Commémoration de la guerre de 1812
Cette année, le gouvernement du Canada a décidé de commémorer le bicentenaire de la guerre de 1812 en soulignant, par des reconstitutions historiques et d’autres activités, l’importance de certains héros et de certaines batailles, en restaurant plusieurs sites patrimoniaux liés à cette guerre et en rendant honneur à des régiments qui possèdent des liens avec les milices de l’époque. Le présent article fait l’historique de cette guerre et décrit comment elle a été perçue par les différents participants.
Il y a 200 ans, un président américain anxieux signait à contrecœur une déclaration de guerre à la Grande-Bretagne. James Madison avait, en effet, toutes les raisons d’être inquiet. Sa nouvelle nation traversait une crise politique et financière. Son armée et sa marine étaient minuscules comparativement à la machine de guerre britannique qui combattait à plein régime Napoléon et les Français. Les Britanniques ne s’étaient jamais réellement résignés à la perte de 13 de leurs colonies d’Amérique du Nord et, au cours des presque 30 années qui ont suivi la fin de la guerre de l’Indépendance, ils ont sans cesse mené des politiques qui piquaient au vif ces jeunes et fringants États-Unis d’Amérique.
Aux dires des pionniers américains, les Britanniques envoyaient des agents en Ohio pour inciter les Autochtones à s’opposer à l’expansion américaine. Des politiciens et des commerçants de la marine marchande des États-Unis se plaignaient que les Britanniques interceptaient des bateaux de leur pays en eaux libres et en enlevaient illégalement des citoyens américains sous le prétexte qu’ils étaient encore des sujets britanniques en raison de leur lieu de naissance. En outre, un nombre croissant d’immigrants irlandais, profondément marqués par la rébellion irlandaise de 1798, attisaient les flammes du sentiment antibritannique. Le temps était venu, disait-on, de forcer les Britanniques à reconnaître une fois pour toutes la souveraineté des États-Unis d’Amérique.
Mais comment affronter la formidable Royal Navy et son millier de navires de guerre, ou même espérer raisonnablement pouvoir réussir avec quelque succès à entraver le commerce maritime britannique avec une force navale professionnelle se limitant à cinq frégates mal équipées? Ou avec une armée de terre ne comptant qu’environ 10 000 soldats, une poignée par rapport aux forces déployées sur n’importe quel champ de bataille de l’Europe? Les « Faucons de la guerre » ont plutôt proposé de donner une leçon d’humilité à la Grande-Bretagne en conquérant le Canada, sa colonie. Ici, les chances étaient manifestement meilleures pour les Américains.
Le Canada, alors constitué des deux provinces du Haut-Canada et du Bas-Canada, était peu peuplé, mal défendu et économiquement faible. Mais surtout, la majorité des colons des districts de l’ouest avaient des racines américaines; ils seraient donc, sans aucun doute, très heureux d’accueillir l’armée américaine venue les libérer du joug britannique. « Un jeu d’enfant », disait l’un. « Il suffit de marcher », a affirmé Thomas Jefferson. Bien sûr, les Américains avaient tenté en vain de conquérir le Canada en 1775 et, après 20 années de guerre contre la France en Europe, l’armée britannique avait depuis triplé ses rangs. Cette analyse logique a toutefois été noyée par la propagande enthousiaste des républicains. Ceux-ci étaient majoritaires au Congrès et, le 18 juin 1812, le président fédéraliste Madison signait la déclaration de guerre.
La stratégie des Américains consistait à se concentrer sur trois fronts : ils traverseraient la rivière Niagara et se saisiraient des fortifications et des défenses britanniques le long de ce cours d’eau; ils occuperaient l’arrière-pays de Detroit et envahiraient le sud-ouest pour écraser la « menace » indienne; puis, ils appliqueraient la tactique de la Révolution, c’est-à-dire envahir le Bas-Canada en passant par la voie du lac Champlain pour prendre Montréal, puis Québec, les seuls réels bastions militaires de la Grande-Bretagne au Canada. Il s’agirait avant tout d’une guerre terrestre, mais, afin de faciliter l’approvisionnement et d’empêcher les Britanniques d’approvisionner leurs propres troupes, il faudrait déployer une flottille pour prendre le contrôle des lacs Érié et Ontario.
La guerre a toutefois pris une autre tournure. Les Britanniques ont dépêché leur force navale pour bloquer le commerce et l’approvisionnement des Américains dans les ports de la côte est, ce qui a entraîné, le long de la côte de l’Atlantique, une série d’escarmouches impliquant tant des navires de guerre que des navires-corsaires. Un front s’est ouvert au nord lorsque les Britanniques se sont emparés du fort Michilimackinac, un avant-poste américain surplombant stratégiquement le détroit séparant les lacs Michigan et Huron. Un front s’est ouvert au sud vers la fin de la guerre, lorsque, pour des raisons stratégiques, les Britanniques ont envoyé des troupes pour s’emparer de la Louisiane (que les Américains venaient d’acheter des Français). À l’Est, les Britanniques ont pris le contrôle d’environ 160 kilomètres de littoral dans ce qu’on appelait alors le Massachusetts, mais qui fait aujourd’hui partie du Maine, occupant le territoire (pour le bonheur des résidants, semble-t-il) pendant une bonne partie de la dernière année de la guerre. De toute évidence, il ne suffisait pas de marcher pour conquérir le Canada.
