La réforme du Sénat : Une option de réforme progressive
Les obstacles constitutionnels à une réforme en profondeur du Sénat font que la tâche peut sembler ardue. Cependant, il est possible d’opérer des changements profonds au moyen d’un processus délibéré d’évolution qui repose lui-même sur des objectifs conséquents. Dans cet article, l’auteur voit dans l’incohérence entourant l’objectif fondamental du Sénat une des raisons principales à l’origine de l’échec des projets de réforme antérieurs. Mettant de l’avant l’option de réforme progressive, il propose des mesures concrètes, comme une « description de travail » et l’exigence de qualifications particulières pour les personnes nommées au Sénat. Cela pourrait permettre d’améliorer tant le processus de nomination que la reddition de comptes et de favoriser la mise en place d’un comité de nomination ou mécanisme autre dans les années à venir.
De nouveau, le Canada voit les médias s’intéresser aux supposés scandales au Sénat, et les sondages d’opinion indiquent que de nombreux groupes veulent un changement. Toutefois, à moins que l’émotion que le public ressent à propos du Sénat puisse se traduire en solutions pratiques et en mesures concrètes, l’Histoire démontre que l’intensité d’aujourd’hui sera simplement le prélude à la fatigue et à l’indifférence collective de demain. Dans cet article, l’auteur analyse un processus de réforme qui ne nécessite pas de changements constitutionnels et qui pourrait ainsi être entrepris immédiatement. Aujourd’hui, le Sénat est une institution très différente de ce qu’était la Chambre haute au moment de sa création, en 1867, et il continuera à évoluer, soit par défaut, ou soit par suite d’un effort délibéré. Si son évolution repose sur des objectifs cohérents, une importante réforme du Sénat pourra être réalisée progressivement.
La source du problème
La population canadienne en général est mécontente du statu quo; néanmoins, depuis au moins 1874, année au cours de laquelle une proposition de réforme a été débattue de façon peu concluante à la Chambre des communes, elle ne s’entend pas sur ce qu’il faut faire exactement. L’industrie artisanale de la réforme du Sénat, typiquement canadienne, a formulé un vaste éventail de propositions détaillées au cours des années 1970 et 1980 et au début des années 1990. Cependant, en rétrospective, l’intérêt éphémère que ces propositions ont suscité est peut-être leur caractéristique la plus frappante. Pourquoi aucun des modèles de Sénat, qu’il s’agisse de la réforme du mode de nomination, de son abolition, d’un genre de Bundesrat ou de variations sur des Chambres hautes élues, peu importe que ce modèle contienne une ingénieuse procédure de vote à la majorité double et d’autres fantaisies, ne traduit-il pas l’insatisfaction continuelle à l’égard du Sénat en un appui durable du public à une réforme suggérée? Il faut répondre à cette question si l’on veut éviter de nouveaux cycles d’engouement et de désillusion.
Les multiples propositions de réforme élaborées au fil des ans s’attardent très peu à la raison d’être du Sénat et omettent d’indiquer exactement ce qu’apporteraient les réformes proposées. Depuis les années 1980, de manière générale, elles n’abordaient que brièvement la nécessité d’une meilleure « représentation régionale » pour passer à la discussion des processus et des mécanismes de réforme. De plus, elles évitaient très souvent une renonciation claire à l’un des rôles conflictuels et à l’une des aspirations qui ont été les plus communément associés au Sénat au fil des ans : l’impartialité et l’indépendance, la légitimité afférente à l’élection des membres et la responsabilité politique, la représentation régionale, les études à long terme des comités et la réflexion indépendante, ainsi que la représentation d’une gamme croissante de minorités ethniques, linguistiques et démographiques1.
Il est fort possible que l’incohérence de l’objectif fondamental du Sénat explique principalement pourquoi les réformistes n’ont pas encore connu le succès. Si l’on n’établit pas de lien concret avec un objectif central, les mécanismes et les processus institutionnels recommandés pourraient retenir momentanément l’attention du public et du milieu politique, mais ils ne mobiliseront probablement pas leur appui continu. L’établissement d’un objectif transparent et plausible pour le Sénat au sein de la fonction publique contemporaine et une explication claire de la façon dont la réforme proposée permettrait d’améliorer son rendement pourraient maintenant constituer la condition préalable la plus importante à un consensus et à des progrès.
