Analyse du rôle sexuel dans la représentation politique au Canada
On aborde généralement la question de la représentation politique des femmes au Canada sous l’angle des progrès accomplis. Malgré des avancées importantes, particulièrement au cours des dernières années, la représentation politique des femmes a pourtant également connu des périodes de stagnation. Dans cet article, l’auteure s’interroge sur la théorie de l’offre et de la demande relativement aux stratégies de recrutement de candidats. Elle affirme que la pénurie de candidates n’a rien à voir avec les préférences des électeurs, mais qu’elle relève plutôt du caractère partisan des processus de sélection, de l’influence des médias sur les normes sexuelles et du genre de préoccupations qui dominent le discours politique. Elle conclut en estimant que le modèle de l’offre et de la demande auquel obéit le recrutement politique contribue à faire comprendre les variations dans la sous-représentation politique des femmes au Canada.
Au cours des dernières années, la majeure partie des recherches sur la représentation des femmes en politique était axée sur le fait que de plus en plus de pays, soit maintenant plus de 100, adoptent des quotas par sexe comme moyen d’accroître le nombre de femmes dans les assemblées législatives1. Mais, en l’absence de tels quotas, comment les femmes se débrouillent-elles en politique? Dans quelle mesure, par exemple, la représentation politique des femmes varietelle au Canada, où il n’existe aucune exigence législative formelle quant au nombre minimum de candidates aux élections. Compte tenu de l’absence d’exigences formelles, quels critères principaux déterminent le moment et la pertinence de recruter des femmes en politique au Canada?
D’abord, pour mesurer le niveau national de représentation des femmes en politique, commençons par comparer leur nombre au sein de diverses assemblées législatives. À cette aune, la Chambre des communes du Canada compte 25,1 % de femmes, ce qui place le pays au 55e rang parmi les 189 pays faisant partie de la classification établie par l’Union interparlementaire, derrière des pays comme le Rwanda et le Sénégal (qui ont des quotas fondés sur le sexe) et la Suède et la Nouvelle-Zélande (qui n’ont en pas)2. Cependant, un tel classement nous en dit peu sur le recrutement des Canadiennes en politique au fil du temps, ce qui peut nous donner l’impression que les niveaux de représentation des femmes en politique ont connu une progression constante. Le graphique 1 présente le pourcentage de femmes élues à la Chambre des communes depuis 1917. En général, on constate une progression doublée d’une croissance accrue entre 1980 et 1997. Mais, en y regardant de plus près, on distingue également des périodes de stagnation, la plus récente s’étant produite entre 1997 et 2006. Ainsi, malgré les progrès à certaines échelles politiques, ceuxci n’ont pas toujours été constants et soutenus.
Il convient aussi de souligner que les plus grandes avancées sont parfois de courte durée. Citons notamment la parité récente entre les hommes et les femmes à la tête des provinces. En effet, la victoire de la libérale Kathleen Wynne lors de la course au leadership de 2013, en Ontario, a beaucoup retenu l’attention puisqu’elle portait à cinq, un record, le nombre de premières ministres canadiennes. La succession rapide de démissions ou de défaites de trois premières ministres peu de temps après Kathy Dunderdale, à Terre-Neuve-et-Labrador, Alison Redford en Alberta et Pauline Marois au Québec – a rapidement mis fin aux célébrations.
Que cette parité ait été atteinte au poste le plus élevé des provinces met en lumière un troisième élément à prendre en considération quant à la représentation des hommes et des femmes en politique au Canada : on ne peut se limiter à célébrer les victoires remportées au niveau supérieur puisqu’elles ne sont que la pointe de l’iceberg et qu’elles peuvent facilement nous détourner des problèmes plus profonds qui se cachent sous la surface. Comme je l’ai mentionné plus tôt, à l›heure actuelle, un siège sur quatreest occupé par une femme à la Chambre des communes. Si l’on examine le pourcentage de femmes siégeant dans les assemblées législatives provinciales, on constate qu’il ne dépasse pas les 40 % (voir le graphique 2). En fait, seules deux provinces (la Colombie-Britannique et l’Ontario) comptent plus de 30 % de femmes parlementaires. Fait plus important encore, trois provinces (la Saskatchewan, le Nouveau-Brunswick et Terre-Neuve-et-Labrador) en comptent moins de 20 %. Dans les cinq autres provinces, le pourcentage varie entre 20 et 30 %. Même un examen sommaire permet de conclure que la situation est meilleure dans certaines provinces que dans d’autres.
