L’engagement civique à l’ère numérique

Article 2 / 11 , Vol 39 No. 3 (Automne)

L’engagement civique à l’ère numérique

Les connaissances politiques — il y a une appli pour ça. Il y en a même beaucoup. Mais encouragent-elles vraiment les gens à voter? Dans son article, l’auteur s’intéresse à la tendance croissante à vouloir mettre au point des applications numériques censées susciter le désir d’en apprendre davantage au sujet de nos processus démocratiques. Les commentateurs font valoir que leur efficacité bénéficierait d’une promotion musclée et précisent qu’elles s’inscrivent dans le cadre de stratégies plus générales s’intéressant aux initiatives de données ouvertes et aux façons de stimuler le dialogue entre les politiciens, les gouvernements et le public.

Les développeurs sont de plus en plus nombreux à mettre leurs talents au service de la création d’applications dont l’objectif est d’amener un plus grand nombre de Canadiens, notamment les jeunes, à s’intéresser à la politique. Et même si les partisans de la participation citoyenne s’entendent sur le potentiel qu’ont les médias sociaux et les technologies numériques émergentes de grandement contribuer au renversement de la tendance qui a amené les Canadiens à se désintéresser de la politique depuis quelques décennies, ils précisent que ce potentiel n’a pas encore été atteint et qu’il ne le sera peut-être pas de sitôt.

Mais certaines conceptrices d’applications en devenir ne se laissent pas décourager. Allendria Brunjes est cofondatrice de l’appli Electr, vantée comme étant « le Tinder des citations politiques » (Tinder sert principalement d’appli à rencontres qui permet aux personnes à proximité les unes des autres de se rencontrer si les deux se disent intéressées par le profil de l’autre). Electr permet à ses utilisateurs d’indiquer s’ils sont d’accord ou non avec une déclaration attribuable à un politicien d’ordre municipal, provincial ou fédéral, leur permettant ainsi de se faire une meilleure idée de leur position politique. Après avoir indiqué leur accord ou leur désaccord, les utilisateurs peuvent savoir qui a fait la déclaration, où et à quel moment. Ils ont également la possibilité de lire le discours ou visionner l’entrevue à l’origine de la citation dans son intégralité pour se faire une meilleure idée du contexte.

« Nous voulons que les jeunes s’intéressent à la politique dans un format qui leur est familier », affirme Mme Brunjes, qui a quitté son emploi à temps plein en avril 2015 pour se concentrer exclusivement sur le développement de l’appli. Le but premier d’Electr est d’améliorer la compréhension des déclarations politiques ainsi que l’accès à celles-ci car, comme l’affirme la conceptrice, « il y a une pénurie d’information facile à trouver ». (figure dans la barre verticale une liste des autres applis qui encouragent l’engagement civique)

Mais Tamara Small, politicologue, n’est pas d’accord; selon elle, l’Internet déborde d’information sur la politique, seulement les jeunes de 18 à 24 ans ne s’y intéressent pas. Selon elle, les applis politiques se heurtent à deux difficultés. La première est l’hypothèse erronée selon laquelle il suffit de présenter l’information dans une interface familière et conviviale pour que les jeunes commencent à s’y intéresser. La deuxième est que les jeunes préféreront toujours se divertir plutôt que de consulter une appli politique. En réponse à ces arguments, Mme Brunjes affirme que les jeunes peuvent encore s’intéresser à la politique quel que soit leur choix de divertissement. Elle estime que le réel obstacle à l’engagement des jeunes de 18 à 24 ans est leur exclusion de l’ensemble de l’électorat. « Quand les gens parlent des jeunes, ils parlent d’eux à la troisième personne comme s’ils ne font pas partie du groupe, affirme-t-elle. Leur inclusion est plus propice à leur engagement. »

D’autres experts affirment pour leur part que ces applis sont nombreuses à faire fausse route, et ce, malgré les bonnes intentions de leurs concepteurs. Sans publicité sur une grande plateforme, elles ont tendance à passer inaperçues de tous sauf les utilisateurs déjà mordus de politique à la recherche de contenu supplémentaire.

