Résumés sur la Conférence du GCEP
Que le temps s’écoule : l’utilisation stratégique du temps du Parlement
Dès qu’un Parlement est élu et qu’un nouveau gouvernement se forme, le décompte avant les élections suivantes est amorcé. Tandis que les gouvernements essaient de réaliser leur programme et de faire adopter leurs lois le plus rapidement possible, les partis de l’opposition ont souvent recours à divers moyens parlementaires pour freiner le processus afin d’examiner à fond les initiatives ministérielles, de s’y opposer ou d’y apporter des modifications. Le 20 janvier 2017, le Groupe canadien d’étude des parlements a tenu un colloque portant sur l’utilisation stratégique du temps au Parlement par le gouvernement et l’opposition, l’évolution de cette utilisation stratégique au cours des dernières décennies et des propositions de réforme.
Séance d’information technique sur les outils et les méthodes de gestion du temps à la Chambre des communes et au Sénat
Le premier groupe, dirigé par Michel Bédard, conseiller parlementaire au Sénat du Canada, comprend des greffiers chevronnés des deux chambres du Parlement. Jeffrey LeBlanc, greffier principal à la Chambre des communes, donne une vue d’ensemble de l’utilisation du temps à la chambre basse. L’article 28 du Règlement définit les paramètres relatifs aux séances de la Chambre et permet d’établir un calendrier fixe pour aider les députés à s’acquitter de leurs responsabilités au Parlement et dans leur circonscription. La Chambre siège environ 27 semaines par année et a de longues pauses pendant l’été et la période des Fêtes.
À la Chambre des communes, le temps est une ressource précieuse qui peut rapidement s’épuiser. Les 27 semaines de séance se traduisent par environ 130 ou 135 journées de travaux. De ce total, 22 jours sont réservés à l’opposition, quatre au débat sur le budget, six au débat sur le discours du Trône et quelques autres encore à l’étude de motions du gouvernement, ce qui laisse à ce dernier une centaine de jours par année pour faire adopter ses projets de loi au Parlement.
L’ordre quotidien des travaux à la Chambre des communes est aussi plutôt rigoureusement structuré (voir le chapitre IV du Règlement). Des 35,5 heures de séance par semaine, 23,5 heures sont attribuées aux ordres émanant du gouvernement et aux affaires courantes, cinq heures aux initiatives parlementaires, cinq heures aux déclarations de députés et à la période des questions et deux heures aux délibérations sur la motion d’ajournement. Les ordres du gouvernement constituent l’essentiel des débats législatifs. Le gouvernement décide de l’article qui est appelé en premier chaque jour, et le débat se poursuit jusqu’à ce qu’il soit terminé, interrompu ou ajourné. Il peut modifier l’article à l’étude après une interruption (par exemple après la période des questions).
Comme M. LeBlanc le fait remarquer, les partis de l’opposition peuvent retarder les travaux du gouvernement (de façon à donner le temps d’amender les projets de loi ou de se raviser à leur sujet) par divers moyens procéduraux. L’obstruction systématique est l’un d’eux. Elle consiste à faire intervenir un grand nombre de parlementaires dans le débat sur un point à l’ordre du jour, à utiliser tout le temps permis pour chaque intervention, question et observation. Un autre moyen consiste à proposer des amendements, ce qui permet aux députés d’intervenir plus d’une fois (sur chacun des amendements et sur le projet de loi même). Les motions d’approbation (par exemple au sujet de rapports de comité) peuvent servir à retarder le début des travaux du gouvernement tandis que des motions dilatoires, comme des motions d’ajournement, tendent à forcer la tenue de votes, ce qui retarde le débat sur d’autres affaires dont la Chambre est saisie.
M. LeBlanc fait cependant remarquer que le gouvernement peut recourir à un certain nombre de mesures procédurales pour accélérer l’adoption des projets de loi. L’attribution de temps permet de fixer un nombre précis de jours ou d’heures pour une étape donnée de l’étude d’un projet de loi (le minimum est d’un jour par étape). La clôture est une motion (« Que le débat ne soit plus ajourné ») qui force les parlementaires à prendre une décision au plus tard à la fin de la journée sur toute question qui fait l’objet d’un débat. Un autre moyen est appelé couramment la question préalable : « Que cette question soit maintenant mise aux voix. » Cette motion peut faire l’objet d’un débat, mais elle empêche la présentation de tout autre amendement à la motion principale à l’étude. Enfin, M. LeBlanc ajoute que le gouvernement peut contrer l’obstruction systématique en prolongeant les heures de séance de sorte que l’opposition s’épuise.
Une fois qu’un projet de loi est renvoyé à un comité pour étude, des règles différentes s’appliquent. Il n’y a aucune limite au nombre ou à la durée des interventions. Les séances sont convoquées à la discrétion de la présidence et elles sont ajournées sur décision de la majorité ou par consentement. Les comités peuvent adopter des motions régissant les procédures et fixant les délais d’achèvement des études. Par contre, les comités ont un maximum de 60 jours pour étudier les projets de loi d’initiative parlementaire, bien qu’ils puissent demander une prolongation unique de 30 jours.
Enfin, M. LeBlanc parle du rapport récent du Comité de la procédure et des affaires de la Chambre sur un Parlement propice à la vie de famille. Il signale la recommandation du rapport prévoyant la tenue des votes après la période des questions et non plus tard dans la journée, mais il ajoute qu’il n’y a pas de consensus sur l’élimination des séances du vendredi, la modification du programme des séances ou la création d’une deuxième chambre parallèle pour faciliter les débats.
