L’utilisation des langues autochtones à la Chambre des communes : intégrer les exceptions aux usages

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L’utilisation des langues autochtones à la Chambre des communes : intégrer les exceptions aux usages

De la Confédération à aujourd’hui, les cultures autochtones (y compris les langues, les pratiques de gouvernance et d’autres traditions) ont été sous représentées dans les institutions publiques canadiennes. Dans le présent article, l’auteur résume en quoi les paroles et les actions de députés autochtones, les décisions de la Chambre des communes et les efforts subséquents fournis par l’Administration de la Chambre ces dernières années ont marqué le début d’une ère nouvelle pour les langues autochtones dans les travaux de la Chambre.

Keelan Buck

Les assemblées législatives sont des assemblées délibérantes. Les discours, les déclarations, les questions et les témoignages, tout comme les motions, les projets de loi, les rapports et les pétitions auxquels ils se réfèrent, ne sont guère plus que des assortiments de mots soigneusement choisis. Il n’est pas exagéré de dire que la langue est un sujet omniprésent au Parlement.

En tant qu’assemblée élue pour gouverner le Canada, la Chambre des communes représente l’un des territoires les plus vastes et l’une des populations les plus diversifiées du monde. Le droit constitutionnel et le droit législatif protègent l’égalité de statut et d’usage des deux langues officielles du pays, le français et l’anglais, dans les travaux de la Chambre et de ses comités. Au fil du temps, l’institution a adopté des processus pour que tous ses documents écrits soient publiés dans les deux langues et que toutes les interventions puissent se faire et être comprises dans l’une ou dans l’autre, selon la préférence des députés, des autres participants et du public. Maintenant, la traduction des textes et l’interprétation simultanée des communications orales sont profondément intégrées aux travaux de la Chambre1.

Rien dans la loi ou le Règlement de la Chambre n’interdit l’utilisation volontaire de langues autres que le français ou l’anglais lors des délibérations, mais ces langues ne profitent pas de la même protection2. Parmi les dizaines de langues utilisées au Canada, celles des peuples autochtones ont reçu une attention particulière ces derniers temps. Il s’agit d’un large éventail de langues utilisées sur le territoire devenu le Canada durant des millénaires avant l’arrivée des gouvernements coloniaux français et britanniques au cours des 400 dernières années3. Un grand nombre de ces langues ne se parlent plus ou sont en voie de disparition à cause des politiques coloniales. Les efforts de préservation et de revitalisation des communautés sont essentiels pour les perpétuer4.

Nous savons que, de la Confédération à aujourd’hui, les cultures autochtones (y compris les langues, les pratiques de gouvernance et d’autres traditions) ont été sous-représentées dans les institutions publiques canadiennes5. Le présent article résume en quoi les paroles et les actions de députés autochtones, les décisions de la Chambre des communes et les efforts subséquents fournis par l’Administration de la Chambre (ci-après l’Administration) ces dernières années ont marqué le début d’une ère nouvelle pour les langues autochtones dans les travaux de la Chambre.

Reconnaissance du statut spécial : un tournant

Lorsque Robert-Falcon Ouellette, alors député de Winnipeg-Centre, s’est levé à la Chambre le 4 mai 2017 pour faire une déclaration en cri, il a vécu une expérience semblable à celles de nombreux parlementaires autochtones qui l’ont précédé6. L’Administration et ses partenaires n’ont pas pu offrir une interprétation simultanée de ses paroles en français et en anglais.

Environ un mois plus tard, M. Ouellette a posé un geste qui a eu une incidence considérable sur l’utilisation des langues autochtones à la Chambre : il a soulevé une question de privilège au sujet de l’insuffisance des ressources accordées pour que ses paroles soient comprises par ses collègues et par l’auditoire, ce qui lui paraissait être un élément essentiel des droits d’un député. Même si, à l’époque, le Président Regan a conclu qu’il n’y avait pas matière à question de privilège de prime abord, il a écrit au Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre (le comité PROC) pour lui demander d’envisager la tenue d’une étude sur l’utilisation des langues autochtones durant les délibérations et sur les façons dont la procédure et les usages de la Chambre pourraient évoluer à cet égard7.

