Bilinguisme à sens unique : Le monologue anglonormatif à la Chambre des communes
Cet article explore la dynamique linguistique au Parlement, plus particulièrement à la Chambre des communes, et analyse son impact sur les relations politiques et les processus décisionnels. L’auteur s’interroge sur la manière dont l’anglonormativité se manifeste, tant au niveau individuel qu’institutionnel, à la Chambre des communes. De plus, il s’interroge sur son impact sur l’inclusion des députés francophones et sur la capacité de la Chambre à légiférer en français et pour les francophones canadiens. À travers une série d’entretiens semi-structurés menés auprès de députés de la 44e législature, il propose une analyse méthodique couvrant quatre grands axes : l’anglais comme langue commune de facto, le « fardeau » du français, l’impératif francophone et la législation bilingue sans être biculturelle.
Ahdithya Visweswaran
Introduction
« À Ottawa, il y a deux langues officielles : l’anglais et la traduction simultanée »
– Vieux dicton au Parlement canadien
Au fil des années, les politologues et sociologues se sont efforcés d’analyser les aspects normatifs et descriptifs du bilinguisme officiel dans le contexte de la politique canadienne. Leur travail s’appuie sur une histoire riche marquée par l’établissement de deux peuples coloniaux sur ce territoire, instituant un cadre linguistique bilingue qui reconnaît l’anglais et le français comme langues officielles du pays, accordant ainsi des droits linguistiques égaux à chaque groupe dans le but d’assurer leur participation équitable aux processus parlementaire et démocratique.
Cependant, en dépit de ces protections constitutionnelles ancrées dans la loi suprême du pays, les réalités institutionnelles et les attitudes sociales ne reflètent pas toujours ces principes fondamentaux. Les études suggèrent une certaine asymétrie dans la mise en œuvre du bilinguisme officiel, avec une prévalence souvent accrue de l’anglais comme langue dominante dans les sphères politiques et administratives. Cependant, les recherches sur les écarts entre le cadre législatif et la réalité quotidienne demeurent rares, laissant planer des interrogations sur l’équité linguistique dans un environnement anglo-normatif qui ne prend pas souvent en considération les questions linguistiques. De plus, elles soulèvent des préoccupations concernant la représentation effective des intérêts des deux communautés linguistiques au sein de la démocratie canadienne moderne.
En novembre dernier, Rachael Thomas, députée de Lethbridge, a fait les manchettes nationales en demandant explicitement à la ministre Pascale Saint-Onge de s’exprimer en anglais plutôt qu’en français lors de sa comparution devant le Comité permanent du patrimoine canadien.1 Cette demande, remettant en question le principe du bilinguisme parlementaire garanti par la Charte ainsi que le bilinguisme officiel dans son ensemble, a suscité une vive réaction parmi les membres de toutes les formations politiques. Non seulement cet incident illustre les défis anglonormatifs auxquels sont confrontés les parlementaires francophones, mais il met également en lumière certaines attitudes et perceptions entourant la langue française au sein des murs de l’institution.
Cette étude s’attache donc à explorer les dynamiques linguistiques présentes au sein du Parlement, particulièrement à la Chambre des communes, et à analyser leur impact sur les relations politiques et les processus décisionnels. Plus spécifiquement, elle répondra aux questions : de quelle manière l’anglonormativité se décline-t-elle, tant au niveau individuel qu’institutionnel, au sein de la Chambre des communes? Plus spécifiquement, comment ces déclinaisons influent-elles l’inclusion des députés francophones, ainsi que la capacité de la Chambre à légiférer en français et au nom des francophones au Canada ? Pour ce faire, cette recherche commencera par une analyse approfondie de la littérature portant sur le bilinguisme parlementaire et l’anglonormativité en tant que concepts théoriques fondamentaux. Cette exploration théorique sera complétée par une étude empirique des défis rencontrés dans la pratique parlementaire, basée sur des entrevues menées avec des députés de la 44e législature. Une analyse méthodique sera entreprise, couvrant quatre principaux axes : l’anglais comme langue commune de facto, le fardeau du français, l’impératif francophone, et la législation bilingue, mais non pas biculturelle. En conclusion, cette étude offrira une synthèse des résultats obtenus et esquissera des pistes pour de futures recherches dans ce domaine.
Revue littéraire de l’anglonormativité
Depuis l’acte de la Confédération, diverses manifestations de bilinguisme législatif et institutionnel ont été mises en place afin de garantir l’égalité linguistique entre l’anglais et le français, « reconnaissant ainsi aux deux communautés de langue officielle le droit de participer équitablement au processus parlementaire »2. Ce principe canadien des deux langues officielles, longtemps sujet de controverses et source de débats persistants, s’inscrit dans un contexte multidimensionnel, embrassant les sphères politique, juridique et sociale. Ainsi, une approche multidisciplinaire sera préconisée au cours de cette recherche, englobant à la fois des textes législatifs, des ouvrages académiques, et des rapports pertinents.
Il est pertinent de noter en premier lieu qu’un bilinguisme législatif et institutionnel facultatif est intrinsèquement intégré dans la structure opérationnelle du Parlement canadien, dont les fondements trouvent leurs origines dans la Constitution, la loi primordiale du pays. Plus précisément, cette obligation constitutionnelle émane de l’article 1333 de la Loi constitutionnelle de 1867, garantissant ainsi que :
133 Either the English or the French Language may be used by any Person in the Debates of the Houses of the Parliament of Canada and of the Houses of the Legislature of Quebec; and both those Languages shall be used in the respective Records and Journals of those Houses; and either of those Languages may be used by any Person or in any Pleading or Process in or issuing from any Court of Canada established under this Act, and in or from all or any of the Courts of Quebec.
The Acts of the Parliament of Canada and of the Legislature of Quebec shall be printed and published in both those Languages.
133 Dans les chambres du parlement du Canada et les chambres de la législature de Québec, l’usage de la langue française ou de la langue anglaise, dans les débats, sera facultatif; mais dans la rédaction des archives, procès- verbaux et journaux respectifs de ces chambres, l’usage de ces deux langues sera obligatoire; et dans toute plaidoirie ou pièce de procédure par-devant les tribunaux ou émanant des tribunaux du Canada qui seront établis sous l’autorité de la présente loi, et par-devant tous les tribunaux ou émanant des tribunaux de Québec, il pourra être fait également usage, à faculté, de l’une ou de l’autre de ces langues.
Les lois du parlement du Canada et de la législature de Québec devront être imprimées et publiées dans ces deux langues.
Malgré que cette disposition de la Loi constitutionnelle de 1867 n’accorde pas le statut de langues officielles au français et à l’anglais, elle entérine le caractère bilingue du Parlement canadien. Cette assise linguistique est donc complémenté en 1969 par l’adoption de la Loi sur les langues officielles, suite à la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, qui réaffirme plusieurs points essentiels en matière de bilinguisme parlementaire, notamment en établissant le français et l’anglais comme les deux langues officielles du Canada. Si la Partie I stipule que chacun a le droit d’employer la langue officielle de son choix dans les débats et travaux du Parlement et de bénéficier de l’interprétation simultanée, alors la Partie II assure que tout document au Parlement soit rédigé, adopté, imprimé et publié dans les deux langues officielles. Toutefois, ces dispositions légales n’ont pas bénéficié de protections constitutionnelles jusqu’en 1982, lorsque les articles 16, 17 et 18 de la Charte canadienne des droits et libertés ont constitutionnalisé le statut des deux langues en tant qu’officiel, ainsi que leurs usages dans les instances parlementaires fédérales.