Puisque le vent peut tourner rapidement d’une élection à l’autre, il est impossible d’obtenir un portrait complet de la représentation des femmes en politique en se penchant seulement sur un moment particulier. Des recherches récentes sur le sujet révèlent des progrès lents et continus dans certaines provinces (Colombie-Britannique, Manitoba, Nouvelle-Écosse et Ontario), des sommets records suivis de déclins importants dans d’autres (Terre-Neuve-et-Labrador, Île-du-Prince-Édouard, Nouveau-Brunswick, Saskatchewan et Alberta), et des plateaux dans d’autres encore (Québec)3.
Comme en témoignent les variations selon le moment, l’ordre de gouvernement et la province, il est faux de croire à une progression naturelle de la représentation des femmes en politique. Comment expliquer, alors, que le succès n’aille pas de soi?
L’une des hypothèses, largement discréditée, est que la représentation des femmes dépend des préférences des électeurs, c’estàdire que les femmes sont moins susceptibles d’être élues que les hommes parce que les électeurs auraient une préférence pour ces derniers. Des études ont démontré que les électeurs sont tout aussi susceptibles d’appuyer les femmes que les hommes4. Les préférences des électeurs n’ont rien à voir avec la pénurie de femmes au sein des assemblées législatives canadiennes. Il faut trouver des explications ailleurs.
La théorie de l’offre et de la demande, présentée par Pippa Norris et Joni Lovenduski, est particulièrement utile pour comprendre les décisions relatives à la sélection et à la présentation de candidates en politique5. Selon cette théorie, les résultats de la sélection politique découlent de l’interaction de deux éléments distincts, soit la demande de candidats par les partis politiques et l’offre de candidats, qui fait suite à la décision d’une personne de se présenter aux élections. En tant que gardiens du processus électoral, les partis politiques jouent un rôle particulièrement important dans le choix des candidats, des chefs de parti et, indirectement, des membres du cabinet. Cependant, l’offre de candidats prêts à se lancer dans la course et capables de le faire est tout aussi importante. Les données recueillies à l’échelle mondiale le confirment, le processus de sélection fait en sorte que certaines catégories de personnes sont privilégiées lors du choix de candidats, et possiblement de parlementaires : c’est-à-dire les personnes d’âge moyen, érudites, issues de milieu aisé et de sexe masculin. Le processus n’est donc pas neutre; il reflète les différences présentes, d’une part, au sein de ces groupes dans le désir de se porter candidats et, d’autre part, dans le choix des gardiens du parti à l’égard du « meilleur » candidat. Les décisions s’interinfluencent aux deux plans: si un aspirant à un poste politique sent qu’un parti n’est pas susceptible ou désireux de l’accueillir comme candidat, il sera moins tenté de présenter sa candidature6. Pour comprendre les variations dans la représentation des femmes au Canada, il est essentiel d’examiner les différences chez les personnes chargées de la sélection et chez celles prêtes à se porter candidates.
Dans le contexte de la représentation des femmes en politique, il importe de se pencher sur les facteurs qui incitent ou non les partis à chercher des femmes comme candidates aux élections (la demande). Il faut aussi se pencher sur les raisons qui poussent les femmes à se présenter aux élections ou les en dissuadent (l’offre).
Du côté de la demande : les candidats que choisissent les partis
Du point de vue de la demande en matière de recrutement politique, on peut supposer que les partis politiques sont plus susceptibles de choisir des candidats présentant, selon eux, un risque électoral réduit. L’évaluation du risque, c’est-à-dire l’établissement des chances du candidat de remporter le siège, est surtout fondée sur une perception puisque les résultats électoraux sont rarement joués d’avance. L’évaluation de ce risque ouvre grand la voie à des hypothèses qui façonnent, directement ou indirectement, les chances des femmes d’être choisies comme candidates. Qui considèreton comme un candidat « convenable »? Quel type de candidat représente le « mieux » le parti? Estil possible de gagner les élections dans cette circonscription? Que cherchent les électeurs chez leur représentant? Qui, en bref, est le « meilleur » candidat?