Till Heyde, greffier principal adjoint du Sénat du Canada, fait observer que le temps a un sens différent au Sénat, étant donné que les sénateurs sont nommés pour siéger jusqu’à 75 ans et que le Sénat s’efforce de travailler par consensus. Pourtant, M. Heyde signale que la gestion du temps au Sénat est en transformation à cause des changements apportés récemment dans la composition du Sénat. Par le passé, les deux partis principaux représentés au Sénat coordonnaient les travaux, mais il y a maintenant moins de coordination parce qu’un plus grand nombre de sénateurs n’appartiennent à aucun groupe parlementaire.
Bien que le Règlement du Sénat permette de siéger n’importe quel jour entre lundi et vendredi, dans les faits, le Sénat a tendance à ne siéger que le mardi, le mercredi et le jeudi, de sorte qu’il a beaucoup moins d’heures de séance que la Chambre. Au Sénat, le temps est particulièrement précieux avant les pauses hivernale et estivale, au moment où le gouvernement tient le plus à faire adopter des projets de loi par les deux chambres du Parlement.
M. Heyde attire l’attention sur trois particularités de la gestion du temps au Sénat. Premièrement, le Sénat n’a pas de calendrier fixe, à la différence de la Chambre. Les séances sont décidées de semaine en semaine. De plus, il peut tenir des séances pendant les périodes où, normalement, il n’y en a pas (pendant la pause estivale, par exemple). Deuxièmement, les comités sénatoriaux ne peuvent pas siéger en même temps que le Sénat à moins d’obtenir une permission spéciale. Enfin, il peut arriver que le Sénat doive attendre pendant des semaines, voire des mois, que des projets de loi lui soient renvoyés par la Chambre. Et lorsque les projets de loi lui arrivent, des pressions pèsent sur le Sénat pour qu’il les adopte rapidement. Par conséquent, les interventions sont habituellement limitées aux sénateurs qui ont un intérêt particulier pour la question. À la différence de ce qu’on observe à la Chambre, il n’y a pas de limite à la durée du débat sur les projets de loi ou les motions. Comme le débat se poursuit jusqu’à ce qu’il soit terminé et que les sénateurs ne siègent qu’aussi longtemps qu’il le faut, les tactiques dilatoires n’ont guère de raison d’être.
Modification des modes d’utilisation du temps par le Parlement et l’opposition
Dans le deuxième groupe d’intervenants, dirigé par Kelly Blidook, professeur agrégé de sciences politiques de l’Université Memorial, Christopher Kam, professeur agrégé de sciences politiques de l’Université de la Colombie-Britannique, présente un exposé sur « l’économie politique du temps du Parlement ». Il part du postulat selon lequel, même si on estime généralement que les assemblées législatives adoptent moins de lois qu’elles ne le pourraient à cause de règles archaïques et des manœuvres d’obstruction de l’opposition, des facteurs différents entrent peutêtre en ligne de compte. Il soutient même que les gouvernements sont complices du maintien d’un niveau peu élevé d’efficacité et de productivité législatives.
M. Kam montre comment, au cours des 30 dernières années, l’efficacité législative, définie comme le taux annuel d’adoption des projets de loi ministériels, a diminué d’environ 30 %. Il soutient que cette baisse d’efficacité n’est pas due à une « opposition qui cherche à contrarier le gouvernement et à faire de l’obstruction ». Le fait que les sessions législatives soient plus courtes donne aussi à penser que les gouvernements n’ont pas essayé de contrer cette baisse du taux d’adoption par l’ajout de jours de séance. Il ajoute que, même s’ils font adopter plus de lois par les assemblées législatives lorsqu’un parti politique a remporté la totalité des sièges ou presque, les gouvernements ne le font pas au point que leur taux d’efficacité législative augmente notablement.
M. Kam soutient même que les gouvernements n’ont pas réussi à augmenter leur efficacité législative par des mesures comme les projets de loi omnibus et l’attribution de temps (qui améliorent l’efficacité en accélérant l’adoption des lois) et qu’ils ont répugné à apporter des mesures « radicales », comme le fait de laisser des projets de loi survivre à la fin d’une session législative (comme cela se fait ailleurs) ou de permettre le vote électronique à l’assemblée législative (ce qui améliore la productivité). C’est peut-être une question de préférence. Les gouvernements ne tiennent peut-être pas, pour des raisons diverses, à accroître le taux d’efficacité législative.
Ensuite, Paul Wilson, professeur agrégé de gestion politique à l’Université Carleton, présente un exposé sur les tactiques politiques, l’attribution de temps et les projets de loi omnibus. Il fait d’abord remarquer que, entre 1994 et 2015, le nombre moyen de jours de débat par projet de loi ministériel à la Chambre des communes est resté à peu près stable : entre trois et quatre jours (même si on entend souvent dire que l’on consacre moins de temps au débat).
M. Wilson avance que l’expression « débat parlementaire » n’est pas très bien choisie, car elle suppose un échange d’idées réfléchi. Il estime plutôt que, « en réalité, le débat au Parlement est plus une question de durée ». Depuis les années 1950, tous les gouvernements accusent l’opposition de faire de l’obstruction alors que l’opposition reproche au gouvernement de faire adopter des projets de loi sans un débat préalable suffisant.
