Il est temps d’envisager l’abolition du Sénat
Le 6 novembre 2013, l’Assemblée législative de la Saskatchewan a voté pour l’abrogation de la Senate Nominee Election Act, concernant la sélection des candidats sénatoriaux. Immédiatement après le vote, le premier ministre a présenté une motion demandant que l’Assemblée législative de la Saskatchewan appuie l’abolition du Sénat du Canada. Après les discours du premier ministre, du chef de l’opposition et d’autres députés sur la motion, le leader du gouvernement à la Chambre a demandé au Président de transmettre une copie de la motion et du compte rendu textuel au premier ministre du Canada et aux chefs des partis d’opposition à la Chambre des communes, ainsi qu’au premier ministre de chaque province et territoire. Le présent article est une version légèrement abrégée du discours du premier ministre sur la motion.
Nous sommes sur le point de débattre d’une question importante, ici, à l’Assemblée législative. Il ne s’agit pas de l’enjeu le plus important pour la Saskatchewan. En fait, pour la plupart des gens, il ne figurerait même pas dans le top 20. Nous ne perdrons donc pas notre temps à discuter de la nature bicamérale du gouvernement fédéral et s’il faut la changer. Toutefois, nous allons faire, je crois, une importante déclaration, non seulement aux citoyens de la province que nous représentons, pour qui nous travaillons, mais aussi au reste du pays, pour leur laisser savoir que la province de la Saskatchewan, après mûre réflexion — sans aucun lien avec les déboires actuels au Sénat, même si la situation nous éclaire quelque peu — en est arrivée à ce qui pourrait être la meilleure solution pour le pays en ce qui concerne le parlement bicaméral.
Les chambres hautes existent depuis longtemps au pays, non seulement à l’échelle nationale, mais aussi à l’échelle sousnationale. Je pense qu’il serait intéressant de faire un tour d’horizon de l’histoire — parfois très courte — de ces chambres hautes provinciales.
En 1876, le Manitoba a aboli sa chambre haute. La même année, toujours en 1876, la province de l’Ontario a aussi aboli son sénat. Le NouveauBrunswick, lui, l’a fait en 1892, l’ÎleduPrinceÉdouard en 1893 et la NouvelleÉcosse en 1928. À TerreNeuveetLabrador, les conseils législatifs ont été suspendus en 1934, mais lorsque la province a fait son entrée dans la Confédération, en 1949, ils ont formé une chambre monocamérale, sans sénat. De toute évidence, on avait décidé qu’une chambre haute n’était pas nécessaire pour défendre les intérêts de la population de TerreNeuve-etLabrador. La dernière province à se défaire d’un conseil législatif ou d’une chambre du sénat a été la province de Québec, en 1968.
Je ne vais pas trop m’attarder aux raisons qui ont motivé la décision de chaque province, mais, si vous me le permettez, j’aimerais parler de la NouvelleÉcosse parce que, selon moi, il y a des parallèles à faire avec la situation actuelle qui pourraient éclairer le débat. On se rend compte qu’il est difficile — ne nous faisons pas d’illusions — de se défaire de la chambre haute.
La chambre haute de la NouvelleÉcosse existait depuis 1838. Après la Confédération, le conseil législatif se faisait de plus en plus qualifier d’inutile, de dispendieux et d’anachronique. Fait intéressant, la population de la NouvelleÉcosse, du moins en grande partie, en est venue à la conclusion que la chambre haute était un anachronisme. La pression s’est donc accentuée pour que le conseil législatif soit aboli et il a fallu près de 50 ans — voilà l’élément qui pourrait refroidir les ardeurs de ceux qui pensent que tout se fait rapidement — pour que les politiciens de la NouvelleÉcosse se défassent véritablement du sénat.
Les conservateurs du premier ministre Rhodes, qui ont succédé à un régime libéral en place depuis quatre décennies, ont tenté d’offrir une indemnité de départ généreuse aux sénateurs provinciaux. Ce fut un échec. Ils ont donc concocté une solution inédite. Le premier ministre de l’époque a tout simplement commencé à nommer des sénateurs qui étaient pour l’abolition du Sénat et ceux-ci ont voté pour leur propre élimination.
Force est d’admettre que nous avons des exemples de l’abolition des sénats à l’échelle provinciale. Je suis conscient que ces cas ne s’apparentent pas entièrement au cas qui nous occupe aujourd’hui, mais ils sont du moins instructifs et, je pense, informatifs.