En pratique, malgré les avancées légales visant à garantir l’égalité de statut entre le français et l’anglais au Parlement canadien, des disparités persistent dans leur usage effectif. En fait, « les débats parlementaires étaient principalement en anglais pendant la majeure partie de l’histoire du Canada »4 [Traduction libre]. Traducteur-interprète Jean Delisle, en évoquant le cas d’un député francophone n’ayant effectué sa première intervention qu’après trois années au sein des Communes, illustre dans son texte la pratique historique selon laquelle les députés francophones intervenaient rarement5. De plus, le politologue Scott Piroth souligne que lorsqu’ils prenaient la parole avant l’introduction de l’interprétation simultanée en 1959, « il était probable que les députés francophones s’expriment en anglais s’ils souhaitaient être compris par la majorité de leurs collègues »6 [Traduction libre]. Néanmoins, à la suite d’une analyse quantitative détaillée des données des périodes des questions des 24e au 39e Parlements, Piroth aboutit à la conclusion que l’usage du français a graduellement augmenté depuis 1959, et que cette tendance devrait se poursuivre à l’avenir7. Dans le rapport de la Bibliothèque du Parlement intitulé « Les langues officielles et le Parlement », l’analyste Marie-Ève Hudon offre une analyse détaillée de l’utilisation du français et de l’anglais par les députés dans la Chambre des communes et en comité entre 2011 et 2021, comme illustré dans les figures 18 et 29, respectivement. Les données présentées révèlent qu’en 2021, le français a été utilisé dans une proportion de 26,5 % à la Chambre des communes et de 20 % en comité. Bien que les données de 2021 sont représentatifs du 21,4 %10 de la population canadienne dont le français est la première langue officielle parlée, les figures démontrent que l’usage du français reste significativement inférieure et non égale à celle de l’anglais.


Une observation intéressante émerge lorsqu’on analyse les tendances temporelles : selon la Bibliothèque, entre 2017 et 2019, la proportion des interventions en français a été la plus faible, tant en Chambre qu’en comité11. Ceci marque ainsi le point le plus bas d’une tendance amorcée en 2011, lorsque l’utilisation du français est devenue particulièrement restreinte, surtout en comité où seulement 10 % des interventions étaient en français entre 2012 et 2019. La baisse observée dans l’utilisation du français coïncide avec la période du “vague orange” où le Nouveau Parti démocratique (NPD) a triomphé en remportant 59 des 75 sièges québécois à la Chambre des communes, reléguant ainsi le Bloc Québécois (BQ), qui dominait jusque-là, à seulement quatre sièges et le privant ainsi de son statut de parti reconnu. L’augmentation ultérieure de l’utilisation du français en 2019 coïncide avec l’élection de 32 sièges pour le BQ, un parti qui participe aux débats parlementaires presqu’exclusivement en français, illustrant ainsi l’impact significatif des dynamiques partisanes sur l’utilisation du français au sein de la chambre basse. Cette corrélation entre l’utilisation du français aux Communes et la présence du BQ a été relevée à plusieurs reprises dans la littérature. Cette observation empirique a été étayée par des chercheurs, dont Scott Piroth, qui, dans son analyse des données des périodes des questions des 24e au 39e Parlements, a noté qu’ « une hausse spectaculaire de l’utilisation du français s’est produite lors du 35e Parlement (1993-1997) avec l’arrivée du BQ, où 41 % des questions et des réponses dans l’échantillon étaient en français »12 [Traduction libre]. Quant à elle, la journaliste Chantal Hébert a écrit dans son livre qu’avant l’arrivée en force du BQ, « le français était une présence symbolique lors de la période des questions, sa place dans les échanges étant largement laissée aux caprices changeants de l’opposition officielle du jour et de sa rotation d’intervenants »13 [Traduction libre]. Elle va jusqu’à affirmer que l’image bilingue associée à la Colline du Parlement, voire à la Capitale nationale dans son ensemble, est largement attribuable à la présence du BQ14.
Au sein de la fonction publique canadienne, les rapports et les données du Gouvernement du Canada démontrent que l’utilisation du français comme langue de travail est en baisse constante15, alors que « l’anglais est prédominant dans la culture organisationnelle de la fonction publique fédérale »16. Un rapport du Commissariat aux langues officielles de 2011 démontre ce fait, en ajoutant que l’anglais est communément employé à l’échelle interrégionale, même entre les bureaux majoritairement francophones du Québec et ceux de la Région de la Capitale nationale17. Le déséquilibre linguistique dans les milieux bilingues est corroboré par un rapport de 2002 du Secrétariat du Conseil du Trésor, soulignant que les francophones sont souvent tenus de communiquer davantage en anglais que les anglophones en français. Cette asymétrie est également étayée par des données qui révèlent que les anglophones dans des environnements bilingues consacrent seulement 14 % de leur temps à parler en français, tandis que les francophones dans les mêmes environnements passent 43 % de leur temps à s’exprimer en anglais18.
Concernant la fonction publique fédérale, le Commissaire aux langues officielles met en lumière l’importance de l’insécurité linguistique comme l’un des défis principaux entravant l’usage adéquat de la langue française. Dans son rapport sur l’insécurité linguistique parmi les fonctionnaires fédéraux, celui-ci définit ce concept comme « le sentiment de malaise, d’inconfort ou d’anxiété ressenti lorsqu’on utilise ou tente d’utiliser sa première langue ou une langue seconde à cause de divers facteurs : environnement, perceptions, relations interpersonnelles, organisation et dimension culturelle et sociale »19. Le Commissaire souligne que cette insécurité marque le début d’un cercle vicieux, aboutissant éventuellement à une culture organisationnelle qui ne favorise pas l’utilisation égale des langues officielles.
Contrairement à l’insécurité linguistique, l’anglonormativité dépasse le cadre individuel et se reconnaît comme étant la conséquence, ainsi que la combinaison, de rapports de pouvoirs linguistiques et de dynamiques systémique socio-politiques. Dans la littérature scientifique, cette notion demeure très peu étudiée, surtout dans le domaine de la science politique. En effet, la conceptualisation de l’anglonormativité, qui sert de base à cette étude, est issue d’un texte de Dr. Alexandre Baril centré sur l’intersectionnalité en tant que cadre théorique, lequel explore l’absence des perspectives linguistiques dans des textes académiques en anglais portant sur l’intersectionnalité. Inspiré par les notions de l’hétéronormativité et la cisnormativité, le Dr. Baril décrit cette notion comme « un système de structures, d’institutions et de croyances qui consacre l’anglais comme norme. Dans des contextes anglonormatifs, l’anglonormativité est le critère selon lequel les personnes non-anglophones sont jugées, discriminées et exclues »20 [Traduction libre]. Me Anne Lévesque, professeure adjointe à la faculté de droit de l’Université d’Ottawa, va plus loin encore en affirmant que dans un environnement anglonormatif, le français est perçu comme une perturbation de l’ordre établi et du statu quo, un élément étranger qu’il est approprié de rejeter et de réprimer, parfois même avec un mépris et une hostilité ouverts2121.