Du point de vue du gouvernement, l’objectif du débat est de faire passer les projets de loi au stade suivant de leur étude le plus rondement possible, alors que, pour l’opposition, le temps affecté au débat est l’un des meilleurs moyens de contester les initiatives législatives du gouvernement. Le débat, dans ces conditions, est souvent synonyme de retard et, du point de vue de l’opposition, les retards peuvent viser les objectifs suivants : sensibiliser les médias à un enjeu donné; contraindre le gouvernement à faire des choix stratégiques dans la gestion de son temps; parvenir peut-être à arracher un compromis et à amender une initiative législative.
Comme M. LeBlanc l’explique, les retards peuvent aussi inciter le gouvernement à restreindre le débat en ayant recours à l’attribution de temps ou à la clôture. Selon M. Wilson, cela peut s’interpréter comme une petite victoire pour l’opposition, qui peut ensuite accuser le gouvernement d’être brutal, voire antidémocratique, parce qu’il étouffe le débat.
À propos de la 41e législature, M. Wilson souligne qu’il est important de saisir ce qui se passe en coulisse au Parlement pour comprendre comment le gouvernement et les partis de l’opposition utilisent le temps. Il fait remarquer que, s’il est vrai qu’on a souvent eu recours à l’attribution de temps pendant la dernière législature, la durée moyenne du débat sur un projet de loi est restée à peu près la même, ce qui donne à penser que l’attribution de temps a servi d’outil de gestion du temps, à la place des négociations entre les leaders parlementaires, plutôt que de moyen de mettre un terme au débat. Enfin, M. Wilson dit un mot du recours aux projets de loi omnibus depuis 20 ans. Il signale que, pendant les quelques dernières législatures, on a vu s’allonger les lois d’exécution des budgets et s’élargir l’éventail des lois modifiées par elles. Selon lui, cette tendance est peut-être défendable dans le contexte d’un gouvernement minoritaire (pour forcer l’adoption de certaines mesures en faisant planer la menace d’un vote de confiance), mais elle semble devenir une forme d’abus lorsque le gouvernement dispose de la majorité.
La dernière intervenante, Kady O’Malley, journaliste chevronnée sur la colline du Parlement, fait remarquer que, même s’il n’est pas sans intérêt de considérer les statistiques sur l’adoption de lois, il importe de ne pas oublier que le Parlement n’est pas seulement une « machine à produire des projets de loi », ajoutant que toutes les lois n’ont pas la même importance. Il arrive qu’un débat plus long s’impose. Il ne faut donc pas mesurer la productivité d’après le nombre de projets de loi adoptés au cours d’une session donnée. Elle n’est pas convaincue que l’efficacité soit une vertu parlementaire. Parfois, il est plus important d’empêcher l’adoption d’un projet de loi « si c’est une idée vraiment mauvaise ».
Quant à la façon dont l’opposition aborde l’attribution de temps, Mme O’Malley explique que les leaders à la Chambre peuvent faire beaucoup de travail à l’avance pour gérer le programme parlementaire et ainsi éviter de recourir à des tactiques dilatoires et à l’attribution de temps.
Mme O’Malley fait valoir que, globalement, le Parlement tend à avoir un programme et un cycle de vie naturels. C’est peut-être pour cette raison que les gouvernements n’imposent pas, en général, des modifications majeures au calendrier. De plus, ils évitent généralement d’enlever beaucoup de temps à l’opposition parce qu’ils ne veulent pas être perçus comme trop autoritaires.
Pendant la période de questions animée qui suit, Mme O’Malley fait observer que, même si de bonnes idées ont été proposées dans l’étude du Comité de la procédure et des affaires de la Chambre sur un Parlement propice à la vie de famille — comme la création d’une chambre parallèle pour permettre davantage de débats sur les projets de loi —, une bonne partie de l’étude a porté sur l’élimination des séances du vendredi. M. Wilson ajoute que, contrairement à l’impression largement répandue selon laquelle les députés ne sont productifs que lorsqu’ils sont au Parlement, ils passent des semaines dans leur circonscription (lorsque le Parlement ne siège pas) à travailler et à communiquer avec leurs électeurs. Quant à la mesure du rendement du Parlement, il avance l’idée qu’il vaudrait peut-être la peine de vérifier à quel moment les projets de loi sont présentés au cours de la session parlementaire. En fait, les projets de loi que le gouvernement présente vers la fin de la session peuvent ne pas dépasser le stade de la première lecture. Ils sont peut-être conçus comme un moyen de faire savoir pourquoi il faudrait réélire le parti qui est au pouvoir. Enfin, M. Kam réaffirme qu’un certain nombre d’outils utilisés ailleurs pourraient être adoptés pour accroître l’efficacité du processus législatif : adopter le vote par voie électronique, par exemple, autoriser les whips à détenir tous les votes par procuration et charger des comités de rédiger des projets de loi.
Groupe des praticiens : Joe Comartin et le sénateur James Cowan
Le troisième groupe, dirigé par Paul Thomas, boursier de recherches postdoctorales à l’Université Carleton, comprend deux hommes politiques chevronnés et très respectés de la Chambre des communes et du Sénat : Joe Comartin, ancien député de Windsor—Tecumseh, et le sénateur James Cowan, dont la participation au colloque est l’une des dernières apparitions publiques avant qu’il ne prenne sa retraite de la chambre haute.