La Boussole électorale de Radio-Canada, mise au point pour les élections fédérales de 2011, est un exemple de succès. Réalisée en collaboration avec Vox Pop Labs, la Boussole électorale est un outil utile permettant de comparer les éléments principaux des programmes des partis. Jane Hilderman, directrice exécutive de Samara Canada, affirme cependant qu’en moyenne, ceux qui prenaient le temps de remplir le questionnaire de la Boussole électorale avaient déjà un niveau d’engagement supérieur à celui de la population générale, ajoutant qu’un média national comme Radio-Canada est une excellente plateforme pour lancer un tel outil de comparaison, son site Internet principal attirant des dizaines de milliers de visiteurs aux intérêts divers. L’appli a naturellement trouvé un grand public disposé à son utilisation — défi de taille pour une petite appli politique.

Mme Small suggère aux concepteurs d’applis politiques de miser sur les forces du média en évitant les lourdeurs textuelles pour mettre plutôt l’accent sur le contenu multimédia. Cela dit, même une appli de premier niveau ne peut réussir en l’absence d’exposition sur les médias sociaux conjuguée à une campagne promotionnelle à la télévision, à la radio ou sur un site de nouvelles très achalandé.

Les experts ont une autre question fondamentale à propos de la création d’applis politiques : les personnes mieux informées sont-elles nécessairement plus engagées? Jean-Noé Landry, directeur de Nord ouvert et partisan de la transparence gouvernementale et de la participation publique, affirme qu’il est encore très difficile d’évaluer le succès d’une appli comme la Boussole électorale, même s’il convient pour dire que c’est un moyen utile et amusant de comparaison des partis politiques. De plus, ce n’est pas nécessairement parce qu’on répond à un questionnaire pour mieux cerner son allégeance politique qu’on est plus susceptible de voter.

NordOuvert, le principal OBNL en matière des données ouvertes au Canada, est une grande partie du mouvement de l’ouverture des données qui vise à rendre les données gouvernementales disponibles et sous forme réutilisable pour quiconque. L’outil en ligne Budget Citoyen de Nord Ouvert1 est un moyen pour les résidents de surveiller de plus près la façon dont leur gouvernement municipal dépense leur argent. Le nombre de municipalités utilisant le simulateur budgétaire s’élevant dans la quarantaine, M. Landry affirme que la perception de la participation citoyenne commence à changer. Utilisant les médias sociaux à bon escient, l’outil encourage les résidents à partager leurs idées en ligne et à faire le suivi de leur incidence en temps réel. « Il met les citoyens à la place de leurs dirigeants », affirme M. Landry.

Il y a un monde de différence entre ce type d’outil et la génération actuelle d’applis politiques. Donner un moyen aux gouvernements de rejoindre ceux qui ne votent pas — le but de certaines applis de sensibilisation à la politique —, ce n’est que la première étape.

M. Landry affirme que les applis politiques atteindront leur plein potentiel seulement au terme d’un changement culturel fondamental et d’une modernisation des institutions politiques elles-mêmes. « Il faut déclencher un mouvement, dit-il, fonder une communauté de personnes aux vues similaires et promouvoir ses valeurs. » Ce n’est pas quelque chose que l’on peut faire pour autrui, mais bien quelque chose que l’on fait ensemble. À mesure que les gouvernements deviennent plus responsables et transparents, affirme M. Landry, les citoyens seront plus susceptibles de s’intéresser et de participer. Pour leur part, les dirigeants peuvent utiliser les médias sociaux et les applications pour poser les questions qui intéressent vraiment les citoyens qu’ils représentent et nouer avec eux des liens véritables.

« L’avenir est dans la compréhension des données, car elle écarte toute notion d’interprétation ou d’opinion », dit M. Landry. « Il faut pouvoir accéder aux données gratuitement au même titre que tout autre service public. » Et si les applis politiques cherchent à favoriser la dissémination d’information, Mme Hilderman, que les développeurs d’application contactent une ou deux fois par mois à Samara Canada, dit qu’il ne s’agit pas simplement de rendre les données publiques et d’attendre que les citoyens s’engagent. À l’instar de M. Landry, elle souligne le fait que les citoyens doivent avoir les moyens de s’exprimer avant de participer à la conversation. Elle ajoute qu’il faut trouver un moyen de leur signaler tout changement afin qu’ils puissent participer activement et ne pas être exclus du processus.