Qu’en est-il de l’histoire de notre propre chambre haute : le Sénat canadien? Il est intéressant de se rappeler les paroles du tout premier premier ministre, Sir John A. Macdonald, qui disait : « À la Chambre haute, l›égalité numérique devrait servir de fondement; à la Chambre basse, la population devrait servir de fondement. »
À l’époque, toutefois, la définition d’égalité n’était pas l’égalité des unités sousnationales. Ce n’est pas ce à quoi il faisait référence. On disait que le Sénat représentait l’égalité dans le pays puisque, si la Chambre représentait la population, le Sénat, lui, représentait les régions. À l’époque, je crois qu’il s’agissait probablement d’une mesure raisonnable de l’égalité.
Par la suite, toutefois, des provinces comme la Saskatchewan et l’Alberta ont fait leur entrée dans la famille nationale. En fin de compte, après l’entrée de TerreNeuveetLabrador en 1949 et du Nunavut en 1999, nous nous sommes retrouvés dans une situation étrange. Le principe d’égalité reposait sur l’égalité des régions, où une région comme l’Ouest canadien aurait pour ainsi dire le même nombre de représentants à la chambre haute que la région de l’Ontario. Or, nous savons très bien que l’Ontario n’est pas une région, mais une province.
Je pense que le Sénat a perdu l’occasion d’être une organisation vraiment égale. Si la Chambre des communes est représentative de la population, le Sénat, en principe, devrait être représentatif des unités, des unités sousnationales, c’est-à-dire des provinces, de la Confédération. Je ne crois pas que ce soit encore le cas de nos jours.
Que disait Sir John A. Macdonald à propos de l’efficacité de la chambre haute? Il disait : « Elle ne serait d’aucune utilité si elle se bornait à sanctionner les décrets de la Chambre basse. » Il voulait qu’elle soit plus qu’une simple chambre servant à entériner les décrets de la chambre basse. Elle devait être plus qu’un tampon d’approbation.
Nous savons que le rôle du Sénat au cours de ces longues décennies s’est pratiquement résumé à cela, ce qui s’explique partiellement par le fait que les sénateurs font partie de leur caucus parlementaire respectif. Ils font partie d’un caucus du gouvernement. Ils font partie d’un caucus de l’opposition. Et, pour la plupart, ils votent selon la ligne de parti de ces caucus. Ils ne peuvent donc même pas représenter les régions, même si on pense à l’égalité des provinces, aussi bien que s’ils étaient indépendants. Voilà un premier argument. Le second, c’est qu’ils ne sont pas très efficaces puisqu’ils ne sont en fait que des tampons d’approbation, étant donné que les sénateurs de la même allégeance que le gouvernement votent avec le caucus du gouvernement.
Ces deux arguments font en sorte que le Sénat ne répond pas aux critères d’égalité, comme on l’entend aujourd’hui, c’est-à-dire que chaque province est représentée également. Il ne répond pas aux critères d’efficacité non plus. Le Sénat a fait d’importantes choses. Il ne s’agit pas ici de critiquer les personnes ayant siégé au Sénat. Il reste qu’il faut se demander si le travail qu’ils ont fait que nous considérons comme valable et important aurait pu être accompli sans le Sénat. Nous avons déjà parlé de la capacité du Sénat à faire des études importantes sur certains dossiers et à en faire rapport aux Canadiens d’une façon réfléchie et profonde. Je crois bien que les provinces y arrivent malgré leur régime monocaméral, et que la Chambre des communes pourrait le faire avec ses comités, grâce à la capacité du premier ministre et du Cabinet à créer des commissions royales. Il est possible d’avoir une discussion réfléchie et de faire un second examen objectif, ce qu’on clame souvent être l’une des qualités du Sénat.
En somme, si l’institution ne fonctionne pas vraiment selon le principe d’égalité décrit par Sir John A. MacDonald et qu’elle ne fonctionne pas non plus en termes d’efficacité, il faut se demander s’il est utile de défendre le statu quo, s’il faut le maintenir ou s’il faut trouver une nouvelle solution.
J’ai entendu des commentaires constructifs jusqu’à maintenant dans le débat. Nous en avons eu dans notre propre parti. Cette motion représente une évolution dans la politique de notre parti. En fait, nous avons sondé nos membres il y a quelques mois, fin du printemps, début de l’été : 3 727 bulletins de vote ont été retournés, 3 216 ont voté pour l’abolition, soit 87 %. C’est pourquoi nous avons changé notre position. Bien entendu, au cours des discussions et du débat, de très bonnes questions ont été posées par les membres du parti, mais par la population, parce que nous voulons être sûrs de présenter l’opinion de la population de la province et pas seulement celle des membres du parti.