L’option de réforme progressive
Le changement progressif part de la reconnaissance du fait que le Canada possède déjà un Sénat. Par conséquent, il peut utiliser l’expérience qu’il a acquise pour déterminer quelles activités du Sénat sont utiles et pourraient être améliorées. Cela offre une solution de rechange aux processus intergouvernementaux complexes associés aux changements constitutionnels et aux propositions souvent hypothétiques sur lesquels ceux-ci reposent. Les progrès qu’offrirait une réforme progressive seraient peut-être modestes, mais ils seraient immédiats et confondraient facilement les sceptiques. Une réforme progressive permettrait ainsi de régler les problèmes de la résistance au changement et de la méfiance de la population, qui ont toujours représenté un défi pour la politique constitutionnelle, en réduisant le nombre d’enjeux et en permettant de repérer dès le début certains problèmes susceptibles de survenir, bien avant que ceux-ci ne soient codifiés ou constitutionnalisés. De plus, elle fournirait une solution de rechange au recours à des arguments abstraits ou à l’attrait de nouveaux remèdes institutionnels (dont aucun des deux n’a fonctionné au Canada) pour régler des divergences de vues entre les partisans de l’abolition du Sénat, les partisans du statu quo et les groupes sectaires de réformistes, qui sont souvent en fervent désaccord. En mettant l’accent sur des améliorations à l’actuel Sénat nommé, la réforme progressive répondrait également aux préoccupations au sujet de modifications unilatérales de « l’architecture » de la Constitution exprimées dans l’arrêt d’avril 2014 de la Cour suprême du Canada2.
L’ingrédient manquant pour convertir un changement progressif en réforme du Sénat est une orientation cohérente, mise au point à partir des activités qui se sont révélées utiles et reflétant une vision du rôle approprié, en ce XXIe siècle, pour une deuxième Chambre dont les membres sont nommés. Les importantes études de fond réalisées par les comités sénatoriaux sont toutes désignées pour cette approche. Elles sont largement reconnues comme une contribution précieuse, bien que quelque peu intermittente, du Sénat au débat national et à l’élaboration de politiques. En outre, on fait souvent remarquer que les études menées par le Sénat des projets de loi du gouvernement sont moins partisanes et plus rigoureuses que celles effectuées par la Chambre et qu’elles entraînent parfois l’adoption de meilleures lois. Ces études sont une version contemporaine du rôle de lieu de réflexion indépendante. Elles permettent d’illustrer l’évolution du Sénat et ne se fondent plus sur la propriété de biens immobiliers d’importance que les Pères de la Confédération percevaient comme une qualification essentielle pour remplir la fonction de sénateur. Toutefois, les activités modernes liées au lieu de réflexion indépendante continuent à permettre au Sénat de compléter les travaux de la Chambre des communes au lieu de simplement les reproduire, sans bénéficier de la légitimité afférente à l’élection des membres.
Le rôle de représentation régionale systématiquement attribué au Sénat est moins convaincant pour permettre une amélioration graduelle importante. En l’absence d’un statut de Chambre élue, les conditions de résidence sont de moins en moins crédibles pour servir de base à une représentation efficace des régions dans une société mobile sur le plan géographique. En outre, le respect pour la Chambre élue doit désormais être considéré comme une caractéristique inévitable de tout organe législatif nommé en cette ère démocratique. Cela limite la capacité d’un Sénat nommé de répondre aux attentes modernes à l’égard de la protection régionale (par exemple, la quête par l’Alberta du pouvoir de prévenir des initiatives énergétiques nationales semblables à celles qui ont été prises dans les années 1980). Dans son sens moderne, la représentation régionale devient une forme de défense reflétant l’arène très politisée des relations fédérales-provinciales et le rôle central que jouent les gouvernements provinciaux. Elle n’est plus connectée au rôle de lieu de réflexion indépendante envisagé par les Pères de la Confédération et pourrait entrer en conflit avec ce rôle.
