Rebâtir un Canada législatif bilingue ; une feuille de route solidifiée par et pour les législateurs

This entry is part 7 of 13 in the series Vol 48 No. 2 (Éte)

Rebâtir un Canada législatif bilingue ; une feuille de route solidifiée par et pour les législateurs

La rédaction claire et cohésive des lois au Canada se relève d’une importance cruciale dans l’application de ces lois en société. Chaque mot, chaque virgule et chaque expression influencent le sens donné par les juges, suivant l’intention du législateur. Ce processus d’interprétation des lois crée parfois un clivage entre la version française et anglaise dans certaines décisions juridiques. Cette ambigüité oblige alors le juge à interpréter l’intention du législateur et parfois ce cheminement mène à privilégier une version plutôt que l’autre. Cette prémisse est la base de cet article qui cherche à déterminer les causes de cet écart entre les versions anglaise et française. Elle a également pour objectif de déterminer des solutions pratiques, en collaboration avec des députés et des sénateurs, afin que ces situations soient moins fréquentes; le but est de respecter le plus fidèlement le principe de la démocratie et la séparation des pouvoirs.


Élizabeth Bergeron

Introduction

Les êtres humains ont la fascinante capacité de cimenter des ordres sociaux complexes et prolifiques par le biais d’échanges et de partages de connaissances. C’est dans l’imaginaire verbal et collectif qu’ils peuvent influencer les comportements de ceux et celles qui les entourent afin de coopérer et de cohabiter.

Pour concevoir des règles de conduite claires, un langage non équivoque est nécessaire. Les ambiguïtés sémantiques peuvent poser obstacles à la compréhension d’un individu face au comportement à adopter. L’utilisation de différentes langues peut également amener des défis de compréhension. Le Canada, en tant que pays constitutionnellement bilingue, en est un exemple. La coexistence de ses différents dialectes et de leurs nuances particulières crée des obstacles au niveau législatif.

Cet article examine ces obstacles de communication et leurs conséquences sur les lois fédérales bilingues au Canada. Plus précisément, il répond à la question : comment la cohésion des deux langues officielles du Canada influence t-elle l’élaboration des projets de loi ? Il fait état en premier d’une revue littéraire juridique du bilinguisme législatif. Ensuite, sont abordés les défis du bilinguisme en pratique, au moment de l’élaboration des projets de loi à la Chambre des communes et au Sénat. Pour finir, un ensemble de solutions est exposé afin de renforcir la cohésion des lois fédérales bilingues.

Revue littéraire du bilinguisme législatif au Canada

Le bilinguisme législatif aide à renforcer une égalité fondamentale entre les langues française et anglaise, ce qui fait partie intégrante de l’identité du pays.

Cet enjeu riche et source de multiples coulés d’encre s’inscrit dans un contexte à la fois politique et juridique. Conséquemment, une approche multidisciplinaire combinant l’étude des lois fédérales en amont et en aval de leur adoption sera privilégiée à travers cet article.

Afin de cerner l’importance de présenter des lois claires à la population canadienne, il est nécessaire d’expliquer au préalable certaines notions théoriques de l’interprétation des lois. Celles-ci serviront d’assise pour ce qui suivra dans l’analyse centrale de cet article.

Mentionnons d’abord que le bilinguisme s’impose dans une structure de corédaction législative tirant son origine de la Constitution. Plus précisément, cette obligation constitutionnelle découle de l’article 1331 de la Loi constitutionnelle de 1867 et garantit que :

133. Dans les chambres du parlement du Canada et les chambres de la législature de Québec, l’usage de la langue française ou de la langue anglaise, dans les débats, sera facultatif; mais dans la rédaction des archives, procès-verbaux et journaux respectifs de ces chambres, l’usage de ces deux langues sera obligatoire; et dans toute plaidoirie ou pièce de procédure par-devant les tribunaux ou émanant des tribunaux du Canada qui seront établis sous l’autorité de la présente loi, et par devant tous les tribunaux ou émanant des tribunaux de Québec, il pourra être fait également usage, à faculté, de l’une ou de l’autre de ces langues.

Les lois du parlement du Canada et de la législature de Québec devront être imprimées et publiées dans ces deux langues.