J’ai remarqué que certains se demandent ce qui se passerait au pays si un premier ministre ou un gouvernement fédéral voulait, pour quelque raison que ce soit, appliquer des politiques particulièrement dommageables pour une région, comme l’Ouest canadien, par exemple? Sans Sénat, perdrons-nous une dernière ligne de défense? Je pense qu’il est important de revoir notre propre histoire en se posant la question, puisqu’il est déjà arrivé que le gouvernement fédéral prenne des mesures dommageables pour une région. Nous n’avons pas encore oublié, dans notre coin de pays, le Programme énergétique national du premier ministre Trudeau, qui a été très dommageable pour l’Ouest canadien.
Je suis certain qu’il y a eu des sénateurs, à l’époque, qui se sont élevés contre ce programme, mais je ne saurais les nommer. Voici un nom dont je me souviens, par contre : Peter Lougheed. Quand je pense à cette lutte contre le Programme énergétique national, c’est le nom d’un premier ministre provincial qui me vient en tête. Ce qui s’est produit, c’est que les provinces ont dû combler le vide laissé par le Sénat. Peut-être John A. MacDonald voulait-il un Sénat égal, peut-être le voulait-il efficace, mais à cause des votes dirigés par les whips des partis et la ligne de parti, en raison de la nature des nominations au Sénat et parce que ce dernier représente les régions, non les provinces, le contrepoids réel du gouvernement fédéral est formé des gouvernements provinciaux du pays.
Certains diront que Peter Lougheed n’a pas pu stopper le Programme énergétique national. Mais est-ce bien le cas? L’Ouest canadien, je pense, a été entendu par un parti national qui a pris part à l’élection suivante. Et parce que la Chambre des communes est élue et responsable, le gouvernement Trudeau a été défait, la population a élu un gouvernement conservateur à la place et ce gouvernement a mis fin au Programme énergétique national. Le programme n’a pas été stoppé sur-le-champ, mais cette voix provinciale dans la Confédération, et non le Sénat, s’est avérée être le contrepoids d’un gouvernement interventionniste ayant pris des mesures contre une région qui s’était opposée fortement aux positions adoptées par ce gouvernement.
Je crois donc pour conclure que tous s’entendent pour dire que le statu quo n’est pas une option. Il n’y a vraiment que quatre options, et je les aborderai rapidement, puis je cèderai la parole au chef de l’opposition, qui en est venu aux mêmes conclusions bien avant moi.
La première option serait une réforme complète du Sénat triple E. La deuxième est un Sénat légèrement réformé ou graduellement réformé. Nous avons vu des tentatives de raccommodage, et je félicite le gouvernement fédéral d’avoir essayé. La troisième option est l’abolition, et la quatrième est l’abolition dans le but de remplacer l’institution pour une autre qui pourrait fonctionner.
Pour ce qui est de la première option, je pensais avant qu’il fallait militer pour une réforme significative du Sénat, en vue d’en faire un Sénat triple E. Je suis arrivé à la conclusion que cette option est impossible, que tout changement est difficile, mais celui-ci est impossible. Je n’ai jamais entendu un premier ministre d’une province populeuse, depuis le peu de temps que je suis en fonction, qui appuyait un Sénat triple E. Quoique dira la Cour suprême sur la formule d’amendement, tout changement nécessitera l’appui des provinces les plus peuplées.
Même dans les moments où ces provinces ont été les plus généreuses concernant le Sénat, c’estàdire dans l’Accord du Lac Meech — grâce aux premiers ministres Peterson, de l’Ontario, et Bourassa, du Québec — où elles étaient prêtes à céder sur le Sénat, ce n’était pas pour envisager un Sénat triple E. Je ne les blâme pas. Comment expliquer à vos citoyens l’abandon de l’un des avantages que vous avez dans une grande institution du Parlement?
Pourquoi pas un Sénat légèrement réformé, où quelques sénateurs sont élus et où on limite le mandat? Cette option pose quelques problèmes. De toute évidence, ce ne sont pas toutes les provinces qui éliront des sénateurs. En fait, presque aucune ne le fait. Que se passera-t-il alors? Nous nous retrouverons avec un Sénat hybride dont une minorité est élue, ce qui donne plutôt raison à une institution dont la grande majorité des membres seraient nommés de l’ancienne façon, par le parti au pouvoir. Autre problème avec l’option d’un sénat légèrement réformé, d’après ce que j’ai compris, c’est qu’il y a encore des nominations et que le mandat est très long.