D’après Me Lévesque, bien que l’anglonormativité soit un problème global, c’est souvent l’insécurité linguistique au niveau individuel qui est malheureusement confondue avec ce problème systémique22. Autrement dit, l’anglonormativité ne se réduit pas à une question de perception individuelle ou à un déficit de confiance personnelle. Elle désigne plutôt la prédominance systémique de l’anglais dans un environnement qui marginalise des personnes non anglophones, parfois à leur insu. Ce manque de conscience à l’égard de l’anglonormativité signifie que ceux qui font l’expérience de cette réalité pourraient ne pas avoir les outils conceptuels nécessaires pour l’identifier. Néanmoins, les écrits susmentionnés indiquent que l’anglonormativité pourrait bel et bien être présente dans ces contextes.
D’ailleurs, d’autres écrits attestent de manière plus générale de la prévalence de l’anglonormativité dans la société, ce qui met en lumière sa caractère globale. Jean Laponce détaille comment l’anglais est la langue commune dans les interactions personnelles entre anglophones et francophones23, ainsi démontrant non seulement l’anglonormativité en action, mais aussi la notion du « bilinguisme asymétrique »24. Selon Simeon et Cameron, dans la société civile canadienne, les francophones sont souvent contraints d’être parfaitement bilingues et de contribuer dans leur deuxième langue, tandis que leurs collègues anglophones ne sont pas soumis à cette même exigence25. Autrement dit, la maîtrise de l’anglais devient non seulement un atout, mais souvent une condition sine qua non, pour les francophones qui souhaitent progresser dans leurs carrières.
Les attitudes à l’égard des langues pourraient également contribuer à renforcer l’anglonormativité. Piroth évoque le cas d’un député des années 1960 qui espérait que le français disparaisse de la Chambre des communes, invoquant la « supériorité inévitable de la langue anglaise en tant que langue universelle du développement économique et de la communication »26. Ces idées ne sont pas si éloignées aujourd’hui : un sondage réalisé en juin 2024 par Léger27 montre que 70 % des Québécois voient le bilinguisme de manière positive, tandis que cette proportion est significativement plus basse, à 35 %, dans le reste du Canada. De plus, bien que 83 % des Québécois considèrent le bilinguisme comme important pour le Canada, seulement 43 % des répondants dans le reste du pays partagent cet avis. Cette disparité révèle une fracture perceptuelle significative entre la seule province francophone et la majorité anglophone en ce qui concerne l’importance et la promotion du bilinguisme national.
Analyse qualitative de l’anglonormativité à la Chambre des communes
Méthodologie
Pour accéder à la véritable dynamique en jeu, des entrevues ont été conduites auprès des députés de la 44e législature siégeant à la Chambre des communes dans le but de déterminer de manière concrète si et comment l’anglonormativité se manifeste dans cette institution parlementaire. C’est ainsi que dans le cadre de cette étude, 12 entrevues semi-dirigées avec un échantillonnage ciblé ont eu lieu. Ces entrevues ont eu lieu entre avril et juin 2024. Les participants ont été sélectionnés selon des critères rigoureux visant à assurer une représentation diversifiée des différentes perspectives linguistiques et politiques présentes à la Chambre des communes. Cela comprenait des députés anglophones unilingues, bilingues et francophones unilingues, ainsi que ceux s’auto-identifiant comme anglo-canadiens, franco-canadiens (c’est-à-dire les francophones hors Québec) ou québécois francophones. D’ailleurs, les parlementaires provenaient des quatre principaux partis politiques représentés à la Chambre des communes, à savoir le Parti libéral du Canada (LPC), le Parti conservateur du Canada (CPC), le Nouveau Parti démocratique (NPD) et le Bloc Québécois (BQ). Les entrevues ont été menées en suivant une procédure standardisée, avec une attention particulière portée à la création d’un environnement propice à une participation ouverte et honnête des députés. Les données ont été traitées en utilisant des méthodes de codage et de catégorisation, tout en préservant l’anonymat des participants pour assurer la confidentialité des informations partagées. Ces entrevues constitueront le fondement de la discussion dans les sections à venir de cette recherche, permettant une analyse approfondie des différentes perspectives sur les diverses manifestations de l’anglonormativité au sein de la Chambre des communes.
Résultats et analyse
Les résultats de cette étude offrent une opportunité d’explorer les diverses déclinaisons de l’anglonormativité et son impact sur les fonctions des députés dans la Chambre basse du Parlement canadien. Cette section se propose donc de mettre en lumière et d’analyser certaines observations clés à partir des données recueillies : 1) l’anglais comme langue commune de facto ; 2) le fardeau du français ; 3) l’impératif francophone ; et 4) une législation bilingue, mais non pas biculturelle. Étant donné la taille restreinte de l’échantillon, le manque de recherche scientifique dans ce domaine et la diversité limitée des répondants, l’objectif de cette section n’est pas de démontrer une relation corrective ou causale entre les réponses, mais plutôt d’explorer les thèmes émergents des données, sujets à approfondissement dans de futures recherches.


L’anglais comme langue commune de facto
Afin de contextualiser l’anglonormativité dans ses diverses manifestations à la Chambre des communes, les députés ont été demandés de réfléchir d’abord sur la place qu’occupe les deux langues officielles dans les activités de l’institution, et aussi dans leurs fonctions parlementaires quotidiennes à Ottawa. Cette question est fondamentale pour cette recherche car elle montre que la langue ne se limite pas aux compétences linguistiques et aux affiliations culturelles, mais qu’elle reflète également le statut et le pouvoir des différents groupes linguistiques au sein d’une institution donnée. Comme a cité Scott Piroth, « la langue qui prédomine dans un secteur institutionnel … donne une bonne indication du groupe linguistique qui contrôle cette institution »28 [Traduction libre].
Ainsi, les députés étaient incités à explorer le niveau de français qu’ils utilisent et qu’ils entendent régulièrement. Tous les députés, qu’ils soient membres des partis au gouvernement ou de l’opposition, étaient unanimes sur le fait que l’anglais prédomine dans les coulisses de la Chambre, lors des débats en Chambre et en comité, ainsi que dans les réunions pré-comité et les caucus, et ce jusqu’aux réceptions et aux négociations. Toutefois, chaque député étaient également d’avis que sa formation politique fait tout ce qu’elle peut pour promouvoir la place du français, mais tous convenaient que malgré ces efforts, l’anglais prévaut en raison de la majorité anglophone, transformant cette langue en langue d’usage dominante.