Le système électoral est l’un des facteurs influençant les calculs stratégiques des partis puisqu’il présente des éléments incitatifs particuliers en matière de sélection de candidats. Les chances électorales de chaque parti dans une circonscription reposent sur un seul candidat. Le système du tout ou rien signifie que les partis politiques sont moins enthousiastes à l’idée de miser sur un inconnu qu’il ne le serait autrement, particulièrement dans les circonscriptions où le parti a de bonnes chances de remporter le siège. Il y a fort à parier que la perception du parti quant au candidat susceptible de gagner sera influencée par son sexe7; en se fondant sur les réseaux en place et les expériences passées, le parti choisira vraisemblablement la personne qu’il perçoit comme étant la plus susceptible de gagner. La scène politique canadienne continue d’être un milieu très masculin qui privilégie le pouvoir et la concurrence. Pour se conformer à cette réalité, les femmes doivent défier les idées préconçues quant à la façon dont elles devraient agir, c’estàdire comme des personnes compatissantes, prêtes à faire des compromis et axées sur les autres8. Les stéréotypes masculins, quant à eux, sont, notamment, d’avoir de l’assurance, d’être actifs et d’avoir une bonne confiance en soi, ce qui correspond directement avec les perceptions des principaux critères de mérite et de pertinence au monde politique. Les candidats masculins sont plus susceptibles de correspondre aux critères de perception simplement parce qu’ils se conforment aux normes associées à leur sexe.
Bien que la sélection de candidats soit souvent fondée sur le mérite, les critères particuliers associés à ce concept sont souvent difficiles à cerner et, par conséquent, il est facile de rationaliser les choix a posteriori. Norris et Lovenduski estiment que, pour évaluer un candidat, on a souvent le réflexe de généraliser en se fondant sur les caractéristiques d’une personne (p. ex., son sexe ou son ethnie) ou sur la volonté des électeurs d’appuyer le candidat aux urnes9. Les recherches de Cheng et Tavits confirment le rôle important que jouent les gardiens des partis dans la sélection des candidats10. En effet, en examinant les élections canadiennes de 2004 et de 2006, ils ont constaté que les femmes ont plus de chances d’être sélectionnées lorsque c’est une femme qui est présidente du parti dans la circonscription. Il importe de noter que l’effet ne doit pas nécessairement être direct. Selon Cheng et Tavits: « Même si les chefs ne sont pas directement responsables du processus de sélection de leur parti, ils peuvent, de manière informelle, inviter leurs candidats préférés à se présenter ou, encore plus indirectement, envoyer des signaux quant aux personnes qui sont les bienvenues et qui correspondent le mieux à l’élite du parti local en place11». Bref, en général, une personne appuie et recrute un candidat qui lui ressemble12.
Dans la même lignée que le concept de « caractère gagnant », il y a fort à parier que les partis choisiront des candidats qu’ils perçoivent comme ayant plus de mérite dans les circonscriptions où les résultats sont serrés, à cause de la grande probabilité de les faire élire. Par contre, dans les circonscriptions où la concurrence est moindre, les partis sont susceptibles d’adopter des critères de mérite moins rigoureux puisqu’ils n’accordent pas autant d’importance à leur choix de candidat. Le concept de l’agneau du sacrifice – des femmes choisies pour représenter des circonscriptions où le parti n’a pas beaucoup de chance de l’emporter – pourrait peut-être expliquer le nombre limité de femmes dans les assemblées législatives canadiennes. Jusqu’à récemment, toutefois, on ne trouvait pas beaucoup de données pour prouver cette pratique13. Cependant, comme l’ont démontré Thomas et Bodet, si l’on employait une méthode empirique plus dynamique pour mesurer le caractère concurrentiel des circonscriptions que par le passé, on pourrait prouver en partie l’hypothèse du concept de l’agneau de sacrifice à l’échelle fédérale au Canada. En effet, à l’exception du Bloc, les partis sont plus enclins à choisir des hommes pour les représenter dans les partis où ils estiment avoir des chances de l’emporter14. Si autant de femmes que d’hommes étaient présentées dans des circonscriptions où la concurrence est plus forte, la représentation des femmes en politique s’améliorerait nécessairement.
La propension à choisir des femmes lorsque la force électorale du parti est limitée repose sur les prédictions quant aux chances du parti de remporter les prochaines élections. Toutefois, les partis ne sont pas toujours en mesure de prédire leurs chances de façon précise. En cas d’erreur, il arrive parfois qu’un parti remporte une victoire électorale aussi écrasante qu’inattendue, ce qui peut entraîner une hausse importante de la représentation des femmes en politique15. Au Canada, pensons notamment à la victoire libérale au Nouveau-Brunswick en 1987, où le pourcentage de femmes à l’Assemblée législative est passé de 7 à 12 %16. Pensons aussi à la victoire du NPD en 1990, en Ontario, où le nombre de femmes à l’Assemblée législative a augmenté de 7 points de pourcentage au cours d’une seule élection, passant à 22 %, un niveau record qui s’est maintenu jusqu’en 200717.