Je pense que tous les membres de cette assemblée sont d’accord pour dire que nous sommes d’autant plus à notre affaire ici du fait que dans quatre ans, nous devrons affronter les patrons lors d’une élection. À quoi bon se forcer si on n’a pas de comptes à rendre lors d’élections, si on n’a pas à se présenter devant les électeurs et expliquer sa position sur l’acquisition de la potasse, ou pourquoi on a rempli tel formulaire, ou pourquoi on a tenu ces propos? Vous savez, une élection, c’est comme l’Action de grâce pour les dindes. Sauf que cette version hybride n’a pas d’Action de grâce. Elle n’a pas ce moment où l’on scrute vos actes et vos paroles.
Pour ce qui est de l’abolition, je pense qu’il convient de dire que la Chambre des communes possède les mêmes outils d’enquête que le Sénat, qu’elle peut prendre des pauses entre les projets de loi et qu’elle peut procéder à des consultations, tout comme le sénat. Et ses députés doivent rendre des comptes à la prochaine élection.
Je ne suis pas naïf, l’abolition serait difficile. Et voici pourquoi. J’ai entendu deux premiers ministres des provinces populeuses, l’ex-premier ministre McGuinty en Ontario et l’expremier ministre Campbell de la Colombie-Britannique, se prononcer pour l’abolition du Sénat. On ne peut présupposer de ce que la Cour suprême dira. Mais si elle dit qu’il faut suivre la formule des sept provinces qui totalisent 50 % de la population, nous avons peut-être la ColombieBritannique et l’Ontario de notre côté. C’est pourquoi je crois que l’abolition est plus probable que la réforme.
Enfin, il y a l’option d’abolir le Sénat afin de le remplacer par une autre institution. Je suis conscient que les gens sont très attachés au bicaméralisme. Je comprends bien le principe des freins et contrepoids. Ce qui se passe aux ÉtatsUnis, par exemple, avec la paralysie de l’État et leur incapacité de disposer d’un problème fiscal majeur est directement lié au principe des freins et contrepoids. Et quand on s’intéresse à la politique, il faut se demander quand trop c’est trop, qu’est-ce qui fait qu’on en arrive à une telle paralysie, où il est fondamentalement impossible de composer avec une crise existentielle au sein de son propre pays. Mais, il reste que je comprends bien les principes du bicaméralisme.
Dans le National Post du 4 juillet 2013, Ted Morton, de l’Alberta, écrivait : « Il serait peut-être préférable d’adopter une approche en deux étapes. D’abord, faire table rase et abolir le Sénat actuel. Ensuite, repartir à zéro et concevoir un nouveau modèle pour un Sénat élu qui pourrait être présenté aux Canadiens. » Je pense que si vous croyez qu’il s’agit d’une bonne option, vous pouvez appuyer la présente motion.
Andrew Coyne, commentateur bien connu au pays, a dit : « Tant que le Sénat demeure en place, la réflexion se poursuit. Il y aura trop d’intérêts en jeu, provinciaux ou autres, avec le statu quo. » Et j’ajouterais que les sénateurs eux-mêmes sont en tête de liste. Il poursuit :
« Une fois le Sénat éliminé, il serait peut-être plus facile de concocter un plan de réforme qui satisferait toutes les parties. Même si la tentative échoue, il faudrait au moins se défaire du Sénat dans sa forme actuelle, éviter au pays la gêne d’une chambre nommée, reconnue pour être partisane, même sans ses récentes ratées déontologiques, qui substitue ses souhaits à ceux des Communes élues démocratiquement. » (National Post, 19 juillet 2013). Ces propos me semblent sensés également.
Je crois donc que les seules véritables options parmi les quatre sont l’abolition et l’abolition en vue de repartir à zéro. Le statu quo n’est pas une option, c’est un anachronisme.
Un parlement monocaméral, soit la Chambre des communes, qui doit garder en tête la prochaine élection, avec tous les outils de consultation à sa disposition, peut-il être à la hauteur du gouvernement que les Canadiens méritent? Je pense que oui, surtout si la fédération compte des capitales provinciales fortes qui sont déterminées à défendre les intérêts de leur province respective, peu importe qui dirige à Ottawa. Ce modèle peut-il fonctionner au Canada? Bien sûr que oui! Mais il faudra se résoudre à passer à autre chose. Il faudra se résoudre à mettre le Sénat derrière nous, et c’est le message, j’espère, que la Saskatchewan envoie au reste du pays.
Il est temps de passer à autre chose. Il est temps de donner aux Canadiens la démocratie, le gouvernement responsable qu’ils méritent.