« De façon générale, je vous dirais que, les débats se passent très majoritairement en anglais. »29
« Moi, je me retrouve dans un comité maintenant qui est presqu’exclusivement anglophone. »30
L’assertion des députés quant à la prédominance de l’anglais, voire l’anglonormativité, dans les débats à la Chambre et dans les comités constitue une validation directe des conclusions documentées par la Bibliothèque du Parlement en 2022. Ces données cruciales éclairent la dynamique linguistique complexe qui caractérise l’institution parlementaire canadienne. En effet, elles mettent en lumière non seulement la fréquence prédominante de l’anglais dans les échanges parlementaires, mais aussi les défis persistants auxquels font face les francophones, notamment ceux qui sont unilingues, dans un contexte où l’anglais tend à être privilégié comme langue d’usage principale.
Quant à eux, les députés francophones bilingues ont souligné que leur aisance en anglais, qu’ils le veuillent ou non, contribue à faire de cette langue la langue d’usage dominante pour les interactions avec leurs collègues anglophones, qu’ils soient bilingues ou unilingues. Cela corrobore les conclusions de Laponce dans sa recherche, où il observe que l’anglais tend à devenir la lingua franca dans les interactions entre anglophones et francophones.
« Les francophones en majorité parlent anglais, donc là, elle devient la langue d’usage pour des réunions où il y a pas de traduction, parce que sinon un anglophone ne pourra pas participer. »31
« On peut voir que les francophones ont un certain avantage de parler anglais. Ils sont capables d’opérer, de continuer. Mais en même temps, ça devient l’anglais. Il y en a qui sont parfaitement bilingues, et ça cause pas d’ennuis. D’autres qui se débrouillent en anglais, mais ils peuvent avoir plus de difficulté à proposer leurs idées._»32
Les députés francophones de toutes les formations politiques perçoivent également une pression à passer à l’anglais lorsqu’un anglophone se joint à une conversation entre francophones. Au moins un représentant de chaque parti a souligné que lorsque plusieurs francophones discutent et qu’un anglophone se joint à eux, ils basculent immédiatement vers l’anglais, même si cela peut désavantager les francophones unilingues présents, afin de faciliter la communication avec l’anglophone.
La facilité avec laquelle l’anglais permet d’être clairement compris est également souvent évoquée comme un facteur déterminant. Pour les députés anglophones bilingues, il est préférable d’opter pour l’anglais lorsqu’ils abordent des sujets complexes nécessitant une précision technique.
« But there are times when it’s just I have to be really clear and precise and technical, so I would revert back to (…) my first language. »33
Cependant, les députés francophones bilingues ressentent également cette facilité de communication en anglais, bien que pour des motifs différents. Ils notent que s’exprimer en anglais leur permet de se faire comprendre plus aisément, évitant ainsi de devoir répéter leurs propos ou de dépendre de l’interprétation simultanée pour être compris par leurs collègues. Ils soulignent également la spontanéité des interactions lorsqu’ils communiquent dans la langue dominante, ainsi que la facilité à établir des relations naturelles avec leurs homologues anglophones ce qui leur est utile lors de négociations politiques.
« Alors le français est toujours un peu mis de côté au profit de l’anglais dans les conversations, parce que c’est plus simple, parce que j’ai la chance d’être bilingue, alors ça me permet facilement de parler anglais avec les collègues. »34
« Les efforts [en français] font que les conversations peuvent devenir imprécises à cause de la difficulté pour l’interlocuteur anglophone de trouver les bons mots en français. Alors rapidement, par soucis d’efficacité, on va passer en anglais. De façon générale, [les négociations] vont se faire en anglais, à part quelques exceptions ou dans le cas où les députés francophones ne sont pas à l’aise à parler en anglais. Dans ce cas-là, il y aura peut-être un effort un peu plus grand qui va être fait de la part des collègues anglophones ou simplement une absence de négociation avec ces collègues. Par exemple, on n’ira pas discuter avec tel collègue du Bloc parce qu’il parle pas l’anglais, ça va être compliqué. »35
L’omniprésence de l’anglais comme langue dominante engendre chez certains députés francophones un sentiment de responsabilité unilatérale à être ou à devenir bilingue, tandis que leurs homologues anglophones ne sont pas encouragés de manière équivalente à améliorer leur compétence en français. Cette disparité a été mise en évidence par les déclarations des députés francophones indiquant qu’ils ressentaient la nécessité d’améliorer leur maîtrise de l’anglais dès leur arrivée à Ottawa, contrairement aux députés anglophones qui n’ont pas exprimé ressentir une pression similaire lors des entretiens. Cette asymétrie perçue renforce une dynamique où le bilinguisme est souvent considéré comme un fardeau supplémentaire pour les francophones, alors qu’il devrait idéalement être un objectif partagé au sein de l’institution parlementaire.
« C’est sûr que le bilinguisme au Parlement, c’est une obligation pour les francophones. Les francophones ont beaucoup plus le fardeau de devoir s’exprimer dans les deux langues que les anglophones. On le sait. On peut très très bien se débrouiller uniquement en anglais au Parlement. On peut moins facilement se débrouiller 100 % en français au Parlement. »36
« Un anglophone ne comprend pas pourquoi un francophone ne parle pas anglais. Mais [pour] lui qui ne parle pas français, ce n’est pas nécessairement quelque chose qui est vu [comme] anormal. »37
Ainsi, l’anglais devient non seulement indispensable dans les responsabilités quotidiennes des députés, mais il constitue également un pilier essentiel pour l’avancement de leur carrière politique. Maîtriser cette langue est crucial pour leur efficacité dans divers rôles parlementaires, fournissant l’accès à des postes de leadership stratégiques tels que ministre, membre du cabinet fantôme, whip ou porte-parole. De plus, une compétence avancée en anglais leur offre la capacité d’influencer les orientations politiques de certains domaines à l’échelle nationale et internationale, renforçant ainsi leur impact dans les décisions cruciales qui façonnent le paysage politique.
« Je crois que tu ne peux pas siéger à la Chambre des communes en étant unilingue francophone et assumer certaines responsabilités comme la défense, comme le commerce international ou l’industrie. Il faut que tu sois capable de parler les deux langues. Parce que ça se passe en anglais; ça se passe rarement en français. »38
« Lorsqu’on parle de fonction ministérielle, [être unilingue francophone] peut devenir un handicap majeur. Mais il reste que lors des réunions internes où il n’y a pas de service de traduction, cela désavantage les francophones ou ceux qui ont de la difficulté à comprendre l’anglais. C’est vraiment un handicap. »39
Effectivement, les députés unilingues francophones font état d’un isolement marqué et d’une exclusion significative lors de diverses activités sur la Colline du Parlement. Cela se manifeste particulièrement lors des événements informels tels que les réceptions et les soupers, ainsi que lors des rencontres décontractées entre députés. Ces occasions non seulement favorisent les interactions sociales, mais aussi facilitent les collaborations et les négociations informelles qui sont cruciales dans le milieu parlementaire. Pour les députés unilingues francophones, l’incapacité de participer pleinement à ces échanges informels en raison de la barrière linguistique représente un obstacle significatif à leur intégration et à leur efficacité dans l’exercice de leurs fonctions parlementaires.