Force est de conclure que les efforts du parti sont déterminants pour la représentation des femmes en politique. Il est vrai que le système uninominal majoritaire à un tour peut avoir un effet incitatif ou dissuasif, mais comme il ne varie pas d’une province à l’autre, il ne peut expliquer qu’en partie la variation entre les provinces. Par contre, le système électoral fait croître l’instabilité électorale. Ainsi, de légères variations du succès électoral peuvent entraîner de grandes variations dans la représentation des femmes, tant à la hausse qu’à la baisse, si les partis sont connus ou non pour choisir des femmes comme candidates. L’instabilité électorale réduit également la capacité des partis de prédire leur succès électoral, ce qui fait monter les enchères et, possiblement, nuit aux chances des femmes d’être choisies comme candidates si on les considère comme un risque.
Il convient également de souligner un autre facteur, soit que le régime des partis varie selon la province et l’ordre de gouvernement. Puisque les partis ne perçoivent pas tous de la même façon la nécessité d’adopter des mécanismes concrets pour améliorer le sort des groupes minoritaires comme les femmes, on peut supposer que les différences entre les régimes des partis expliquent en partie la variation des niveaux de représentation des femmes. Les partis à la droite du spectre politique ont refusé de créer des quotas spéciaux pour faire croître le nombre de femmes au sein de leurs caucus18. Au cours des élections de 2012 en Alberta, par exemple, moins d’une personne sur cinq (13 %) en lice au Wildrose Party était une femme; en Ontario, lors des élections de 2014, le nombre de femmes candidates pour le Parti conservateur était d’une sur quatre (25 %). À l’inverse, le NPD a adopté plusieurs mécanismes conçus spécifiquement pour faire croître le nombre de femmes dans ses rangs19. Lors des élections de 2012 en Alberta, près de la moitié (47 %) des candidats du NPD étaient des femmes; aux élections de 2009, en Colombie-Britannique, le taux était de 48 %. Donc, si les partis peuvent agir comme gardiens de la représentation féminine en politique, ils peuvent également servir de mécanismes de régulation de l’équilibre entre les sexes.
Ces mécanismes peuvent faire partie intégrante de la plate-forme d’un parti ou ils peuvent être moins structurés, et prendre la forme d’un défenseur de la sélection des femmes, comme l’ont fait le chef du NPD en Colombie-Britannique, Mike Harcourt, au début des années 1990, et le chef du NPD au Manitoba, Howard Pawley, au début des années 1980. Plus récemment, Danny Williams aurait joué un rôle décisif dans la nomination de Kathy Dunderdale pour lui succéder en tant que chef du Parti conservateur à Terre-Neuve-et-Labrador20. Ces défenseurs peuvent réellement changer les choses, ne seraitce qu’en faisant comprendre l’importance de la question au parti. Ils peuvent également jouer un rôle beaucoup plus direct en choisissant de parachuter des candidates féminines dans les circonscriptions. Cependant, toutes ces tactiques font souvent l’objet de critiques parce qu’elles vont à l’encontre de la norme politique selon laquelle l’organisation locale d’un parti est indépendante et les partis politiques sont des organismes privés21. Le départ d’un défenseur pourrait également avoir un effet négatif et immédiat sur les chances des femmes en politique s’il était le seul à faire la promotion de la question au sein du parti.
La sélection de femmes comme candidates n’est que la première étape vers l’amélioration de leur représentation en politique; la prochaine est de les faire élire. Et cela dépend en grande partie de la force électorale relative des différents partis au sein du système. Plus la force électorale des partis de gauche est grande, plus la représentation des femmes y est élevée, car ces partis ont davantage tendance à choisir des femmes comme candidates. Dans les provinces comptant de forts partis de gauche, on observe souvent une meilleure équité dans la représentation des femmes; c’est notamment le cas en Colombie-Britannique, au Québec et au Manitoba, et ces provinces sont celles qui présentent le taux de représentation le plus élevé des femmes dans les assemblées législatives. Cette tendance ne se vérifie pas toujours, par contre, puisque la situation n’est pas aussi positive en Saskatchewan malgré la force du NPD dans cette province.