M. Comartin insiste sur la perception que les députés ont de leur rôle comme représentants de leurs électeurs au Parlement. Par conséquent, toute tentative visant à limiter le temps laissé aux députés pour s’exprimer aux Communes est une atteinte à l’essence de la fonction de député. Il soutient que la gestion du temps à la Chambre a profondément changé, le contrôle du calendrier parlementaire étant de plus en plus dicté par le Cabinet du premier ministre plutôt que convenu entre les leaders à la Chambre.
M. Comartin parle ensuite du recours à la clôture et à l’attribution de temps à la Chambre. L’utilisation plus fréquente de ces procédures, notamment pendant la dernière législature, est, soutient-il, symptomatique d’un conflit entre le droit du parlementaire de donner voix à ses électeurs et la volonté du gouvernement d’assurer son efficacité et son rendement. Alors que le Nouveau Parti démocratique fédéral a décidé de toujours voter contre les motions de clôture et d’attribution de temps, M. Comartin reconnaît qu’il peut y avoir des circonstances où l’attribution de temps s’impose, par exemple lorsqu’il y a un délai imposé par les tribunaux. Globalement, selon lui, l’attribution de temps et la clôture ne rendent pas le Parlement plus efficace, car la productivité du Parlement est à peu près inchangée, que le gouvernement soit majoritaire ou minoritaire (la Chambre peut alors rejeter les motions de clôture et d’attribution de temps). C’est peut-être parce que, lorsque le gouvernement est minoritaire à la Chambre, les partis sont contraints de rechercher un certain consensus sur le cheminement des projets de loi à la Chambre.
M. Comartin propose quelques idées pour améliorer la gestion du temps aux Communes. Premièrement, on pourrait donner au Président le pouvoir de décider si l’attribution de temps est acceptable et de fixer la période nécessaire à l’étude du projet de loi. Deuxièmement, il fait remarquer que, même si des dispositions du Règlement autorisent le Président à interrompre les débats répétitifs ou futiles, ces dispositions sont rarement appliquées. Étant donné que le débat sert souvent de tactique dilatoire, il vaudrait la peine de donner plus de pouvoir d’intervention au Président. Troisièmement, on pourrait renvoyer des projets de loi aux comités tout de suite après la première lecture, et les comités pourraient décider de la période à attribuer au débat. Enfin, dans les législatures où le gouvernement est minoritaire, les projets de loi ministériels pourraient être reportés d’une session à l’autre au lieu de mourir au Feuilleton.
Le sénateur Cowan fait observer que la politique transforme le temps « en un outil stratégique et parfois en une arme », et qu’il y a toujours une certaine tension entre le gouvernement et les parlementaires qui en étudient les lois. L’examen des lois proposées, si on le fait correctement, prend du temps. Bien que le recours que font les parlementaires aux règles pour contrôler le temps puisse vraiment ressembler à une tactique, la population ne veut pas que les questions importantes soient tranchées à la hâte, sans une étude sérieuse. Le vrai problème est de savoir comment et quand utiliser les règles parlementaires pour contrôler le débat.
Pendant les 12 années qu’il a passées au Sénat, le sénateur Cowan a été témoin d’« abus répétés des traditions et des règles parlementaires » qui ont nui à la capacité des parlementaires d’étudier les projets de loi. Il cite l’étude, au Sénat, du projet de loi C2, la Loi fédérale sur la responsabilité, en 2006, comme un cas où le Sénat a pu améliorer le projet de loi en corrigeant des erreurs de rédaction et en cernant d’autres lacunes, même si on insistait pour qu’il adopte rapidement cette mesure. Dans d’autres cas, par contre, l’examen de projets de loi a été entravé par le recours accru à des lois omnibus très complexes, l’utilisation de l’attribution de temps après que le parti au pouvoir eut obtenu la majorité des sièges au Sénat et, une fois, des manœuvres procédurales au sujet d’un projet de loi d’initiative parlementaire : le Sénat a même annulé une décision de la présidence sur la règle voulant que l’attribution de temps et la clôture ne puissent être utilisées que pour les projets de loi ministériels et non pour les mesures d’initiative parlementaire.
Le sénateur Cowan insiste sur le fait qu’il est important de prendre le temps voulu pour étudier les projets de loi avec soin. Il ajoute que le temps n’est pas un ennemi, mais un allié et qu’il donne au Parlement le moyen de faire son travail. Il conclut en signalant que, même si l’attribution de temps peut être importante dans certaines circonstances, ce devrait être l’exception plutôt que la règle.
La période de questions et de réponses qui suit porte surtout sur le rôle que les Présidents peuvent jouer pour aider à régler les problèmes de gestion du temps. Un participant propose que, dans le cas des projets de loi ministériels, le parrain du projet de loi et les porte-parole de l’opposition puissent proposer une durée précise pour la tenue du débat, et le Président pourrait jouer le rôle d’arbitre. M. Comartin appuie cette idée, ajoutant que les leaders à la Chambre des autres partis pourraient exercer une influence. Une proposition analogue voudrait que le Président puisse régir la durée des jours de séance, par exemple en ajoutant des heures en soirée lorsque cela est nécessaire pour faire avancer l’étude des projets de loi.
