D’autres changements sont nécessaires aux règles de succession

Article 4 / 12 , Vol 36 No 2 (Été)

D’autres changements sont nécessaires aux règles de succession

Les auteurs soutiennent que, depuis le Statut de Westminster de 1931, le Canada a élaboré son propre processus de révision de la Constitution. Comme les règles régissant l’accès au trône sont fondamentales pour la Constitution, leur modification doit se faire selon ce processus. La Loi de 2013 sur la succession au trône est un premier pas important, mais il ne satisfait pas aux exigences constitutionnelles actuelles du Canada.

Ce n’est pas l’objet de la Loi adoptée par le Parlement du Canada qui est contesté : les Canadiens approuvent dans l’ensemble, comme les citoyens des autres royaumes de Sa Majesté, cette modification des règles de succession, et c’est pourquoi elle a été adoptée à l’unanimité à la Chambre des communes et au Sénat.

Le problème, c’est plutôt ce que la Loi ne fait pas. En effet, elle accorde un soutien moral au Parlement du Royaume-Uni, mais celui-ci n’en a pas besoin, juridiquement parlant, pour modifier les règles de succession au Royaume-Uni. En fait, l’assentiment du Canada à une loi britannique ne change pas en soi les règles de succession au pays. Bref, la Loi représente un premier pas acceptable, en ce sens qu’elle confirme l’appui du Canada aux changements, mais elle ne saurait suffire.

Ceux qui croient que cette loi suffit en soi partent des postulats suivants :

(1) la Loi respecte les précédents de 1937, 1947 et 1953;

(2) bien que le préambule1 de la Loi affirme la distinction entre la Couronne du Canada et la Couronne du Royaume-Uni, le gouvernement soutient que le souverain du Royaume-Uni est automatiquement celui du Canada en vertu du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867;

(3) il n’existe aucune loi canadienne sur la succession;

(4) en conséquence, la succession est déterminée uniquement par la loi du Royaume-Uni.

Or, aucun de ces postulats ne résiste à la confrontation avec les faits de l’histoire du Canada, l’évolution de la Constitution et le droit. D’ailleurs, sur les quatre principaux et plus anciens royaumes de Sa Majesté, trois (le Royaume-Uni, l’Australie et la Nouvelle-Zélande) ont déterminé qu’ils devaient changer leurs lois nationales; seul le Canada fait bande à part.

Examinons ces « précédents » de 1937, 1947 et 1953. Loin de leur correspondre, la Loi de 2013 sur la succession au trône en est fondamentalement différente, parce qu’elle approuve une loi britannique dont elle reconnaît la non-applicabilité au Canada.

Lorsque le roi Édouard VIII a abdiqué en 1936, le gouvernement du Canada a pris un décret requérant et acceptant l’incorporation de la loi britannique au droit canadien. Si le Parlement du Royaume-Uni n’avait pas exercé ce pouvoir — qu’il a perdu en 1982 —, l’abdication du roi aurait été sans effet au Canada2. C’est donc dire que la Loi concernant la succession au trône de 1937 n’a pas simplement exprimé l’assentiment à l’adoption de la loi britannique : elle a complété et confirmé la demande et l’acceptation originelles, par le gouvernement du Canada, de l’incorporation de cette loi britannique au droit canadien. Or, la Loi de 2013 ne peut remplir le même rôle, parce que la formule de consentement n’est plus la même aux termes de la Loi constitutionnelle de 1982.

En 1947, le Parlement canadien n’a aucunement donné son assentiment à une loi du Parlement du Royaume-Uni : il l’a accordé directement au roi, qui souhaitait changer sa désignation et ses titres royaux. Les parlements du Royaume-Uni et des autres royaumes ont, de même, signifié leur acceptation au roi. Ce dernier a alors proclamé le changement au nom de tous ses royaumes en même temps.

En 1953, signe d’une reconnaissance accrue de la divergence des royaumes, le Parlement du Canada a donné son accord à une nouvelle désignation et à de nouveaux titres royaux. Cet accord a été donné directement à la Reine, à titre non pas de reine commune au Commonwealth, mais uniquement de reine du Canada. Les autres royaumes, de même, ont agi unilatéralement, et le Parlement du Royaume-Uni n’a joué aucun rôle dans le processus canadien.

Depuis 1931, année où le Statut de Westminster a reconnu l’égalité du Canada et des autres royaumes avec le Royaume-Uni, il n’est donc jamais arrivé que le Parlement du Canada ait donné son assentiment à une loi britannique concernant la Couronne du Canada sans qu’elle soit incorporée au droit canadien3.