Au printemps 2018, après avoir entendu 31 témoins (dont des parlementaires autochtones, des représentants de la Chambre et d’autres assemblées législatives, des représentants de plusieurs gouvernements, des universitaires et des membres de la collectivité), le comité PROC a présenté à la Chambre des communes un rapport contenant une recommandation historique : que la Chambre reconnaisse le statut spécial des langues autochtones dans le but d’en faciliter l’utilisation lors de ses travaux8. Le 29 novembre 2018, la Chambre a adopté ce rapport. Ce faisant, les députés ont décidé pour la première fois de prendre des mesures pour intégrer les langues autochtones au cadre procédural de la Chambre.

Le rapport du comité PROC invitait instamment la Chambre à adopter une approche « progressive » pour mettre en œuvre ses recommandations, parlant d’« établir un équilibre entre le respect de la valeur inhérente des langues autochtones et le respect des pratiques historiques et éprouvées de la Chambre des communes9 ». Bien qu’on ait laissé à l’Administration le soin de s’occuper de nombreux détails, il était recommandé que les députés soutiennent l’Administration en l’informant le plus tôt possible des langues autochtones qu’ils aimeraient utiliser. On avait aussi prévu des solutions flexibles pour les députés et pour l’Administration, selon qu’il était possible ou non d’organiser un service d’interprétation et de distribuer une version écrite des interventions. Enfin, il convient de souligner que le comité PROC a été très clair sur ce qui suit : peu importe s’il était possible ou non d’offrir une interprétation simultanée ou de prendre d’autres arrangements, il fallait toujours considérer l’utilisation d’une langue autochtone durant les délibérations comme recevable sur le plan de la procédure plutôt que sur la base d’un rappel au Règlement10.

Mise en œuvre des recommandations, de 2018 à aujourd’hui

L’adoption du rapport par la Chambre a signalé un changement dans les priorités de l’Administration liées au soutien des activités des députés. Bien que la participation de plusieurs services ait été nécessaire pour mettre en œuvre les recommandations du rapport, on a axé les démarches sur les Publications parlementaires, qui produisent les transcriptions révisées officielles des délibérations de la Chambre (Débats) et des comités (Témoignages); le Bureau de la traduction, un partenaire relevant de Services publics et Approvisionnement Canada qui assure les services de traduction et d’interprétation sur la Colline du Parlement; et des équipes de greffiers à la procédure, d’agents de logistique, d’agents de liaison et d’autres personnes qui s’efforcent de bien répondre aux besoins des députés.

Prévoir les besoins et planifier les ressources ont été deux éléments cruciaux de l’approche de l’Administration. Conformément aux recommandations du comité PROC, l’Administration a cherché à déterminer combien de députés pourraient vouloir utiliser des langues autochtones durant les délibérations, lesquels, ainsi que les langues qu’ils pourraient utiliser, afin que le Bureau de la traduction puisse mobiliser ses réseaux d’experts et maximiser les chances d’avoir accès aux ressources nécessaires pour répondre aux besoins. À la suite d’une élection générale ou partielle, l’Administration exécute un programme d’orientation durant lequel elle recueille plusieurs données auprès des députés nouvellement élus et des députés réélus. Ainsi, au début de la 45e législature donne à la Chambre une occasion de recueillir des données sur les liens entre langues autochtones et députés. Certains députés maîtrisent déjà bien une ou plusieurs langues autochtones, et d’autres font des efforts pour apprendre une langue autochtone après leur élection11.

Bien entendu, il existe beaucoup de situations qui peuvent compliquer la planification. Aux réunions des comités, il n’y a pas que les propos des députés qui sont transcrits; ceux des témoins le sont aussi. Lorsqu’un témoin invité à une réunion de comité indique qu’il souhaite s’exprimer dans une langue autochtone, le personnel et les partenaires du comité n’ont parfois que quelques jours pour se préparer. Il y a tout de même des situations qui donnent la possibilité aux comités de s’adapter, par exemple lorsqu’ils savent que leur mandat ou une étude donnée pourrait entraîner un taux élevé d’interventions dans des langues autochtones.