Quant à la capacité du Sénat d’annuler des décisions du Président (il n’existe pas de pouvoir semblable à la Chambre des communes), le sénateur Cowan explique que, à la différence de ce qui se passe à la Chambre (qui élit son Président), le Président du Sénat est nommé par le gouvernement. Il propose donc que, si un plus grand pouvoir est accordé au Président, les sénateurs puissent élire ce dernier.
Dara Lithwick
Analyste, Affaires constitutionnelles et parlementaires — Service d’information et de recherche parlementaires
Colloque du GCEP : Projet de loi C-14 — Étude de la relation entre les deux chambres du Parlement et la Cour suprême
Le 18 novembre 2016, des membres du Groupe canadien d’études du Parlement se sont réunis pour discuter des circonstances uniques qui ont entouré l’adoption du projet de loi C14 (Loi modifiant le Code criminel et apportant des modifications connexes à d’autres lois (aide médicale à mourir)) et de ce qu’elles révèlent sur les relations entre les deux chambres du Parlement et la Cour suprême.
Étude de cas du projet de loi C-14 : séance d’information technique
La première séance présente une des renseignements techniques sur les circonstances qui ont mené à l’élaboration du projet de loi. Maxime Charron-Tousignant, analyste à la section des affaires juridiques et de la sécurité nationale du Service d’information et de recherche parlementaires, commence par rappeler l’existence d’une loi québécoise antérieure, la Loi concernant les soins de fin de vie. Au terme de plusieurs années d’étude, on a présenté cette loi le 12 juin 2013, sous le numéro C52. Elle a reçu la sanction royale le 5 juin 2014 et est entrée en vigueur le 10 décembre 2015. Au 1er septembre 2015, 262 personnes avaient reçu une aide médicale à mourir.
Un an avant la présentation de la loi québécoise, Gloria Taylor et la British Columbia Civil Liberties Association (Carter c. Canada) ont contesté devant les tribunaux les dispositions législatives interdisant l’aide à mourir. Le 15 juin 2012, un juge de première instance a statué que les restrictions pesant sur l’aide médicale à mourir contrevenaient aux articles 7 et 15 de la Charte des droits et libertés. La Cour d’appel ayant annulé la décision de première instance le 10 octobre 2013, l’affaire a été soumise à la Cour suprême du Canada.
Le 6 février 2015, la Cour suprême a conclu que l’article 14 et l’alinéa 241b) du Code criminel violaient l’article 7 de la Charte et a annulé ces dispositions. Elle a aussi suspendu l’application de cette déclaration d’invalidité pendant une certaine période pour donner au Parlement fédéral et aux assemblées législatives des provinces le temps d’établir des lignes directrices sur l’aide médicale à mourir dans le respect des lignes directrices de la Cour.
Le gouvernement fédéral a mis sur pied un Comité externe sur les options de réponse législative à Carter c. Canada le 17 juillet 2015, dont le mandat était de tenir des discussions avec les intervenants dans l’affaire Carter et avec les « autorités médicales concernées » et de lancer « des consultations en ligne, ouvertes à tous les Canadiens et à tous les intervenants ». Les provinces et territoires ont créé un groupe consultatif provincial-territorial d’experts sur l’aide médicale à mourir en août 2015 et lui ont confié comme mandat de fournir des conseils non exécutoires aux ministres de la Santé et de la Justice des provinces et territoires participants sur les questions liées à l’aide médicale à mourir. Le groupe consultatif et le comité externe ont remis leurs rapports finaux le 30 novembre et le 15 décembre respectivement.
Le 11 décembre 2015, la Chambre des communes et le Sénat ont adopté des motions en vue de mettre sur pied un Comité mixte spécial sur l’aide médicale à mourir composé de 10 députés et de cinq sénateurs. Le Comité avait le mandat suivant : « examiner le rapport du Comité externe sur les options de réponse législative à Carter c. Canada, ainsi que d’autres activités de consultation et études récentes pertinentes; consulter les Canadiens, les experts et les intervenants; et formuler des recommandations sur le cadre d’une réponse fédérale à l’aide médicale à mourir respectueuse de la Constitution, de la Charte canadienne des droits et libertés et des priorités des Canadiens. » C’était aussi la première fois en 20 ans qu’un comité spécial mixte était mis sur pied. Le cas précédent était celui d’un comité chargé d’étudier la question des écoles religieuses et reconnues par la Charte au Québec et à Terre-Neuve, à la fin des années 1990. Le Comité a publié son rapport final le 25 février 2016.
Jeremy LeBlanc, greffier principal (intérimaire) des Travaux de la Chambre et des Publications parlementaires à la Chambre des communes, attire l’attention sur des aspects uniques et intéressants du débat qui a suivi, notamment l’expression de points de vue très divergents sur la question et des délais très serrés (serrés dans le contexte parlementaire) pour la rédaction du projet de loi, son débat et sa promulgation.
Chez les députés, les opinions étaient fort diverses, même à l’intérieur des caucus; comme le projet de loi était considéré comme une affaire de conscience, le vote était libre.
Au Comité, il y a eu de nombreuses questions sur la démence, les soins palliatifs et les patients autochtones, et des discussions sur la possibilité d’ajouter au projet de loi des passages qui soient à l’image du libellé retenu par la Cour suprême. M. LeBlanc fait également remarquer qu’il y a eu des amendements de fond proposés au Comité, ce qui est inhabituel. En outre, le Président a rétabli à l’étape du rapport des amendements rejetés par le Comité (critères d’admissibilité, mort raisonnablement prévisible, l’idée que la personne s’administre elle-même la substance si elle en a la capacité, etc.).