C’est toutefois dans le Haut-Canada que les réelles répercussions de la guerre se sont fait sentir le plus directement sur les habitants. Les troupes américaines traversaient fréquemment la frontière pour faire des raids dans la région de Niagara et via Detroit, s’attaquant à des forces composées de réguliers britanniques (soldats professionnels), de guerriers autochtones et de quelques miliciens canadiens qui étaient tenus par la loi de s’enrôler. Des batailles importantes ont lieu dans cette région, notamment la bataille des Hauteurs-de-Queenston (1812); les batailles de Stoney Creek, de Moraviantown (sur la rivière Thames) et de la Ferme Crysler (1813); et enfin la bataille de Lundy’s Lane (1814).
Les Américains s’emparent de la capitale, York, à deux reprises. Lorsqu’ils la pillent et la brûlent au printemps 1813, les Britanniques répliquent en envahissant Washington et en y brûlant des édifices publics importants, y compris une résidence qui, à partir de ce moment, a été de plus en plus connue sous le nom de « Maison-Blanche ». Au cours de l’automne 1814, les habitants de la vallée de la Thames ne pouvaient qu’observer avec horreur et désespoir les raids des Américains qui venaient saccager leurs maisons et leurs fermes, réduisant à néant leurs efforts de colonisation et leur gagne-pain. Malgré tout, les Américains ne sont jamais parvenus à contrôler vraiment quelque partie du territoire britannique que ce soit. Il leur était trop difficile d’approvisionner les troupes si loin des États-Unis, et les ravages des maladies faisaient de la vie dans les camps un enfer. La guerre s’est plutôt transformée en une série de raids américains dans l’Amérique du Nord britannique, suivis d’une série de retraites dans la république.
La population du Haut-Canada n’était vraiment pas enthousiaste à l’idée de participer à la guerre, mais ce projet bénéficiait d’un peu plus de soutien dans le Bas-Canada. Les dirigeants de l’Église et les professionnels désiraient manifester leur loyauté envers les Britanniques, et ils ont donc activement encouragé les hommes à s’enrôler dans la milice. L’officier Charles de Salaberry a obtenu le commandement d’une troupe d’infanterie légère, les Voltigeurs, qui s’est illustrée lors de la bataille de Châteauguay, à l’automne 1813, mettant fin aux tentatives des Américains d’envahir le Canada par la voie du lac Champlain et de la rivière Richelieu.
Au fil des ans, il s’est accumulé, au Canada et aux États-Unis, tant de légendes locales, de croyances populaires et d’analyses de salon sur la guerre de 1812 que la plupart des ouvrages historiques contemporains rédigés par des spécialistes traitent autant de ces légendes que des faits. Des groupes d’intérêts des deux côtés de la frontière ont fait valoir leurs propres versions de la guerre afin d’exalter la fibre patriotique. Au Canada, le Pacte de famille commence à diffuser sa version de la guerre peu de temps après la fin du conflit. Plus tard au cours du XIXe siècle, des sociétés d’histoire locales ontariennes décrivent la guerre de manière à mettre en valeur la loyauté à l’égard de l’Empire britannique, alors qu’un groupe de défense des droits des femmes célèbre le rôle de celles-ci pendant le conflit. Aux États-Unis, la commémoration de la guerre de 1812 constitue un moyen d’unifier la nation après la dévastation de la guerre de Sécession. L’histoire a été écrite, réécrite et manipulée pour répondre aux besoins et aux objectifs du moment.
La guerre a fait des héros dans les deux camps. Du côté des Américains, on compte les officiers de marine James Lawrence (« N’abandonnez pas le navire »), Oliver Perry (la bataille du lac Érié), Andrew Jackson (la bataille de la Nouvelle-Orléans) et Dolley Madison. Du côté des Canadiens, il y a le général britannique Isaac Brock, l’officier canadien-français Charles de Salaberry et Laura Secord. Les deux camps tiennent en haute estime Tecumseh, le chef shawnee. L’oncle Sam et l’hymne national The Star-Spangled Banner représentent deux héritages importants pour les Américains. Les deux camps attribuent les victoires aux simples citoyens enrôlés dans la milice. Et, bien sûr, les deux camps prétendent avoir remporté le conflit : les Américains parce qu’ils ont forcé la Grande-Bretagne à reconnaître leur nation, et les Canadiens parce qu’ils ont repoussé l’invasion américaine.