Le processus amélioré pour permettre aux députés et aux témoins de s’exprimer dans une langue autochtone durant les délibérations ressemble à ce qui suit. Idéalement, 48 heures ou plus à l’avance, le participant envoie à l’Administration un avis écrit indiquant la langue qu’il utilisera, la date et l’heure de son intervention et/ou l’affaire à l’ordre du jour correspondante, ainsi qu’un exemplaire écrit de son intervention, dans la mesure du possible. L’Administration soumet ensuite une demande au Bureau de la traduction, qui a peut-être déjà accès à des ressources pour la langue en question. Les deux objectifs sont 1) de fournir une interprétation simultanée en français et en anglais; 2) d’insérer ensuite dans la transcription officielle la version écrite dans la langue autochtone originale, en français et en anglais. En fonction des arrangements que le Bureau de la traduction peut prendre, l’Administration choisit l’une des nombreuses approches possibles.

Dans le scénario idéal, des interprètes dans une troisième langue sont disponibles, et le participant fournit un exemplaire écrit de son intervention. Dans ce cas, la transcription officielle contient la version écrite de l’intervention fournie dans la langue autochtone et la transcription de l’interprétation simultanée faite en français et en anglais. L’approche n’est toutefois pas la même s’il manque un ou plusieurs de ces éléments. Si des interprètes dans une troisième langue sont disponibles, mais que le participant n’a pas fourni d’exemplaire écrit de son intervention, on insère dans la transcription officielle une transcription de l’enregistrement audio de l’intervention prononcée dans la langue autochtone. Ensuite, si aucun interprète dans une troisième langue n’est disponible (ce qui peut arriver quand le délai est trop court ou que les interprètes et les ressources dans la langue voulue sont rares), on demande aux interprètes dans les langues officielles de lire, selon le cas, soit la version française ou anglaise de l’intervention du participant, soit une traduction du texte de l’intervention fourni dans la langue autochtone. Enfin, s’il n’y a ni interprète dans une troisième langue ni exemplaire écrit de l’intervention, le public doit se contenter de la transcription officielle publiée par la suite, lorsque l’enregistrement audio original est transcrit et traduit en français et en anglais. Quel que soit le cas, l’Administration et ses partenaires visent la qualité et la transparence. Par exemple, dans le deuxième scénario, les interprètes dans les langues officielles préviennent le public qu’ils lisent un texte préparé à l’avance qui ne constitue pas leur propre interprétation. De plus, durant la préparation de la transcription officielle, les rédacteurs utilisent des notes explicatives pour préciser la source de certains textes (par exemple, le député s’exprime en cri et l’on en fait l’interprétation suivante; Le député s’exprime en inuktitut et a fourni le texte suivant; Le député s’exprime en inuktitut et a fourni la traduction suivante; Texte en inuktitut traduit comme suit; etc.)

Les données internes recueillies depuis 2018 donnent à penser que l’utilisation des langues autochtones à la Chambre des communes et aux réunions des comités est devenue plus courante. De la fin de la 42e législature à la fin de la 44e législature, on a relevé l’utilisation de plus de 50 langues ou dialectes autochtones. Ceux qui ont été utilisés les plus souvent sont l’inuktitut et les langues cries et dénées. On a aussi utilisé plusieurs langues qui sont parlées par très peu de personnes et sont en danger critique de disparition, surtout à des réunions de comités : le witsuwit’en, le tutchone du Nord et le kwakiutl (kwak’wala), pour n’en nommer que quelques-uns. Les interventions semblent avoir été faites par plus de 100 personnes distinctes, le plus souvent lors de témoignages en comité. À la Chambre et aux réunions des comités, une poignée de personnes qui parlaient couramment une langue autochtone ont prononcé le gros des interventions en langues autochtones et des interventions les plus longues faites par des députés. En raison de son mandat, le Comité permanent des affaires autochtones et du Nord (le comité INAN) est le comité de la Chambre qui a connu l’utilisation la plus fréquente de langues autochtones, mais il est loin d’avoir été le seul.

Regard vers l’avenir : obstacles, incertitudes et possibilités

À bon droit, le 28 janvier 2019 (soit quelque 18 mois après son intervention percutante pour permettre l’utilisation de sa langue à la Chambre), Robert-Falcon Ouellette a fait le tout premier discours à la Chambre prononcé dans une langue autochtone et interprété en français et en anglais12. Bien que des moments comme celui-ci soient le reflet d’une amélioration importante de l’expérience vécue depuis longtemps par les locuteurs autochtones à la Chambre, il est clair que bon nombre des préoccupations soulevées par les défenseurs de l’utilisation des langues autochtones, y compris des éléments de la question de privilège soulevée par M. Ouellette en 2017, n’ont pas encore été abordées.