« Admettons que le président m’invite à souper avec d’autres parlementaires. Je ne suis pas très stimulé à y aller parce qu’il invite souvent d’autres officiers et je ne peux pas participer. Alors, après une heure là-bas, j’ai beau faire des efforts, je ne me sens plus dans la partie. (…) Je ne me sentais pas nécessairement inclus, mais je faisais des efforts. Après avoir passé une heure à faire des efforts, j’ai finalement quitté, j’étais épuisé. Ensuite, j’ai essayé de faire comprendre ça au président en disant que si toute la rencontre s’était déroulée en français, peut-être que ce serait [le député anglophone] qui serait parti épuisé après avoir fait des efforts pour socialiser, fraterniser, et échanger dans une langue qui n’est pas la sienne. »40
Le fardeau du français
Si l’anglais est la langue d’usage commune à la Chambre des communes, le français est perçu comme étant « une entorse à l’ordre naturel des choses, un intrus qu’il convient de rabrouer et de taire »41. Cette vision met en lumière une dynamique marquée par l’anglonormativité, où la norme linguistique anglaise domine et influence les interactions parlementaires, reléguant ainsi le français à un statut secondaire malgré son statut officiel et constitutionnel au Canada. Cela pose effectivement des défis importants pour ceux qui utilisent le français comme langue principale dans leurs engagements parlementaires. Les députés francophones font face à des défis supplémentaires, notamment dans leur capacité à s’exprimer pleinement, à se faire entendre et à participer équitablement aux débats et aux décisions politiques, comparativement à leurs collègues anglophones pour qui l’anglais est prédominant.
« Honnêtement, pour l’anglophone, c’est sûr que c’est toujours un poids. C’est un poids d’avoir à gérer le français. »42
« C’est vraiment vu comme un frein ou comme une dépense que les groupes peuvent pas se payer. »43
Certains députés, en particulier ceux du Bloc Québécois et des Conservateurs, ont mentionné des cas récents où des documents étaient déposés exclusivement en anglais, argumentant que la traduction de ces documents était jugée trop coûteuse et trop longue à réaliser. Autrement dit, le français est vu comme un fardeau financier additionnel et non nécessaire, mais néanmoins toléré. En plus de signaler régulièrement des motions et des documents déposés uniquement en anglais, notamment en comité, ces députés ont également mentionné la Commission d’enquête sur l’état d’urgence et la Commission sur l’ingérence étrangère, toutes deux ayant fait l’objet de plaintes auprès du Commissariat aux langues officielles. Ils affirment que la traduction de documents, ainsi que la mise à disposition d’une interprétation simultanée, pour une minorité linguistique qui est majoritairement bilingue de toute façon, est considérée comme une utilisation inefficace des fonds publics. Ces attitudes à l’égard de la traduction et de l’interprétation ne sont pas nouvelles ; en fait, elles existaient déjà avant même la mise en place de ces mesures de protection linguistique. L’introduction retardée de l’interprétation simultanée était en partie due à des préoccupations financières, comme en témoigne la réticence de certains députés face au coût estimé de 6 300 $ pour l’équipement des 275 sièges du parquet de la Chambre et des 625 sièges des galeries avec des écouteurs individuels, ainsi que les salaires des quatre interprètes (chacun entre 6 000 $ et 7 000 $), jugés prohibitifs.44
Au-delà de l’opinion selon laquelle les services d’interprétation ne justifient pas leur coût, il existe depuis longtemps un désintérêt, voire une méfiance, envers le français à la Chambre des communes. Dans les années 1960, très peu de députés, tant francophones qu’anglophones, étaient bilingues et certains souhaitaient même pour la disparition de la langue française de l’institution en raison « de la supériorité inévitable de la langue anglaise »45 [Traduction libre]. Avant l’introduction du système d’interprétation simultanée, un parlementaire s’exprimant en français était souvent incompris par la majorité anglophone, ce qui entraînait fréquemment un départ de nombreux députés de la Chambre.46
Les députés francophones observent qu’après 65 ans depuis l’introduction de l’interprétation simultanée, cette attitude de désintérêt à l’égard des interventions en français à la Chambre et en comité persiste, se manifestant de manière différente et moins explicite que par le fait de quitter la salle. Ceux-ci attestent souvent voir leurs homologues anglophones unilingues qui ne portent pas l’appareil auditif lors de leurs interventions en français, résultant dans un sentiment d’insignifiance et d’impuissance.
« Quand un député francophone prend la parole dans un comité parlementaire ou à la Chambre des communes, on remarque que les anglophones ne portent pas toujours leur oreillette pour avoir accès à l’interprétation. Donc, comme il y a beaucoup d’unilingue anglophones, assez majoritairement à la Chambre des communes, est-ce qu’on peut en déduire que quand un francophone parle et que [l’anglophone ne] porte pas son oreillette, est-ce à dire que c’est pas important pour lui de comprendre ce que le député francophone dit ? »4747
« Il y a la traduction simultanée fournie par l’organisation, et puis on voit tous les appareils de traduction simultanée dans les boîtes, dans le fond de la salle, personne les prend, ou alors ils sont sur les tables. Mais, quand tu commences à parler en français, personne ne les écoute. »48
« Il y a une forte proportion des députés unilingues anglophones qui ne se donne même pas la peine de mettre leur oreillette pour écouter l’interprétation. En ce sens, il y a là une marginalisation du français. Il y a une atteinte à l’importance qu’ont les députés francophones dans le cadre des débats. Parce que les députés francophones se donnent la peine d’écouter ce que l’ensemble des députés de la Chambre disent dans le cadre des débats. Et ce n’est pas réciproque. Il y a là un déséquilibre qui devrait être préoccupant. »49
« Je le vis en caucus, surtout. Des fois, on veut s’adresser au caucus, puis là on s’en aperçoit que la moitié qui n’ont pas leurs oreillettes. Si je parle français, ils écoutent pas, ils savent pas ce que je veux dire. Donc, je vais parler en anglais pour être sûr d’être compris. Mais, ce n’est pas parce que la ressource n’est pas là. »50
Ce sentiment que le français n’est pas écouté attentivement par la majorité des députés à la Chambre, combiné à plusieurs autres facteurs qui entravent leurs engagements parlementaires, se traduit par cette langue devenant un fardeau désavantageux même pour les députés francophones. En fait, le fait de devoir compter sur l’interprétation simultanée est mentionné comme le principal inconvénient. Les députés francophones citent les délais d’interprétation, la nécessité de répéter leurs propos, et le temps d’attente pendant que leurs collègues ou les témoins mettent leurs oreillettes comme des facteurs qui réduisent le temps qui leur est alloué pour leurs interventions, notamment en comité. Comme le résume simplement Alan Patten, « la traduction est chère, peu pratique et toujours imparfaite »51.
De plus, les députés évoquent la perte de spontanéité dans les débats et la capacité de faire un coup politique lors de leurs interventions en français. Cela conduit souvent à des réactions incomplètes ou à un manque de réactions de la part des témoins ou de leurs collègues, les incitant ainsi à privilégier les interventions en anglais s’ils souhaitent avoir un impact marquant ou susciter des réactions significatives.