Certes, cet article de loi ne mentionne pas explicitement la nécessité de corédiger les lois simultanément dans chacune des versions
linguistiques. Cependant, elle se voit compléter par la
Charte canadienne des droits et libertés (la Charte)2 et la Loi sur les langues officielles (LLO)3 qui privilégient la corédaction comme méthode de rédaction législative. En théorie, la loi fédérale n’est donc pas écrite dans une langue puis traduite dans l’autre4. Afin de respecter l’esprit et la lettre de cet article de loi, les textes législatifs fédéraux sont conséquemment rédigés en même temps en anglais et en français, amenant les deux versions sur un même pied d’égalité. Dans l’arrêt Blaikie5, les tribunaux ont également cimenté cette notion en interprétant implicitement l’obligation d’adopter les lois fédérales en français et en anglais par le truchement de l’article 133 de la LC 1867. En outre, il est pertinent de préciser que cette obligation constitutionnelle est applicable à la fois au fédéral, mais aussi pour les lois provinciales dans les provinces de Québec, du Manitoba et du Nouveau-Brunswick par le biais de processus juridiques similaires6..

Le professeur Pierre-André Côté s’est penché sur les conséquences du dédoublement du support communicationnel en droit et a fait la synthèse des principes en jurisprudence canadienne concernant son interprétation : [TRADUCTION]

Les lois bilingues doivent recevoir une interprétation bilingue ; [L’étape initiale est de lire les lois dans les deux langues]

En interprétation des lois bilingues, les deux versions devraient se voir attribuer la même importance, le même poids ;

Une divergence entre les versions constitue une ambiguïté et, sous réserve du quatrième principe, devrait être résolue en ayant recours aux méthodes usuelles d’interprétation.

En cas de divergence, le sens commun aux deux versions, s’il peut être identifié, est un facteur devant être tenu en compte, et ce, en plus d’autres facteurs pertinents9.


De manière pratique, la base constitutionnelle du bilinguisme législatif nécessite que les juges respectent la règle d’égale autorité
10; aucune version ne doit être considérée comme ayant préséance sur l’autre11. Puisqu’elles sont égales, ces versions entraînent parfois des défis juridiques lorsqu’elles divergent dans leur interprétation. Trois types de divergences sont examinés plus en détail afin de mieux cerner l’ampleur de l’obligation constitutionnelle de bilinguisme et les conséquences directes d’une rédaction législative défectueuse. Ces divergences abordés proviennent du précis d’interprétation législative rédigé par Stéphane Beaulac et Frédéric Bérard (voir note 7).


1) Une version est claire et l’autre est ambiguë

Si un article dans une loi fédérale mène à plusieurs interprétations dans une des deux langues, il doit être interprété à la lumière de l’autre version linguistique, si celle-ci mène à une interprétation claire et non équivoque. Un exemple de cette situation est l’arrêt R. c. Mac12. Les faits dans ce litige touchent l’interprétation de l’article 369b) du Code criminel13 concernant l’illégalité d’avoir en sa possession un instrument adapté à être utilisé pour commettre un faux. Dans la version anglaise, le terme utilisé est «adapted» et peut signifier à la fois « apte à » ou « modifié » ; ce qui rend ce terme ambigu. La question est donc de savoir s’il est nécessaire de prouver que les objets ont effectivement été modifiés pour établir la culpabilité de l’individu, ce à quoi la version anglaise n’offre pas de réponse claire. Dans la version française, une seule interprétation claire est possible soit qu’il n’est pas nécessaire de faire la preuve de la modification effective de l’objet. Il suffit de prouver que la personne est en possession d’un objet pouvant être utilisé pour commettre un faux. L’intention du législateur étant plus claire dans la version française, elle a été privilégiée par les juges dans leur analyse.

2) Les deux versions sont inconciliables

Une autre divergence peut se produire lorsque les deux versions linguistiques sont incompatibles, auquel cas ce sont les règles ordinaires d’interprétation juridique qui s’appliquent et non les règles ordinaires d’interprétation juridique qui s’appliquent et non les règles d’interprétation de la législation bilingue. Par conséquent, lorsque les deux versions d’un même article de loi sont claires, mais sujettes à des interprétations contradictoires, c’est celle dont l’interprétation représente la véritable intention du législateur sur la base des règles de droit commun qui est retenue.