Dans le même ordre d’idées, le rôle de représentant des communautés démographiquement minoritaires parfois attribué au Sénat n’est aucunement convaincant comme point de ralliement. Le Sénat a un caractère de moins en moins distinctif à mesure que les changements apportés aux circonscriptions de la Chambre des communes trouvent leur expression dans la présence croissante de femmes, de membres des minorités visibles et d’Autochtones au nombre des députés. Le rôle d’une Chambre chargée d’un examen stratégique et législatif n’exclut pas des contributions à la représentation régionale ou démographique. Un Sénat composé de personnes ayant de solides compétences en élaboration de politiques pourrait bien s’avérer être un défenseur plus efficace des droits et des intérêts des régions et des minorités qu’un organe qui se consacre officiellement à la défense politisée des intérêts régionaux ou à la représentation symbolique des minorités. Cependant, il importe que ces activités ne soient pas au cœur d’un Sénat nommé moderne ou ne constituent pas des facteurs déterminants dans le choix des sénateurs. Des objectifs concurrents peuvent être intéressants d’un point de vue politique, mais l’incohérence qui en résulte contribue en grande partie aux lacunes du Sénat actuel.
Mesures concrètes
La question des nominations au Sénat, pour laquelle la nécessité d’une réforme semble être la plus urgente, illustre la façon dont une réforme progressive du Sénat pourrait fonctionner. La nomination de personnes hautement qualifiées s’avère essentielle à l’efficacité de toute forme de Sénat nommé. La définition de l’objectif fondamental du Sénat, mettant l’accent sur des études stratégiques et un examen législatif par les comités, indiquerait en gros ce qui est exigé de chaque sénateur. Cela constituerait aussi un point de départ à une « description de travail » du Sénat énonçant des compétences relativement précises qui pourraient servir à fournir des directives.
Un grand nombre de sénateurs qui ont grandement contribué au Sénat actuel affichent un profil de compétences qui pourrait être appliqué de façon systématique aux décisions en matière de nomination. Généralement, ces sénateurs allient des connaissances spécialisées et des champs d’intérêt liés aux politiques publiques, ont des réalisations à leur actif ou ont déjà travaillé en politique ou au gouvernement. Dans bon nombre de cas, ces compétences reflètent leur expérience comme législateurs (fédéraux ou provinciaux), comme chefs de cabinet ou comme hauts responsables travaillant dans les « coulisses » d’un parti, comme défenseurs de politiques ou comme commentateurs, ou encore comme cadres supérieurs de la fonction publique. Une importante combinaison de compétences professionnelles pourrait répondre aux exigences. Néanmoins, une description de travail du poste de sénateur, précisant les responsabilités et les compétences connexes, procurerait une marche à suivre assez étroite pour la nomination des sénateurs qui remplacerait le pouvoir discrétionnaire illimité exercé par les premiers ministres depuis 1867. Cela entraînerait aussi une reddition de comptes au sujet des décisions de nomination.
De plus, des critères de sélection fondés sur l’objectif fondamental fourniraient un point de départ nécessaire pour ce qui est des réformes des processus, comme des consultations formelles sur les nominations (avec des représentants de tous les partis, provinciaux ou autres). À moins que ces réformes jettent la lumière sur le rôle des sénateurs, des comités responsables des nominations ou des mécanismes semblables seront plus susceptibles de perpétuer l’incohérence que d’améliorer le Sénat.
Les Canadiens ont maintenant amplement de preuves qu’il faut faire quelque chose à propos du Sénat. On pourrait commencer par une amélioration progressive pour entamer le processus de réforme. Le Canada doit établir un statu quo constructif et progressif afin d’accroître la légitimité du Sénat et de contribuer à assurer un gouvernement efficace. La seule autre solution est l’acceptation passive de son déclin constant.
Notes
- Pour une analyse détaillée venant appuyer cet argument, voir Jack Stilborn, « Quarante ans sans réforme du Sénat », dans Serge Joyal, (éd.), Protéger la démocratie canadienne : le Sénat en vérité…, Centre canadien de gestion et McGill-Queen’s University Press, Montréal et Kingston, 2003, p. 31-66.
- Renvoi relatif à la réforme du Sénat devant la Cour suprême du Canada, 2014 CSC 32 [53] : http://scc-csc.lexum.com/scc-csc/scc-csc/fr/item/13614/index.do.