« On a très peu de temps pour poser des questions. Donc, si on interroge des témoins qui dépendent de l’interprétation, c’est sûr qu’on perd du temps. »52
« Lorsqu’on a des témoins, il y a des désavantages à se servir de la traduction parce qu’il y a des délais dans le temps. Des fois, on a juste cinq minutes, donc ça va vite. On parle, on doit attendre un peu que l’interprète ait fini son travail et que le témoin écoute. (…) Mais, il y a un délai qui fait en sorte qu’on doit attendre et ça fait perdre du temps. (…) Souvent, ça m’est déjà arrivé que les témoins disent “pouvez-vous répétez votre question ?” parce que [l’interprétation] n’était pas claire. Ça m’est déjà arrivé de le dire en anglais parce que je veux pas perdre du temps. J’ai parlé en anglais parce que la traduction n’a fonctionné bien. »53
« [Les interprètes] sont des experts, ils sont vraiment super bons. Mais, parfois, ça peut faire en sorte que tu es 30 secondes en retard sur la discussion, puis ça fait que ton intervention peut être moins rapide, moins spontanée, ou tu vas avoir des doutes sur la compréhension que des termes qui sont utilisés par les témoins ou les autres députés. Donc il y a toujours des desavantages à utiliser la traduction simultanée. »54
Les présidents de comité ne parviennent pas toujours à bien accommoder la perte de temps vécue par les députés francophones lorsqu’ils utilisent les services d’interprétation. Un député anglophone libéral, qui a précédemment présidé un comité, a admis qu’il veillait à accorder davantage de temps aux députés posant des questions avec le soutien de l’interprétation, mais il n’est pas certain que cela soit une pratique standard.55 D’autres députés témoignent que ce n’est pas une pratique courante, et que certains présidents de comité ne prennent pas toujours en compte le temps supplémentaire nécessaire pour l’interprétation.
« Et c’est pas tous les présidents du comité qui vont allouer plus de temps à un échange qui se déroule en français avec interprétation. »56
« Et c’est pas tous les présidents de comités qui calculent ce temps là qui leur donne aux députés cette espèce d’ajustement là. »57
Les députés francophones ont également observé que de devoir examiner des projets de loi ou des rapports de comités en français, alors que la majorité du comité, y compris le président et les greffiers, le font en anglais, complique leur capacité à réviser efficacement et à proposer des changements opportuns, en raison des divergences dans la numérotation des pages ou des paragraphes. Ceci a été bien documenté dans les entrevues qu’a fait l’ancienne stagiaire parlementaire, Élizabeth Bergeron, lorsqu’elle cite : « Si le président d’un comité est anglophone ou si votre comité est plutôt anglophone, alors nous révisons le rapport sur la base de l’évaluation anglaise, ce qui signifie, encore une fois, qu’il faut utiliser des mots différents, mais aussi des pages différentes »5858. Bergeron souligne que ce double standard affecte particulièrement les francophones, qui doivent se référer à la version anglaise plus fréquemment que les anglophones à la version française.
L’impératif francophone
En raison du faible usage du français au sein de l’institution, certains députés francophones ressentent une pression considérable de maintenir le bilinguisme parlementaire à la Chambre basse en promouvant activement la langue française et en s’opposant à l’anglonormativité. Ils estiment qu’il est nécessaire de renforcer la protection de la langue dans les activités quotidiennes de l’institution, mais constatent trop souvent que la responsabilité de défendre le bilinguisme repose principalement sur les francophones.
Un nombre considérable de députés interrogés ont mis en lumière l’importance du rôle joué par le Bloc Québécois dans la promotion et la défense de la langue française à la Chambre des communes, confirmant ainsi les observations de Scott Piroth et Chantal Hébert selon lesquelles ce parti politique joue un rôle crucial non seulement pour maintenir la présence du français, mais aussi pour faire du Parlement un lieu véritablement bilingue.
« I am grateful for [the Bloc’s] presence in the House because of that. I am glad that they are there to be that reminder for us. However, I worry, if they weren’t the third party in the House, just how much French would be spoken in the Chamber. Not to be super partisan, but our Conservative colleagues tend to not have as many French- speakers and it is a bit more noticeable. So should the government change, I would be concerned about having that true bilingualism in the Chamber. »59
« Je dirais que ce qui aide beaucoup, c’est la présence des députés du Bloc québécois . »60
D’ailleurs, plusieurs députés ont observé que la présence d’un francophone ou d’un Québécois à la tête du parti accorde davantage d’importance au bilinguisme, et plus spécifiquement à la langue française, lors des activités internes et externes du parti. À l’inverse, un anglophone à la tête d’un parti se traduit souvent par une relégation du français, ou sa considération comme une pensée après coup.
« Our leader is a francophone and our government leader as well. So these are things that we don’t take for granted »61
« Avoir un chef qui vient du Québec comme Tom Mulcair ou même Jack Layton (…), ça change un peu la dynamique. Jagmeet adore le français, il parle bien français, mais ce n’est pas dans son environnement naturel et pour lui, ce n’est pas une réflexe. »62
« [Le changement de chef a] fait en sorte qu’il y a un mouvement vers un peu plus de français dans le caucus, dans des rencontres internes. Puis, il y a un effort très clair de la part de notre chef pour que le français soit mis en valeur, soit respecté puis adopté lui même. »63
Les députés francophones se trouvent souvent face à un dilemme complexe entre parler français, revendiquer leurs droits constitutionnels à l’expression et à l’interprétation, ou bien faire des compromis. Ce choix n’est pas simplement linguistique mais aussi politique, car il peut influencer leur capacité à influer sur les décisions et à promouvoir les intérêts de leurs électeurs francophones tout en naviguant dans un contexte où l’anglais est prédominant. Cependant, ce dilemme devient épuisant en raison de sa répétition fréquente.
« Donc le fardeau nous appartient toujours et parfois ça peut être lassant de tout le temps s’exposer à dire que la traduction ne va pas bien. Il y a des députés qui préfèrent parfois ne pas le dire parce qu’ils sentent qu’ils exaspèrent leurs collègues anglophones. »64
Un autre parlementaire relate une expérience en caucus où, en raison de problèmes techniques avec l’interprétation simultanée, ses collègues lui demandent s’ils peuvent continuer sans interprétation, étant donné qu’il est bilingue, plutôt que de suspendre ou d’arrêter la réunion. Malgré ses droits linguistiques compromis, il acquiesce pour éviter toute apparence de mauvaise foi. Bergeron décrit un incident similaire dans sa thèse, où un sénateur francophone bilingue a été invité à faire une “concession budgétaire” en ne demandant pas la présence d’un interprète francophone lors d’un voyage de comité, même si l’accompagnement d’un interprète anglophone a été jugée justifiée malgré les coûts élevés.65
Les politiques bilingues, mais non pas biculturelles
De manière unanime, les députés participant aux entrevues sont d’accord qu’il n’y a pas de lacune dans la législation canadienne moderne dues à une sous-représentation ou un insuffisant usage du français dans la Chambre basse. Les députés, tant anglophones que francophones, assurent qu’il existe plusieurs dispositifs pour garantir la concordance des deux versions d’un projet de loi tout au long du processus législatif. Ceux-ci citent surtout le travail “expert”6666 que fait le Bureau de la traduction dans l’harmonisation des deux versions linguistiques et dans la prévention de toute clivages juridiques lors d’interprétations potentielles.