La force des partis de la gauche du spectre politique peut également influencer indirectement le niveau de représentation des femmes grâce à l’ « effet de contagion »22. Selon ce concept, lorsqu’un parti prend des mesures pour accroître la représentation des femmes, il y a fort à parier que d’autres partis l’imiteront par désir de demeurer compétitifs23. Des études récentes en Écosse permettent de conclure que l’état de l’organisme hôte (la dynamique au sein des partis) serait plus important que la présence du virus pour expliquer la représentation des femmes en politique24.
Du côté de l’offre : Pourquoi les femmes se portent-elles candidates?
Pour comprendre les variations dans le niveau de représentation des femmes en politique canadienne, il faut non seulement comprendre les partis et leur régime, mais également les raisons pour lesquelles certaines femmes choisissent de se porter candidates et d’autres, non. Dans leur explication du concept de l’offre et de la demande, Norris et Lovenduski ont indiqué que l’offre de candidates féminines s’explique en partie par les normes sexospécifiques – c’est-à-dire l’ensemble des attentes envers les femmes et les hommes dans leur vie publique et privée. Bien que ces normes soient en train de changer, leur influence continue de façonner bon nombre des aspects de la vie des hommes et des femmes. Les normes sexospécifiques établissent les comportements et les attitudes acceptables pour chacun des sexes, ce qui a un effet indirect sur tous les éléments de la vie, que ce soit le choix d’études ou de carrière, le niveau d’intérêt pour la politique et les connaissances. Dans le même ordre d’idées, les attentes liées aux sexes créent des croyances qui peuvent empêcher les femmes de se voir elles-mêmes comme des candidates potentielles; bien que cela soit moins explicite que par le passé, il y a fort à parier que la candidature d’une mère de jeunes enfants fera sourciller davantage le public et certains membres du parti que celle d’un père de jeunes enfants. Bon nombre de femmes ont intégré ces attentes et ces normes, et par conséquent, elles n’osent pas se présenter aux élections. De même, la force de ces préjugés au sein de l’élite d’un parti politique ne peut qu’ajouter aux difficultés des femmes de faire tomber les barrières.
Selon la théorie du pipeline de la représentation politique, lorsque les femmes occuperont les mêmes postes, qu’elles auront un niveau d’instruction et un salaire similaires à ceux des hommes, elles seront naturellement plus présentes dans les assemblées législatives. Or, malgré les importants progrès réalisés dans chacun de ces domaines au cours des dernières années, peu de preuves appuient la théorie du pipeline ou, comme l’a noté Malinda Smith, cette théorie est pleine de fuites. Comment expliquer, alors, pourquoi les femmes continuent d’être moins enthousiastes à l’idée de se présenter comme candidates malgré les avancées observées?
Parmi les théories pour expliquer la participation politique, mentionnons celle selon laquelle une personne se portera candidate lorsqu’elle le peut, lorsqu’elle le veut et lorsqu’on lui demande25. Selon cette théorie, les femmes sont moins susceptibles que les hommes de se présenter aux élections parce qu’elles en sont moins capables; c’estàdire, parce qu’elles ne possèdent pas les ressources nécessaires. Cette explication peut tenir la route si l’on reconnaît que les femmes continuent de gagner environ 80 % du salaire des hommes26 et que, malgré le nombre croissant de femmes dans les collèges et les universités, elles choisissent moins souvent les domaines les plus populaires chez les politiciens, soit les affaires et le droit. Par conséquent, il est moins probable qu’elles fassent partie de réseaux professionnels le plus souvent associés à la politique. Bien que l’on sache que les candidates féminines sont tout aussi capables que les hommes d’organiser des campagnes de financement27, on s’interroge encore à savoir si leur position financière plus précaire que celle des hommes les empêche de se présenter en premier lieu et comment ce taux de participation plus faible joue sur la perception qu’a l’élite des partis de la capacité financière et des chances de gagner des femmes.