Le gouvernement a tenté de prolonger les heures de séance, mais il n’a pas pu obtenir le consentement unanime. Il a plutôt eu recours à l’attribution de temps pour la deuxième fois dans l’étude du projet de loi (il l’avait fait une première fois pour faire renvoyer le projet de loi au Comité). La mesure a été adoptée à la Chambre le 31 mai. Comme la Cour avait fixé au 6 juin la date limite pour l’adoption d’une nouvelle loi, il ne restait plus beaucoup de temps au Sénat pour débattre du projet de loi, mais M. LeBlanc dit que les sénateurs ont agi avec célérité.
Till Heyde, greffier principal adjoint au Bureau du Sénat chargé de la procédure et des travaux de la chambre, fait remarquer que, au début de la législature, le gouvernement n’était pas représenté au Sénat et qu’il n’y avait donc pas de canaux de communication avec la Chambre.
Le 20 avril, le Sénat a autorisé son Comité des affaires juridiques à étudier la teneur du projet de loi, dont les Communes étaient toujours saisies. C’était là une procédure créée 40 ans plus tôt pour permettre l’étude anticipée ou une participation à l’étude du projet de loi attendu de la Chambre des communes. Ce comité a tenu six séances pour une durée totale de 20 heures, et M. Heyde précise que les sénateurs y ont participé très intensément. Le lendemain de la première lecture du projet de loi, le Sénat a accueilli les ministres de la Justice et de la Santé pendant deux heures chacune.
Au Sénat, il arrive souvent qu’on propose des amendements même au stade de la troisième lecture, car les règles y sont moins contraignantes qu’elles ne le sont à la Chambre. Il en résulte un processus ouvert qui permet aux sénateurs d’être actifs jusqu’à l’adoption finale des projets de loi. Selon M. Heyde, la démarche suivie pour la troisième lecture du projet de loi a été tout à fait extraordinaire. D’abord, le débat a été structuré par thèmes. Deuxièmement, le nombre de fois où les sénateurs pouvaient intervenir n’était pas limité. Par conséquent, le nombre d’amendements n’était pas limité non plus et ceux-ci pouvaient être plus cohérents et témoigner d’une plus grande cohésion. Normalement, les amendements proposés doivent tenir compte de l’ensemble du projet de loi. Dans le cas de l’étude de ce projet de loi, le processus a été très innovateur puisqu’il a donné lieu à un vaste débat et à de nombreux moyens de traiter la question malgré la très grande diversité des opinions.
M. LeBlanc explique que, même s’il n’est pas inhabituel que le Sénat amende des projets de loi, la chose est devenue plus rare, ces derniers temps. Lorsque le projet de loi est revenu aux Communes, on a eu recours à une pratique procédurale d’une exceptionnelle rareté pour passer outre aux règles habituelles. Le gouvernement a soutenu que le délai fixé par la Cour était passé et qu’il fallait agir rapidement pour mettre un cadre en place, même si les provinces envisageaient d’élaborer des lignes directrices fondées sur la loi telle qu’elle existait.
Au cours de la période de questions qui a suivi la séance d’information technique et générale, on demande aux greffiers si les procédures spéciales appliquées au Sénat pourraient être reprises pour l’étude d’autres projets de loi. M. LeBlanc avance comme hypothèse qu’il s’agissait d’un projet de loi plutôt spécial, tel qu’on n’en voit qu’un par génération, qui était une affaire de conscience et auquel la discipline de parti ne s’appliquait pas. Il ne croit pas que ces procédures deviendront plus courantes, ajoutant toutefois que, si des circonstances rares comme celles-là se présentent, on reste ouvert à cette possibilité.
M. Heyde fait valoir que, après coup, un soutien solide pour ces procédures s’est manifesté et que le comité chargé de la modernisation du Sénat a étudié certaines idées sur le temps de parole et les modalités de l’étude des amendements, de sorte que cet exemple pourrait bien inspirer d’autres processus à l’avenir.
Étude de cas sur le projet de loi C14 : groupe parlementaire
Un deuxième groupe d’experts comprenant un sénateur, un député et l’adjoint parlementaire d’un député ont proposé un autre point de vue sur le débat à propos du projet de loi. Le sénateur Serge Joyal a commencé en qualifiant ce problème de vraiment ardu puisque certains éléments majeurs de la mesure législative concernent des valeurs sociétales faisant toujours l’objet de discussions, l’institution du Parlement et la loi.
Concernant les conséquences pour la société, la Cour, par l’intermédiaire de l’arrêt Carter et de l’examen des lois relatives aux travailleurs du sexe, a donné un aperçu de ce qu’est, selon elle, la maîtrise qu’une personne jouissant de toutes ses facultés a de son intégrité physique et le principe fondamental selon lequel la loi ne peut pas contraindre une personne à souffrir ou à mettre son intégrité physique en danger, conformément à l’article 7 de la Charte. Le sénateur Joyal a dit que ces décisions ont un impact sur l’alinéa 2a) de la Charte relatif à la liberté de religion étant donné que dans certaines religions, la prostitution constitue un péché, que la souffrance accompagne la rédemption et le salut et que la vie et la mort sont décidées par « Dieu ». Il a fait remarquer que certains médecins contestent en ce moment les directives de l’Ordre des médecins et chirurgiens de l’Ontario selon lesquelles un médecin est obligé de recommander à un autre praticien des patients voulant avoir recours au suicide assisté. Un projet de loi qui permettrait aux établissements hospitaliers religieux de refuser de participer à l’administration de l’aide médicale à mourir est aussi débattu en Ontario.