« Le Bureau de la traduction fait un excellent travail. On ne voit pas souvent l’erreur dans les versions anglaise et française de façon générale. C’est extrêmement rigoureux. »67
Un autre député, également avocat, souligne que cette concordance est assurée dès la rédaction du projet de loi, avant même son dépôt dans la Chambre des communes ; ceci est grâce au fait que « les lois fédérales sont rédigées par deux légistes, l’un francophone, l’autre anglophone, qui travaillent conjointement avec l’aide de jurilinguistes chargés d’assurer la concordance des deux versions »68. Plusieurs députés, surtout les francophones bilingues, affirment vérifier les deux versions d’un projet de loi lors des séances de comité article-par-article pour détecter tout écart ou erreur. Quant à eux, les députés anglophones notent que leurs collègues francophones, en particulier ceux du Bloc Québécois, sont particulièrement vigilants pour signaler toute problématique éventuelle.
Une distinction significative se dessine parmi les députés représentant les communautés francophones minoritaires au Canada, en dehors du Québec. Ils constatent régulièrement que leurs préoccupations spécifiques, ainsi que les réalités particulières de leurs communautés minoritaires, sont fréquemment oubliées à la Chambre des communes lors des phases d’élaboration, de débat et d’adoptions des projets de loi. Cette situation soulève des préoccupations quant à la représentation adéquate et à la prise en compte effective des besoins des francophones minoritaires dans le processus législatif canadien.
« Souvent, je remarque que la législation qui est en train d’être préparée ne prend pas en considération les minorités francophones. Ce qui est terrible parce qu’on est un pays bilingue et on a une loi qui doit être respectée et qui n’est pas toujours automatique. Donc il y a un manque. Puis, souvent grâce au fait que nous sommes des Acadiens ou des francophones chez le gouvernement, qui gouvernent aujourd’hui, nous pouvons ajouter, améliorer et intervenir. Nous l’avons fait une dizaine de fois, au moins. Je vais donner un exemple, c’est C-35 qui était sur les garderies où le français n’avait pas les mêmes garantis. Dans C-13, j’ai amené des amendements que mon gouvernement, au début n’était pas favorable, mais qu’avec le temps on l’acceptait (…) Donc, il y a eu au moins une quinzaine d’occasions depuis mes neuf ans au Parlement où la législation n’aurait pas reflété les francophones s’ils n’avaient pas étés à la table ou autour de la table. »69
Un autre député s’identifiant comme franco-canadien exprime également cette préoccupation, en indiquant que la responsabilité incombe aux organisations de la société civile francophone de mener des actions de plaidoyer afin d’inciter tous les élus, pas seulement les francophones, à prendre en considération leurs préoccupations.
Conclusion
L’objectif principal de cette étude fut d’identifier les différentes manifestations de l’anglonormativité à la Chambre des communes et d’évaluer leur impact sur l’inclusion des députés francophones ainsi que sur la capacité de la Chambre à légiférer en français et à représenter les intérêts des francophones. À la suite d’entrevues semi-dirigées auprès de douze parlementaires siégeant actuellement à la Chambre des communes, plusieurs constats significatifs ont été mis en lumière. Premièrement, en raison de la prévalence élevée d’anglophones unilingues au sein de l’institution parlementaire et des taux élevés de bilinguisme parmi les francophones, l’anglais devient la langue dominante utilisée lors des activités parlementaires, qu’elles soient formelles ou informelles. Cette dynamique influence profondément la culture organisationnelle de la Chambre des communes en excluant et en marginalisant ceux qui maîtrisent moins bien la langue dominante, les privant ainsi des mêmes opportunités d’exercer pleinement leurs fonctions parlementaires que leurs homologues anglophones. En somme, le bilinguisme devient une exigence pour les francophones, qui doivent souvent travailler dans leur deuxième langue officielle, tandis que leurs collègues anglophones ne sont pas tenus au même standard, en raison de la prédominance de l’anglais.
L’anglonormativité à la Chambre des communes contribue à percevoir le français comme un obstacle ou une contrainte. Des attitudes de désintérêt, voire de méfiance, font que l’usage du français n’est pas facile pour les députés francophones. Néanmoins, ces derniers expriment qu’il leur incombe de faire ce choix difficile afin de promouvoir et de valoriser non seulement la langue française, mais aussi les francophones, leurs commettants, à travers tout le pays. Ce choix se complexifie davantage pour les députés franco-canadiens minoritaires, mais il demeure primordial, en raison de l’impératif de représenter les intérêts de cette minorité linguistique au sein d’une institution législative dans laquelle elle se fait souvent oubliée.
Cette étude scientifique sur l’anglonormativité à la Chambre des communes ouvre la voie à de futures recherches sur le bilinguisme parlementaire et l’utilisation des deux langues officielles. Une piste intéressante à explorer serait de déterminer si les défis signalés par les députés francophones relèvent d’une question de privilège, en raison des limitations qu’ils imposent à leur capacité d’exercer pleinement leurs fonctions parlementaires. Cette démarche permettrait de mieux comprendre les dynamiques institutionnelles qui favorisent ou entravent l’égalité linguistique au sein de l’institution parlementaire et, par extension, dans la démocratie canadienne.
Bref, ces questions ne se limitent pas aux députés francophones à la Chambre des communes; elles soulèvent des enjeux fondamentaux qui vont bien au-delà de la simple question linguistique. Elles touchent à l’essence même de l’unité nationale au Canada, où la coexistence harmonieuse des deux langues officielles est depuis longtemps un pilier de notre identité collective. La reconnaissance et le respect équitable des langues officielles jouent un rôle crucial dans la préservation de notre diversité culturelle et linguistique, renforçant ainsi notre sentiment d’appartenance à une nation pluraliste. Pour que le Canada affirme son identité en tant que pays avec deux langues officielles et une richesse culturelle plurielle, il est impératif que l’institution parlementaire reflète véritablement cette volonté. De plus, ces questions révèlent des défis continus pour notre démocratie, notamment en ce qui concerne l’accès équitable à la représentation politique et à la participation citoyenne pour tous les Canadiens, quel que soit leur langue maternelle. En résumé, la façon dont ces questions sont traitées à la Chambre des communes ne détermine pas seulement l’avenir du bilinguisme parlementaire, mais aussi l’évolution de notre société canadienne dans son ensemble.
Notes
1 Peter Zimonijic, “Conservative MP Accused of Insulting Francophones by Asking Minister to Speak English,” CBC, 30 novembre, 2023, https://www.cbc.ca/news/politics/thomas-accused-insulting-francophones-1.7044958.
2 Marie-Ève Hudon, « Les langues officielles et le Parlement, » Bibliothèque du Parlement (Ottawa, Canada: Bibliothèque du Parlement, 15 mars, 2022), 1, https://lop.parl.ca/sites/PublicWebsite/default/fr_CA/ResearchPublications/2015131E.
3 Loi constitutionnelle de 1867 (R-U), 30 & 31 Vict, c 3, art 133, reproduit dans LRC 1985, annexe II, no 5.
4 Scott Piroth, “A Bilingual Legislature? Question Period in Canada’s House of Commons,” The Journal of Legislative Studies 18, no. 2 (juin 2012): 161, https://doi.org/10.1080/13572334.2012.673063.