L’absence relative des femmes en politique pourrait également s’expliquer par un simple manque de temps, un autre élément de l’étude. Pour le moment, toutefois, on ne peut prouver que les contraintes de temps ont un quelconque effet sur le souhait de se porter candidat. Selon des études sur le temps libre, il y a peu de différences entre les hommes et les femmes; il y a de fortes chances que les femmes passent davantage leur temps libre à s’occuper des enfants ou à accomplir des tâches ménagères que les hommes, mais le temps libre des hommes est probablement réduit par les heures de travail supplémentaires à l’extérieur de la maison. Toutefois, ces heures de travail supplémentaires multiplient les occasions de réseautage politique des hommes, ce qui pourrait avoir un effet indirect sur les différences entre les sexes quand il est question de recrutement politique.
La deuxième explication de la faible participation des femmes en politique est reliée au désir de participer qui incite à passer à l’action. La baisse de l’intérêt, de l’efficacité et des connaissances des femmes en politique, même lorsqu’on tient compte des différences de niveau d’instruction et de choix de carrière, expliquent qu’elles ont de moins en moins envie de se porter candidates28. Elles sont tout simplement moins susceptibles de vouloir faire de la politique que les hommes puisqu’elles sont de moins en moins engagées dans le domaine.
Le caractère antagoniste de la politique partisane peut très bien expliquer le désintérêt des femmes; la nature polarisée et antagoniste de la politique en Colombie-Britannique est l’une des raisons données par certaines femmes interrogées sur leur raison de ne pas s’engager en politique29. Selon d’autres recherches, le traitement sévère réservé aux politiciennes – Sharon Carstairs au Manitoba, par exemple – est également lié au refus des femmes de se porter candidates30.
La troisième explication de la participation politique est qu’elle pourrait dépendre des possibilités offertes. Jennifer Lawless et Richard Fox notent que les femmes sont plus susceptibles que les hommes de se présenter aux élections si on leur demande directement de le faire. L’explication sous-jacente de ce phénomène est que les femmes ont moins d’ambition politique que les hommes; elles accordent moins de poids à leurs compétences et à leurs aptitudes et elles repoussent le moment de se présenter jusqu’à ce qu’elles estiment être plus qualifiées que les hommes. Par conséquent, les partis politiques qui établissent des mécanismes pour identifier clairement les candidates potentielles y arriveront en faisant croître le nombre de femmes dans les réseaux au sein desquels les gardiens du parti cherchent à recruter des candidates potentielles et en améliorant les possibilités pour les femmes d’être approchées pour se présenter en politique31.
La sous-représentation féminine en politique pourrait également s’expliquer par l’attrait que présentent les différents partis du spectre politique pour les femmes. Les recherches effectuées sur l’écart entre les sexes dans les attitudes et leurs façons de voter indiquent que les femmes sont plus enclines à appuyer les positions et les partis de la gauche du spectre idéologique et à voter pour les partis de gauche32. Elles ont également beaucoup plus de chances d’être choisies pour diriger des partis de gauche que les hommes33. Par conséquent, davantage de femmes sont susceptibles de se présenter comme candidates pour les partis à la gauche du spectre que pour les autres partis.
Finalement, il importe de reconnaître que les femmes ne connaissent pas toutes la même marginalisation au pays. En effet, les Autochtones, les immigrantes et les femmes faisant partie d’une minorité ethnique sont confrontées à des obstacles encore plus grands qui réduisent leur capacité et leur désir de se lancer en politique. Ces barrières sont aussi hautes, sinon plus, que celles auxquelles se heurtent les hommes des mêmes groupes et par conséquent, cela pourrait expliquer l’absence relative de ces femmes dans l’arène politique34.
Conclusion
Le modèle de l’offre et de la demande en recrutement politique offre un cadre utile pour comprendre les variations dans la sous-représentation politique des femmes au Canada. Les méthodes de sélection de candidats des partis et les raisons qui amènent certaines personnes à se présenter aux élections sont des éléments d’information essentiels pour comprendre la composition d’une assemblée législative. Est-il utile de déterminer lequel influence le plus la sous-représentation des femmes? Tandis que des études antérieures qualifiaient de facteur clé la réticence des femmes à se présenter aux élections , les travaux récents d’Ashe et Stewart sur le recrutement à l’Assemblée législative de la Colombie-Britannique indiquent que ce sont plutôt les contraintes relatives à la demande qui expliquent le mieux les résultats35. Et, comme le note Mona Lena Krook, l’intersection des courbes de l’offre et de la demande n’est pas garante de résultats optimaux; la nature sexospécifique des deux processus signifie que le résultat peut être moins désirable qu’il ne le serait autrement.