C’est justement le but du Transparent Accessible Bulletin System (TABS), un outil qui tient ses utilisateurs au courant des questions dont est saisie la ville de Toronto et des mesures qu’elle prend. Le TABS donne aux résidents intéressés, aux experts en politique, aux journalistes et aux bureaucrates aux horaires bien remplis accès à l’information municipale. Il a été créé en réponse à la demande croissante en matière de données gouvernementales ouvertes. Essentiellement, le site Web analyse les documents publics et les présente de façon facile à comprendre. « Le TABS facilite la vie des citoyens, des petites organisations à but non lucratif et de ceux qui ne sont pas particulièrement bien renseignés ou qui n’ont pas le temps ou les ressources pour rester informés du calendrier des activités municipales en les aidant à rester au courant des dossiers qui les intéressent et à communiquer avec le conseil municipal », explique Jayme Turney, directrice de projet pour le TABS. En bref, celui-ci simplifie l’ordre du jour parfois complexe des activités gouvernementales afin de permettre aux citoyens d’exprimer leurs préoccupations et de poser des questions durant les réunions du conseil ou en tête-à-tête avec leur conseiller municipal.

Il n’est pas toujours facile d’encourager la communication lorsque le premier groupe — les électeurs potentiels — se méfie de plus en plus du deuxième — les politiciens et les candidats aux élections. Mme Hilderman nous rappelle que le but du projet de recherche La démocratie à 3602 était d’apprendre ce qu’évoque le mot « démocratie » chez les Canadiens. Généralement parlant, il avait une connotation bien plus positive que le mot « politique », davantage associé aux menteurs, aux promesses rompues et à la corruption.

« Il y a trente ou quarante ans, la dernière chose que l’on aurait souhaitée, c’est que son enfant se lance en politique; les politiciens n’étaient pas considérés comme des gens de confiance », affirme-t-elle. « Je pense néanmoins qu’il est important pour nous de ne pas nous résigner à l’idée que certains politiciens ne changeront tout simplement jamais, qu’ils ne seront jamais considérés utiles. »

Mme Hilderman pense que l’impression négative de ces dirigeants politiques est éventuellement attribuable à leur présence sur les médias sociaux. Elle signale une grande inégalité dans l’utilisation et l’utilité des sites Internet, même entre députés. Alors qu’une poignée de sites contiennent toute sorte d’information intéressante et proposent des moyens d’entrer en contact, d’autres n’offrent que le strict minimum. Selon les données de Samara Canada, 63 % des Canadiens affirment avoir été contactés par un politicien ou un parti politique durant la dernière année comparativement à 31 % d’entre eux qui affirment avoir cherché à contacter un élu. Cet écart est potentiellement attribuable au fait que six Canadiens sur dix pensent que les partis s’intéressent à leur vote plutôt qu’à leur opinion. Si les localités adoptaient des outils comme Budget Citoyen qui encouragent la communication, les Canadiens seraient plus susceptibles de s’intéresser à la politique.

Se peut-il qu’il faille simplement attendre que la bonne technologie soit mise au point pour enfin réaliser le grand rêve de l’engagement civique? Les outils encourageant la communication bilatérale sont susceptibles d’accroître la participation des électeurs souhaitant contribuer à l’élaboration de futures politiques gouvernementales. En plus de mettre au point des moyens de faciliter l’interaction avec les divers ordres de gouvernement, il est essentiel de faire la promotion des ressources civiques disponibles si l’on veut encourager la participation citoyenne.

Notes

  1. http://www.nordouvert.ca/
  2. http://www.samaracanada.com/fr/la-recherche/La-democratie-a-360

Des applications promouvant la démocratie

TABS — http://tabstoronto.com/

Outil d’engagement civique administré par des bénévoles faisant fond sur la Toronto Public Space Initiative. TABS signifie Transparent Accessible Bulletin System (ou babillard accessible et transparent); c’est un outil qui tient ses utilisateurs au courant des questions dont est saisie la ville de Toronto et des mesures qu’elle prend. C’est un moyen pour tous d’accéder facilement aux dossiers du gouvernement.

Vote Note — http://votenote.ca/?lang=fr

Cette application électorale se sert du GPS pour aider les électeurs à trouver leur circonscription et les renseigner au sujet des candidats et des bureaux de scrutins dans le quartier. Ils se sont même alliés avec Uber, le service d’auto-partage, afin d’assurer le transport de gens au bureau de scrutin. Conçu par une équipe d’étudiants de tout le Canada, l’appli donne aux jeunes les ressources dont ils ont besoin en période électorale.

Politifact — http://www.politifact.com/

Lauréate d’un prix Pulitzer, cette appli emploie un « véritomètre » illustrant la véracité des déclarations faites par les candidats aux élections américaines ainsi que par d’autres qui expriment régulièrement leur avis sur la politique américaine sont vraies ou fausses.

 

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