Deuxième point : est-il vrai que le souverain du Royaume-Uni est d’office celui du Canada? En 1936, le roi Édouard VIII a fait parvenir au gouvernement du Canada un instrument d’abdication signé de sa main qui était distinct de celui envoyé au gouvernement britannique. Qui plus est, il l’a acheminé directement au gouverneur général, sans passer par le gouvernement britannique4. En 1952, le Conseil privé de la Reine pour le Canada a proclamé la reine Elizabeth II souveraine du Canada avant qu’elle soit proclamée souveraine du Royaume-Uni. Aucune de ces démarches n’aurait été possible si le souverain du Royaume-Uni était d’office celui du Canada, au lieu d’être déterminé par le droit canadien.

De plus, il n’est pas vrai que le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 affirme que la reine du Royaume-Uni est automatiquement la reine du Canada. On n’y trouve même pas mention de la reine du Canada, puisque les provinces britanniques d’Amérique du Nord qui ont été fédérées en dominion colonial autonome en 1867 étaient des provinces coloniales. Personne ne prévoyait que la Couronne unique de 1867 se multiplierait au XXe siècle en 16 couronnes du Commonwealth. Ce que dit plutôt le préambule, c’est que le Canada est assujetti à la souveraineté du Royaume-Uni. Il faut donc conclure que ce préambule, sous l’effet de l’évolution constitutionnelle et de la législation, signifie aujourd’hui que le Canada est assujetti à sa propre Couronne; sinon, il faudrait admettre que le Canada est encore une colonie relevant de la Couronne du Royaume-Uni. De même, si on ne reconnaît pas que la Couronne du Royaume-Uni, par évolution constitutionnelle, est devenue à tous égards la Couronne du Canada, on en est réduit à nier l’existence de celle-ci. En effet, contrairement à ce que certains supposent, aucune loi canadienne ni britannique n’a créé de « Couronne » canadienne distincte qui serait déterminée par la Couronne du Royaume-Uni ou assujettie à celle-ci.

En 1949, le Parlement du Royaume-Uni a adopté l’Acte de l’Amérique du Nord britannique (n° 2), 1949, qui a ajouté à l’article 91 de l’Acte de 1867 une nouvelle catégorie 1. Ce changement conférait à Ottawa le pouvoir de réviser la Constitution du Canada dans tous les domaines relevant du Dominion. En 1953, le Parlement du Canada a invoqué ce nouveau pouvoir pour, dans les faits, modifier rétroactivement le préambule de l’Acte de 1867. En effet, la Loi sur la désignation et les titres royaux de 1953, dont le préambule précisait que « les mesures nécessaires [seraient prises] en vue d’obtenir l’agrément constitutionnel », a changé la Loi d’interprétation de manière à ce que le terme « la Couronne », dans toutes les lois en vigueur au Canada, ait désormais le sens de « Couronne du Canada ». Ce n’était donc plus la définition du souverain et du Parlement du Royaume-Uni qui comptait, mais celle du souverain et du Parlement du Canada.

Le ministre, lors de sa comparution devant le Sénat, a cité Louis St-Laurent, qui a déclaré à la Chambre des communes en 1953 que le souverain du Royaume-Uni était reconnu comme souverain du Canada. Mais M. St-Laurent avait immédiatement ajouté : « Il ne s’agit pas d’une position distincte5 », précision essentielle pour comprendre son assertion. Car, si la charge de reine du Canada est distincte de celle de reine du Royaume-Uni, l’opinion du premier ministre perd sa validité. Or, en 2013, il est clairement compris — et c’est la position du gouvernement et du Parlement du Canada depuis des décennies — que la charge de reine du Canada et celle de reine du Royaume-Uni sont, en effet, distinctes, bien qu’elles soient assumées par la même personne. Cette compréhension découle de l’évolution constitutionnelle du Canada, particulièrement après l’adoption de la Loi de 1953, évolution dont le point culminant est le rapatriement de la Constitution en 1982.

Les changements aux lois de succession ont un impact bien plus grand sur la charge que sur la personne du souverain, puisqu’ils visent la libéralisation de l’accès au trône. Il incombe donc à chacun des royaumes de la reine d’édicter cette libéralisation, selon ses propres dispositions de modification.

Mais y a-t-il une loi de succession à modifier au Canada? La Cour supérieure de l’Ontario, dans une décision de 2003, confirmée par la Cour d’appel de l’Ontario en 2005, a soutenu que l’Act of Settlement et les autres dispositions régissant la succession font bien partie du droit constitutionnel du Canada, selon le principe du droit admis. En outre, la Loi concernant la succession au trône de 1937, en incorporant aux lois du Canada les modifications de 1937 aux lois de succession, a créé un loi de succession canadienne, s’il n’en existait pas déjà en vertu du droit admis.