5 Jean Delisle, “Fifty Years of Parliamentary Interpretation,” Canadian Parliamentary Review 32, no. 2 (2009): 28.
6 Piroth, 2009, 161.
7 Ibid, 179
8 Hudon, 2021, 9.
9 Ibid, 10.
10 Secrétariat du Conseil du Trésor, « Tendances démographiques en langues officielles, » Portail du gouvernement ouvert (Gouvernement du Canada, 29 mars, 2023), https://rechercher.ouvert.canada.ca//qpnotes/record/pch.
11 Hudon, 2021, 9.
12 Piroth, 2009, 167.
13 Chantal Hébert, “Lucien Bouchard’s Gift to Canada,” in French Kiss: Stephen Harper’s Blind Date with Quebec (Vintage Canada, 2011), 107.
14 Hébert, 2011, 107.
15 Pascal Vachon, « Le français en chute libre dans la fonction publique fédérale, » ONFR+, 7 décembre, 2022, https://onfr.tfo.org/francais-chute- dans-la-fonction-publique-federale/.
16 Marie-Ève Hudon, « Les langues officielles dans la fonction publique fédérale,” Bibliothèque du Parlement (Ottawa, Canada: Bibliothèque du Parlement, 22 juin, 2011), 12, https://lop.parl.ca/sites/PublicWebsite/default/fr_CA/ResearchPublications/201169E#txt61.
17 Commissariat aux langues officielles, « Au-delà des réunions bilingues : Comportements en leadership des gestionnaires, » Commissariat aux langues officielles (Gatineau, Canada: Gouvernement du Canada, mars 2011), 2, https://www.clo-ocol.gc.ca/en/publications/studies-other-reports/ 2011/beyond-bilingual-meetings-leadership-behaviours-managers.
18 NFO CFgroup, Patterson Langlois Consultants, and Bélisle Marketing Ltée, “Attitudes towards the Use of Both Official Languages within the Public Service of Canada” (Ottawa, Canada: Secrétariat du Conseil du Trésor, août 2002), 15, https://publications.gc.ca/collections/Collection/ BT22-85-2002E.pdf.
19 Commissariat aux langues officielles, « (In)sécurité linguistique au travail – Sondage exploratoire sur les langues officielles auprès des fonctionnaires du gouvernement fédéral du Canada,” Commissariat aux langues officielles (Gatineau, Canada: Gouvernement du Canada, janvier 2021), 1, https://www.clo-ocol.gc.ca/fr/publications/etudes-autres-rapports/2021/insecurite-linguistique-au-travail-sondage-exploratoire.
20 Alexandre Baril, “Intersectionality, Lost in Translation? (Re)Thinking Inter-Sections between Anglophone and Francophone Intersectionality,” Atlantis 38, no. 1 (9 juin, 2017): 127, https://atlantisjournal.ca/index.php/atlantis/article/view/4088.
21 Anne Lévesque, « Pour lutter contre l’assimilation des francophones au Canada, il faut s’attaquer à l’anglonormativité,” Le Franco, 5 mars, 2022, https://lefranco.ab.ca/opinions-pr/2022/03/05/lutte-assimilation-francophones-canada-attaquer-anglonormativite-anne-levesque/.
22 Ibid
23 J. A. Laponce, Loi de Babel et autres régularités des rapports entre langue et politique (Québec, Canada: Presses de l’Université Laval, 2006).
24 Richard Simeon and David Cameron, “Accommodation at the Pinnacle: The Special Role of Civil Society’s Leaders.,” dans Language Matters: How Canadian Voluntary Associations Manage French and English (Vancouver, Canada: University of British Columbia Press, 2009), 176.
25 Ibid.
26 Piroth, 2009, 167.
27 Léger, “Bilingualism in Canada: Survey of Canadians,” Léger 360 (Montréal, Canada: Léger, 19 juin, 2024), https://leger360.com/wp-content/ uploads/2024/06/Leger-x-CP-_Bilingualism-in-Canada.pdf.
28 Breton, R. “The Functions of Language in Canada: Discussion of Paper by J.D. Jackson.” dans The Individual, Language and Society in Canada. (1977): 91. cité dans Scott Piroth, “A Bilingual Legislature? Question Period in Canada’s House of Commons,” (The Journal of Legislative Studies 18, no. 2, 2012): 175, https://doi.org/10.1080/13572334.2012.673063.
29 Député bloquiste #2, Entrevue sur l’anglonormativité, entrevue par Ahdithya Visweswaran, 30 avril, 2024.
30 Député bloquiste #1, Entrevue sur l’anglonormativité, entrevue par Ahdithya Visweswaran, 29 avril, 2024.
31 Député conservateur #4, Entrevue sur l’anglonormativité, entrevue par Ahdithya Visweswaran, 16 mai, 2024.
32 Député conservateur #1, Entrevue sur l’anglonormativité, entrevue par Ahdithya Visweswaran, 26 avril, 2024.
33 Député libéral #3, Entrevue sur l’anglonormativité, entrevue par Ahdithya Visweswaran, 7 mai, 2024.
34 Député bloquiste #٣, Entrevue sur l’anglonormativité, entrevue par Ahdithya Visweswaran, 2 mai, 2024.
35 Ibid.
36 Ibid.
37 Député bloquiste #2, 2024.
38 Ibid.
39 Député conservateur #3, Entrevue sur l’anglonormativité, entrevue par Ahdithya Visweswaran, 9 mai, 2024.
40 Député bloquiste #2, 2024.
41 Lévesque, 2022.
42 Député conservateur #4, 2024.
43 Député bloquiste #2, 2024.
44 Deslise, 2009, 28.
45 Piroth, 2009, 162
46 Hudon, 2022, 2.
47 Député bloquiste #2, 2024.
48 Député néo-démocrate, Entrevue sur l’anglonormativité, entrevue par Ahdithya Visweswaran, 8 mai, 2024.
49 Député bloquiste #3, 2024.
50 Député conservateur #4, 2024.
51 Alan Patten, “Political Theory and Language Policy: Publicity and Deliberation: Democratic Ideals in Dispute,” Political Theory 29, no. 5 (2001): 692.
52 Député conservateur #3, 2024.
53 Député conservateur #4, 2024.
54 Député néo-démocrate #1, 2024.
55 Député libéral #3, 2024.
56 Député conservateur #3, 2024.
57 Député bloquiste #2, 2024.
58 Élizabeth Bergeron, « Rebâtir un Canada législatif bilingue ; une feuille de route solidifiée par et pour les législateurs, » Programme de stage parlementaire, 2022, 12.
59 Député libéral #3, 2024.
60 Député conservateur #3, 2024.
61 Député libéral #3, 2024.
62 Député néo-démocrate #1, 2024.
63 Député conservateur #4, 2024.
64 Député bloquiste #2, 2024.
65 Bergeron, 2022, 10.
66 Député néo-démocrate #1, 2024.
67 Député bloquiste #3, 2024
68 Hudon, 2021, 4.
69 Député libéral #2, Entrevue sur l’anglonormativité, entrevue par Ahdithya Visweswaran, 3 mai, 2024