Concernant les conséquences pour le Parlement, M. Joyal a fait observer que le projet de loi C-14 soulevait un certain nombre de questions relativement à la relation entre le Sénat et la Chambre des communes. Le Sénat, non seulement propose rarement des amendements, mais en plus il insiste sur le maintien de ces amendements encore plus rarement. Pendant le débat sur le projet de loi C-14, M. Joyal a proposé un amendement qui a été adopté par le Sénat et refusé par la Chambre.
Il y a eu débat quant à savoir si le Sénat devrait insister sur le maintien de l’amendement, ce qu’il appuie sans réserve. John A. Macdonald a affirmé que le Sénat ne devrait pas s’opposer à des mesures législatives portées par le programme électoral de députés de la Chambre des communes. Mais quand elles ne le sont pas, le Sénat devrait s’occuper à protéger les intérêts des minorités, soit, dans le cas présent, de celles ayant le droit de ne pas souffrir indéfiniment, comme la Cour suprême l’a reconnu dans l’arrêt Carter.
Quand le projet de loi est revenu de la Chambre des communes, certains sénateurs ont dit préférer que la décision revienne au bout du compte à la Cour et d’autres, que le Sénat s’en remette à la Chambre des communes élue. M. Joyal a fait remarquer que le Sénat est toujours en train de débattre de son pouvoir et de son devoir constitutionnels d’insister sur le maintien d’amendements qui remettent en cause le point de vue de la Chambre des communes relativement à la discrimination envers les droits des minorités.
Le débat est toujours en cours puisqu’en ce moment, la constitutionnalité du projet de loi C-14 fait l’objet d’une contestation en Colombie-Britannique par Julia Lamb, une personne qui souffre d’une maladie débilitante, précisément à propos de l’argument du respect d’un droit reconnu aux patients en proie à de grandes souffrances par la Cour suprême dans l’arrêt Carter.
Le député conservateur Michael Cooper a été l’un des deux députés qui se sont occupés de tout le cheminement du projet de loi, depuis la mise sur pied du Comité spécial mixte jusqu’à l’adoption du texte. Selon lui, la réaction à l’arrêt Carter a été l’une des questions les plus complexes qu’on ait eu à étudier au cours de la législature, mais tous les membres du Comité ont travaillé dans la collégialité et d’une façon généralement non partisane.
M. Cooper fait remarquer que le temps a été un facteur important, car le Parlement devait agir dans de très brefs délais. Avant d’être nommés au Comité spécial mixte, les membres étaient au courant de l’arrêt Carter, mais lui-même et probablement d’autres membres du Comité n’avaient pas étudié la question, vraisemblablement, et n’y avaient pas beaucoup réfléchi. Comme le temps était compté, les discussions ont été intenses. Selon certaines critiques, il n’y avait pas assez de temps pour étudier correctement la question. Mais M. Cooper estime que, au bout d’un programme très chargé de trois semaines, le rapport final n’aurait guère été différent s’il y avait eu plus de temps.
Les questions découlant de l’arrêt de la Cour étaient extrêmement complexes : Qu’est-ce qu’un adulte capable? qu’entend-on par « problèmes de santé graves et irrémédiables »? Qui doit prendre la décision? Quels moyens efficaces d’aiguillage devrions-nous mettre en place et qui devrait pouvoir y recourir? Quelles protections de la liberté de conscience devrions-nous avoir et pour qui? Les travaux du Comité ont été résumés dans un rapport principal et un rapport dissident qui ont aidé à clarifier les enjeux et ont encadré certains aspects du débat public.
M. Cooper conclut en se disant d’accord avec le sénateur Joyal : le projet de loi C14 n’est que le début d’un débat sur un thème qui nous amène dans un territoire inexploré au Canada.
Andrew Johnson, adjoint parlementaire du député néo-démocrate Murray Rankin, entame son intervention sur une note optimiste : « Permettez-moi de dire, moi, jeune cynique, que la conduite de notre Parlement m’a rempli d’optimisme au sujet de notre institution. » Selon lui, les discussions et le débat dont le projet de loi a fait l’objet ont montré qu’il existait un authentique respect pour la diversité des opinions.
Faisant remarquer que la plupart des séances de Comité ont eu lieu après les heures de séance ordinaires, M. Johnson signale que les greffiers devaient faire en moins de 24 heures ce qu’ils font normalement en une semaine. Il ajoute que, outre ce que l’arrêt de la Cour exigeait expressément, des sujets comme les directives anticipées et l’état psychiatrique des personnes ont également été abordés, le Comité étant conscient qu’ils se profilaient à l’horizon. À son avis, le gouvernement est resté en deçà du niveau maximum des restrictions, mais également en deçà du minimum établi dans l’arrêt Carter. Il rappelle que la même équipe juridique qui s’était chargée de l’affaire Carter a contesté la loi 11 jours après son adoption (affaire Lamb).