Par conséquent, tant que les lois du Canada régissant la succession au trône ne seront pas modifiées, soit par le Sénat et la Chambre des communes, conjointement avec les assemblées législatives des provinces, aux termes de l’alinéa 41a) de la Loi constitutionnelle de 1982, soit par le Parlement du Canada, unilatéralement, en application de l’article 44, les règles de succession au trône du Canada resteront inchangées nonobstant l’adoption de la Loi de 2013 sur la succession au trône, et ce, bien que les règles sur l’accès au trône aient été changées par le Royaume-Uni et les autres royaumes du Commonwealth.

Il est donc réellement possible qu’un jour, le membre de la famille royale qui monte sur le trône du Canada soit différent de celui qui succède au trône du Royaume-Uni. Ce ne seraient alors plus seulement les charges qui seraient distinctes, mais les personnes, contre ce qu’affirme le gouvernement actuel du Canada.

Notes

1 « Attendu […] que les représentants des royaumes dont Sa Majesté est la souveraine ont convenu, le 28 octobre 2011, de modifier les règles de succession et de possession visant leur couronne respective […] »

2 Le décret PC 3144 du Conseil privé du Roi pour le Canada, daté du 10 décembre 1936, se lit comme suit :

« (a) Que l’adoption de la loi par le Parlement de Westminster, à la suite de l’abdication volontaire de Sa Majesté le Roi, pourvoyant à sa ratification, à la vacance royale qui en est découlée, à la succession au trône, et déclarant que le Canada a demandé l’adoption de cette loi et y a consenti, soit approuvée;:

(b) Que la loi projetée, en autant qu’elle s’applique au Canada, devra se conformer autant que possible au bill ci-joint;

(c) Que la législation, telle que décrite, devra être soumise au Parlement du Canada, aussitôt après l’ouverture de la prochaine session, de façon à permettre au Parlement du Canada de prendre les dispositions exigées par les prescriptions du Statut de Westminster;

(d) Que l’on informe le gouvernement de Sa Majesté pour le Royaume-Uni des dispositions prises. »

3 La différence entre les assentiments donnés par le Parlement du Canada en 1937, 1947 et 1953 ressort clairement du libellé des lois elles-mêmes.

a) Loi concernant la succession au trône de 1937, article 1. « Est par les présentes approuvée la modification apportée à la loi concernant la succession au trône, énoncée dans la loi du Parlement du Royaume-Uni intitulée: Loi sur la déclaration d’abdication de Sa Majesté (1936). »

La seconde annexe de la loi canadienne reprend le texte de la loi britannique : « Considérant que, sur communication de ces affirmation et désir de Sa Majesté, faite à Ses Dominions, le Dominion du Canada, conformément aux dispositions de l’article quatre du Statut de Westminster (1931), a demandé l’adoption de la présente loi et a consenti à cette adoption […] À ces causes les dispositions suivantes ont été édictées […]. »

b) Loi de 1947 sur les titres royaux (Canada); article 2. « Le parlement du Canada donne, par les présentes, son assentiment à l’omission des expressions « Indiae Imperator » et « empereur des Indes » dans les titres royaux. »

c) Loi sur la désignation et les titres royaux de 1953; article 1. « L’assentiment du Parlement du Canada est par les présentes donné à la publication, par Sa Majesté, de sa proclamation royale sous le grand sceau du Canada, établissant la désignation et les titres royaux suivants pour le Canada, savoir […]. »

4 « Monsieur l’Orateur, j’ai reçu de Son Excellence le Gouverneur général un message de sa ci-devant Majesté, le roi Édouard VIII, en date du 10 décembre 1936, et l’acte d’abdication d’Édouard VIII qui porte la même date.

Ce message fait part de la décision définitive et irrévocable prise par sa ci-devant Majesté de renoncer au trône sur lequel il était monté à la mort de son père et contient l’acte d’abdication signé ce jour-là par le roi Édouard VIII. Les originaux de l’acte d’abdication et du message, portant l’un et l’autre le seing de sa ci-devant Majesté, ont été, sur l’ordre du roi Édouard VIII, envoyés sous pli du palais de Buckingham le 10 décembre 1936 à Son Excellence le Gouverneur général.

Le texte de l’acte d’abdication et du message de Sa ci-devant Majesté a été transmis par câblogramme à Son Excellence le Gouverneur général le matin du 10 décembre 1936 et Son Excellence l’a communiqué immédiatement à ses ministres.

J’ai sous la main le texte original de l’acte d’abdication et du message. À moins que les membres du Sénat ou des Communes ne désirent qu’il en soit autrement, j’ai l’intention de le déposer au bureau du conseil privé où il sera en sûreté. » William Lyon Mackenzie King, dans Canada, Chambre des communes, Débats, 14 janvier 1937.

5 Canada, Chambre des communes, Débats, 2 février 1953.

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