Le modèle de l’offre et de la demande restreint nécessairement notre vision dans notre recherche d’explications. On peut relever quatre autres facteurs dans la représentation des femmes en politique au pays. Premièrement, le contexte économique et culturel peut influencer directement le nombre de femmes qui se présentent comme candidates et qui sont effectivement choisies. Deuxièmement, notons le pouvoir relatif des groupes de femmes qui appuient celles qui se présentent aux élections et qui exercent des pressions sur les partis et les gouvernements pour résoudre l’inégalité entre les sexes. Troisièmement, soulignons la disparition des questions liées aux disparités entre les sexes et à la condition féminine dans le programme politique. Ce phénomène est décrit comme le silence des sexes36. Quatrièmement, et c’est la dernière pièce du casse-tête, le monde des médias. Les recherches démontrent clairement que les médias traitent différemment les femmes des hommes lorsqu’elles sont candidates, et cela a une influence tant sur la façon dont les femmes sont perçues par l’élite d’un parti que sur la volonté des femmes de se présenter aux élections37. Ces différences tendent à s’estomper avec le temps, mais elles persistent encore.
Accordons le dernier mot à une spécialiste de la politique canadienne, Lisa Young. Elle note que les partis politiques, à titre d’agents premiers de recrutement et de gardiens du processus politique, doivent modifier leurs pratiques de recrutement et de nomination si l’on veut que le nombre de femmes à la Chambre des communes change de manière importante38. Cette conclusion tient encore la route près de 25 ans plus tard.
Notes
- Par exemple, voir Mona Lena Krook, Quotas for Women in Politics : Gender and Candidate Selection Reform Worldwide, Oxford University Press : New York : Oxford University Press 2009.
- Voir Union interparlementaire,Les femmes dans les parlements nationaux, 1er octobre 2014, à http://www.ipu.org/wmn-f/classif.htm.
- Linda Trimble, Manon Tremblay et Jane Arscott, « Conclusion : A Few More Women » dans Linda Trimble, Jane Arscott and Manon Tremblay (éd.), Stalled : The Representation of Women in Canadian Governments, University of British Columbia Press : Vancouver, 2013.
- Voir Jerome Black et Lynda Erickson, « Women Candidates And Voter Bias : Do Women Politicians Need To Be Better? » Electoral Studies 22(1), 2003, p. 81-100 et Elizabeth Goodyear-Grant, « Who Votes For Women Candidates and Why? Evidence From Recent Elections » dans Cameron Anderson et Laura Stephenson (éd.), Voting Behaviour in Canada, University of British Columbia Press : Vancouver, 2010.
- Pippa Norris et Joni Lovenduski, Political Recruitment : Gender, Race, and Class in the British Parliament, Cambridge University Press : Cambridge, 1995.
- Mona Lena Krook, « Why Are Fewer Women Than Men Elected? Gender and the Dynamics of Candidate Selection », Political Studies Review 8(2), 2010, p. 155-68.
- Manon Tremblay, « Hitting a Glass Ceiling? Women in Quebec Politics » dans Trimble, Arscott and Tremblay (eds.), Stalled : The Representation of Women in Canadian Governments, p. 209.
- Jennifer Lawless et Richard Fox, It Takes a Candidate : Why Women Don’t Run for Office, Cambridge University Press : New York, 2005.
- Norris et Lovenduski, 1995.
- Christine Cheng et Margit Tavits, « Informal Influences in Selecting Female Political Candidates », Political Research Quarterly 64(2), 2011, p. 460-71.
- Cheng et Tavits, p. 467.
- Voir Sheri Kunovich et Pamela Paxton, « Pathways to Power : The Role of Political Parties in Women’s National Political Representation », American Journal of Sociology 111(2), 2005, p. 505-52 et David Niven, « Party Elites and Women Candidates : The Shape of Bias », Women and Politics 19(2), 1998, p. 57-80.
- Voir Donley Studlar et Richard Matland, « The Growth of Women’s Representation in the Canadian House of Commons and the Election of 1984 : A Reappraisal », Revue canadienne de science politique 27(1), 1994, p. 53-79 et Lisa Young, « Women’s Representation in the Canadian House of Commons » in Marion Sawyer, Manon Tremblay and Linda Trimble (eds.), Representing Women in Parliament : A Comparative Study, Routledge : New York, 2006.
- Melanee Thomas et Marc André Bodet, « Sacrificial Lambs, Women Candidates, and District Competitiveness in Canada », Electoral Studies 32(1), 2013, p. 153-166.
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