Les distinctions juridiques et procédurales faites entre les protections accordées à l’utilisation des deux langues officielles du Canada et celles accordées à l’utilisation des langues autochtones dans les délibérations en sont peut-être les éléments plus importants. Un obstacle à la pleine participation d’un député aux délibérations en français ou en anglais pourrait être considéré comme une violation du privilège parlementaire et une chose incompatible avec la Constitution et le droit législatif. En l’absence d’un fondement similaire dans la loi ou le Règlement même de la Chambre auquel les députés pourraient recourir, les tentatives pour contester des obstacles semblables liés aux langues autochtones se sont révélées moins efficaces.

On doit aussi tenir compte des restrictions liées aux ressources et à la capacité technique. Dans un rapport publié en 2023, la première recommandation formulée par le comité INAN a été la suivante : « Que le gouvernement du Canada demande au Bureau de régie interne de trouver des moyens d’assurer l’interprétation simultanée dans plus de trois langues lors des réunions des comités, à la demande des membres ou des témoins parlant une langue autochtone13. » Selon les ententes actuelles et compte tenu de la permanence du besoin en interprétation dans les deux langues officielles, on ne peut ajouter qu’une seule langue, autochtone ou autre, au nombre de langues interprétées au même moment, ce qui empêche la participation simultanée de personnes utilisant différentes langues autochtones.

Il ne faut toutefois pas oublier à quel point et à quelle vitesse la procédure et les usages de la Chambre peuvent changer lorsqu’il y a un mandat clair de la part des députés. Le mode de participation hybride aux délibérations (y compris le système de vote électronique) qui a été mis en œuvre en réaction à la pandémie de COVID-19 en est un exemple éloquent. Chaque début de législature s’accompagne de l’arrivée de nouveaux députés qui peuvent donner un tel mandat et une nouvelle orientation durable à la Chambre des communes. De même, de nouvelles situations créeront de nouvelles occasions d’invoquer le Règlement et de soulever des questions de privilège qui amèneront la présidence à établir de nouveaux précédents. À cela s’ajoutent les résultats des actions en justice portant sur les droits des peuples autochtones et le statut de leurs langues. Comme toujours, l’Administration demeure prête à mettre en œuvre la vision d’avenir de la Chambre.

Notes

1 Bosc, M. et Gagnon A., « Chapitre 13 : Le maintien de l’ordre et le décorum », La procédure et les usages de la Chambre des communes, Troisième édition, 2017, p. 612.

2 Ibid.

3 Statistique Canada, « Recensement en bref : », 2023.

4 Commission de vérité et réconciliation du Canada, « Pensionnats du Canada : », Rapport final de la Commission de vérité et de réconciliation du Canada, Volume 5, 2015.

5 Milen, Robert A., Représentation des peuples autochtones au Canada :, document préparé dans le cadre du Programme de recherche de la Commission royale sur les peuples autochtones, 1994.

6 Débats de la Chambre des communes, 42législature, 1re session, 4 mai 2017, p. 10770.

7 « Liberté de parole : langue du débat; », Recueil de décisions du Président Geoff Regan, 2015-2019.

8 Chambre des Communes, L’utilisation des langues autochtones dans les délibérations de la Chambre des communes et des comités, 66e rapport du Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre, 42e législature, 1re session, 2018.

9 Ibid., p. 26.

10 Ibid., p. 29.

11 Tachker, John Paul, « Quebec Liberal MP Marc Miller employs Mohawk language lessons in the House », CBC News, 2017 [en anglais seulement].

12 Débats de la Chambre des communes, 42e législature, 1re session, 28 janvier 2019, p. 24852-24853.

13 Chambre des Communes, Se réapproprier, revitaliser, maintenir et renforcer les langues autochtones au Canada, neuvième rapport du Comité permanent des affaires autochtones et du Nord, 44e législature, 1re session, 2023, p. 7.

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