Des historiens contemporains plus pondérés font remarquer que la milice canadienne a joué un rôle relativement mineur dans cette guerre et que les volontaires américains, sans entraînement et mal équipés, gênaient les soldats d’expérience plus qu’ils ne les aidaient. Des problèmes de commandement et de mauvaises stratégies ont nui aux deux camps. Les colonies des Maritimes et quelques personnes du Haut-Canada ont grandement profité de la guerre financièrement, tandis que les colons des districts de l’ouest du Haut-Canada ont payé un terrible prix : on a détruit leurs maisons et leurs cultures pour empêcher l’approvisionnement en vivres des troupes canadiennes et américaines. Les habitants du Haut-Canada ont été particulièrement déchirés par des allégeances opposées, certains combattant même activement aux côtés des Américains.
Mais ce sont peut-être les peuples autochtones qui ont le plus souffert. Les nations autochtones à l’ouest des Appalaches s’étaient battues pendant longtemps avant que la guerre de 1812 n’éclate pour freiner l’expansion territoriale des Américains. Les Autochtones avaient signé des traités douteux et cédé des terres, et leurs économies et sociétés commençaient à décliner. C’est dans ce contexte difficile que se trouvaient deux frères shawnees, Tecumseh et Tenskwatawa. L’un était politicien et guerrier, l’autre, un chef spirituel visionnaire. Ils proposaient la création d’une grande confédération des nations autochtones pour renforcer leur position contre les Américains. Alors que la menace d’une guerre avec les Américains se profilait à l’horizon, Tecumseh a rencontré le lieutenant-gouverneur Francis Gore et le général Isaac Brock et déterminé que son peuple gagnerait à conclure une alliance avec les Britanniques, qui promettaient de reconnaître les revendications territoriales autochtones une fois la guerre remportée. Les guerriers de Tecumseh ont grandement appuyé l’effort de guerre au début du conflit. Malheureusement, Tecumseh a été tué au cours de la bataille de Moraviantown (sur la rivière Thames) le 5 octobre 1813, et les autres membres de la confédération ne sont pas parvenus pas à réaliser son rêve.
L’autre grande contribution des Autochtones à l’effort de guerre britannique provient de John Norton, ancien soldat britannique de descendance écossaise et cherokee que Joseph Brant, des Six-Nations de la rivière Grand, avait désigné comme son successeur. Brant, qui avait contribué à enrôler un certain nombre de guerriers de New York dans l’armée britannique au cours de la Révolution américaine, était mort en 1807. Norton a continué d’appuyer les Britanniques en échange de leur soutien sur certaines questions qui touchaient les Six-Nations. Norton a rallié un redoutable groupe de guerriers des Six-Nations qui ont joué un rôle important au cours des batailles des Hauteurs-de-Queenston et de Lundy’s Lane. Un autre groupe de guerriers de Kahnawake et d’autres villages du Québec ont également épaulé les forces britanniques en échange de promesses.
Bien que le Traité de Gand (ratifié par les Américains le 16 février 1815) ait essentiellement établi un retour au statu quo ante bellum, il serait injuste de conclure que la guerre n’a rien changé. Les négociateurs britanniques ont abandonné leurs demandes initiales voulant que les Américains accordent un territoire aux Autochtones en Ohio. Après la guerre, les Américains ont tout simplement continué leur programme d’expulsion des Autochtones et d’expansion de leur territoire. Les habitants du Haut-Canada, qui avaient été témoins du pillage et de l’incendie de leurs villages par les Américains, n’auront plus jamais de compassion pour leurs agresseurs; une nouvelle frontière mentale venait de s’ériger. Avec le temps, bien sûr, une nouvelle frontière réelle a été dessinée le long du 49e parallèle.
Dans le contexte de ses projets de célébration du bicentenaire de la guerre, le gouvernement canadien nous dit que le conflit constitue un moment important dans l’édification de la nation canadienne et le début d’une « fière tradition militaire ». De toute évidence, l’intention du gouvernement, comme ce fut le cas avec toutes les autres commémorations précédentes de la guerre de 1812, est d’attiser la fibre patriotique. La différence, cette fois, c’est qu’on tente d’y associer davantage les diverses régions, ethnies et cultures. On veut accorder autant d’importance aux militaires d’aujourd’hui qu’aux exploits de nos ancêtres. Et ceux qui organisent la commémoration du bicentenaire doivent tenter de trouver un équilibre entre l’antiaméricanisme d’antan et les intérêts politiques et commerciaux proaméricains d’aujourd’hui. C’est une lourde tâche, mais l’histoire de la guerre de 1812 s’est toujours révélée d’une infinie élasticité.
Comme l’a écrit le grand historien militaire canadien C. P. Stacey en 1958, la guerre de 1812 est l’une de ces périodes de l’histoire qui rend tout le monde heureux, puisque chacun peut l’interpréter comme il l’entend :
Les Américains la considèrent principalement comme une guerre navale où l’orgueil de l’impératrice des mers a été piétiné […] Les Canadiens la considèrent avec autant de fierté comme une guerre défensive où leurs braves ancêtres ont repoussé, côte à côte, les forces massives des États-Unis, empêchant le pays d’être conquis. Enfin, ce sont les Anglais qui se réjouissent le plus, parce qu’ils ne se sont même pas aperçus qu’elle avait eu lieu.