne, vol. 32, no 2 (été 2009), p. 7-8.
18. Peter Russell et Lorne Sossin 2009, p. 137-151.
19. Franks 2009, p. 33.
20. Michael Valpy, « The ‘Crisis’: A Narrative », dans Peter Russell et Lorne Sossin, dir., 2009, p. 12-13.
21. Peter J. Boyce, The Queen’s Other Realms: The Crown and Its Legacy in Australia, Canada, and New Zealand. Annandale (Nouvelle-Galles du Sud), The Federation Press, 2008, p. 58.
22. Donald A. Desserud, « The Governor General, the Prime Minister and the Request to Prorogue » Canadian Political Science Review, vol. 3, no 3 (septembre 2009), p. 40-54.
23. Leggo1878, p. 139.
24. Dawson 1947, p. 11.
25. Boyce 2008, p. 48.
26. David E. Smith, The Invisible Crown: The First Principle of Canadian Government, Toronto, University of Toronto Press, 1995, p. 57.
27. Dawson 1947, p. 161.
28. Ibid., p. 163.
29. Ibid.
30. Andrew Heard, Canadian Constitutional Conventions, Toronto, Oxford University Press, 1991, p. 22.
31. Jean Leclair et Jean-François Gaudreault-Desbiens, « Of Representation, Democracy, and Legal Principles: Thinking about the Impensé », dans Peter Russell et Lorne Sossin, dir. 2009, p. 105-118.
32. Dawson 1947, p. 147.
33. Canada, Commission d’enquête sur certaines activités de la Gendarmerie royale du Canada, Deuxième rapport : la liberté et la sécurité devant la loi, vol. 1, Ottawa, Sa Majesté la Reine du Chef du Canada, août 1981, p. 411.
34. Omar Khadr et le Premier ministre et al., 2010 CF 715, paragr. 59.
35. Canada, ministère de la Justice, Disallowance and Reservation of Provincial Legislation, G. V. La Forest, réimprimé en 1965, Ottawa, Sa Majesté la Reine du Chef du Canada, 1955, p. 13-22, entre autres.
36. Walter Bagehot, La constitution anglaise, Paris, Germer Baillière, 1869.
37. O’Brien et Bosc 2009, p. 56.
38. Canada, Bureau du Conseil privé, Manual of Official Procedure of the Government of Canada, Henry F. Davis et André Millar, Ottawa, Sa Majesté la Reine du Chef du Canada, 1968, p. 150.
39. Messamore, 2011 (à venir); Hogg, 2009-2010, p. 2.
40. Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 RCS 217, paragr. 63.
41. Michael Valpy, « Going Where No Governor General Has Gone Before », The Globe and Mail, 3 décembre 2008.