Au cours de la période de questions qui suit les exposés, un membre de l’auditoire demande s’il est possible que, à l’avenir, le Parlement poursuive la coopération observée au cours de ce processus. M. Cooper avance que l’enjeu et les contraintes de temps étaient si particuliers que cela ne se reproduira peut-être jamais, mais il ajoute qu’il a trouvé très utile l’interaction entre les chambres grâce au Comité mixte spécial et que des relations se sont tissées entre les parlementaires pendant ce processus. M. Johnson dit pour sa part que, depuis le Comité spécial mixte, il se sent plus à l’aise pour appeler ses collègues des autres partis sans craindre de dévoiler des secrets partisans. Il donne le projet de loi C22, sur la surveillance de la sécurité, comme exemple de mesure qui devrait transcender les lignes de parti et il prédit que les réflexes acquis au cours de l’étude du projet de loi C14 fonctionneront encore.
Carter c. Canada et le projet de loi C-14 — Étude de la relation entre la Cour suprême et le Parlement
Un dernier groupe d’intervenants traite du rôle joué par les tribunaux dans la genèse du projet de loi C14.
Dennis Baker, professeur agrégé d’histoire politique à l’Université de Guelph, explique que, chez les universitaires, les opinions sont diverses au sujet de l’interaction idéale entre le Parlement et les tribunaux (théorie du dialogue). Il se range du côté d’un dialogue coordonné (le Parlement peut débattre des limites à respecter et ne pas se contenter de céder aux tribunaux), plutôt que de celui du dialogue centré sur les tribunaux (les tribunaux définissent les paramètres et le Parlement peut choisir entre les diverses possibilités, mais sans définir les limites). Le discours de M. Joyal est cité comme une illustration de la perspective axée sur les tribunaux. Bien que M. Baker soutienne que cela peut être considéré comme une abdication sur le contenu, les tenants de l’approche centrée sur les tribunaux font remarquer que cela évite d’autres contestations des lois et préserve les ressources judiciaires.
M. Baker conclut en signalant que ce que dit le Parlement a effectivement une grande influence sur les considérations judiciaires. Comme la ministre de la Justice l’a dit, légiférer, ce n’est jamais reprendre tel quel les arrêts des tribunaux. Les législateurs doivent tenir compte d’opinions diverses.
Charles Feldman, un conseiller législatif au Bureau du légiste et conseiller parlementaire à la Chambre des communes, a étudié les différentes possibilités existantes en matière de renvoi de projets de loi à des tribunaux. (Voir une version révisée de cette présentation dans un numéro à venir de la Revue parlementaire canadienne.) M. Feldman a insisté sur le fait que les parlementaires ont un nombre limité de choix à leur disposition et a soulevé la question de la convention du sub judice (restrictions imposées au Parlement en ce qui concerne le droit de parler d’affaires se trouvant devant les tribunaux).
Enfin, James Kelly, professeur de sciences politiques à l’Université Concordia, traite des contraintes de temps dans l’étude du projet de loi. Il parle surtout du délai supplémentaire que le Parlement a demandé et avance que cela a fait apparaître l’idée d’une excessive déférence pour le pouvoir judiciaire. Au lieu de demander au Parlement de combien de temps il avait besoin pour faire un débat convenable, de poursuivre Kelly, le gouvernement a prié la Cour de décider de la durée de ce délai sans qu’elle connaisse grand-chose au calendrier parlementaire. « Dans la vie du Parlement, une année n’est pas une année », a-t-il dit, expliquant que le Parlement n’avait pas beaucoup de jours de séance.
M. Kelly avance l’idée qu’il existe une interprétation dominante de la disposition de dérogation comme négation des droits de la minorité. Il cite la décision du Québec d’y avoir recours et le débat sur son utilisation à l’égard des unions entre personnes de même sexe comme deux exemples qui illustrent comment on en est arrivés à cette interprétation. Il ajoute cependant que le recours à l’article 33 pour ménager un débat plus substantiel sur l’enjeu remettrait en cause cette conception de la disposition de dérogation comme moyen de bafouer les droits des minorités. Si un enjeu de cette nature transcende les divisions entre partis, il est probable qu’il y aurait un soutien suffisant pour satisfaire à la règle de la majorité des deux tiers proposée par Manfretti pour éviter tout usage abusif de cette disposition.
Pendant la période de questions et de discussion qui suit, M. Baker dit à M. Kelly que c’était là un cas où on aurait pu recourir de façon justifiée à la disposition de dérogation sans renforcer la conception de cette disposition comme déni des droits des minorités. Il demande si on a perdu la bataille pour y recourir en dehors de cette interprétation. M. Kelly répond que cette disposition a été essentielle pendant les pourparlers constitutionnels de 1981 pour dégager un consensus. Ce devrait être là l’explication avancée lorsqu’il en est question.
Une autre question est posée aux intervenants : le dialogue entre les tribunaux et le Parlement fonctionne-t-il? Selon M. Baker, le terme « dialogue » n’est peut-être pas le meilleur. Il propose de parler plutôt d’interaction entre institutions. Il fait remarquer que ce sont parfois des interactions compliquées, mais qu’elles sont nécessaires. M. Feldman explique que la structure des renvois n’a pas été discutée depuis un certain temps et qu’il vaudrait la peine d’étudier la question et d’en discuter.
Will Stos
Le directeur de la Revue parlementaire canadienne