3) Une version a un sens restreint et l’autre un sens large

La dernière situation qui peut survenir est lorsqu’une version a un sens restreint et l’autre un sens plus large. En ce sens, dans la décision R c. Dubois 14, la version française de l’article a été préférée puisque l’expression sujette à interprétation : « chantier public_» est plus circonscrite que la version anglaise « public works ». En effet, le législateur n’écrit pas sans but, et si une spécification est ajoutée qui limite ou restreint son sens, elle doit être prise en compte dans l’analyse.

Voici ainsi trois divergences qui peuvent apparaître lorsqu’une loi est écrite à la fois en anglais et en français. Tel que mentionné précédemment, les deux versions d’une loi fédérale ont la même importance et force de loi. S’il y a une différence entre celles-ci, le juge devra cependant prioriser l’interprétation qui représente le plus fidèlement l’intention du législateur, et ce, même si la loi fédérale est applicable à un enjeu dans une province qui n’est pas constitutionnellment bilingue au regard du droit. Lorsqu’une loi fédérale est ambiguë, il peut être difficile d’en dégager l’intention unique du législateur. Le risque est d’autant plus grand lorsque ce projet de loi subit plusieurs amendements avant son adoption, le rendant plus susceptible d’être ambigu.

Cet article a jusqu’à présent exploré l’impact de l’ambiguïté de certaines lois dans la sphère juridique. Il est désormais nécessaire d’examiner plus en profondeur la sphère politique, c’est-à-dire les problèmes rencontrés par les membres législatifs lors de l’élaboration des projets de loi, qui peuvent entraîner cette ambiguïté juridique. Certains défis linguistiques, soulevés lors des entretiens, seront abordés dans cette prochaine section.

Analyse qualitative des défis linguistiques au Parlement

Il est difficile, voire impossible, d’obtenir une loi identique en tout point en français et en anglais. Ce paradigme de la concordance parfaite est en effet inatteignable puisque les langues ont été construites à travers des histoires culturellement diversifiées. C’est pourquoi, Sullivan met en garde contre le risque de ne pas considérer les deux versions linguistiques. Sullivan mentionne qu’il « est dangereux pour un citoyen de se fier uniquement à une seule version, et totalement inacceptable pour un interprète officiel » 15. En pratique cependant, plusieurs députés et sénateurs sont unilingues. Ils consultent et débattent sur une seule version, française ou anglaise, des projets de loi, avec l’aide de la traduction.

Méthodologie

Afin d’aller à la source de la situation, des entrevues avec les législateurs fédéraux ont été réalisées pour déterminer, dans le concret, le processus derrière ces rédactions législatives. C’est ainsi que dans le cadre de cet article, 8 entrevues semi-structurées ont été réalisées. De ces rencontres, les habiletés en anglais et en français étaient variées. Il y avait également des membres du gouvernement fédéral, des partis d’opposition, des sénateurs/trices. Pour consolider ces informations, une rencontre avec un membre du Bureau du Légiste a également été réalisée. Une approche basée sur la discussion ouverte a été préconisée afin de favoriser l’avenue d’idée pour améliorer la corédaction législative. Les données amassées ont été recueillies en assurant l’anonymat des participants. Ces entrevues feront l’objet de la discussion pour les deux prochaines parties de cet article, l’une axée sur les défis linguistiques au Parlement et l’autre se concentrant sur les solutions pour parvenir à surmonter ces obstacles dans le but évidemment de préconiser une seule et unique intention du législateur.

Résultats

La première observation digne de mention a été constatée non pas lors des entrevues, mais lors de la sollicitation des personnes pour cet article. Plusieurs personnes unilingues ont questionné l’intérêt d’être interrogées dans le cadre d’un projet qui évaluait comment la cohésion des deux langues officielles du Canada influence l’élaboration des projets de loi. Or, les rencontres avec des personnes unilingues ont mené à celles des discussions les plus enrichissantes dues à des visions distinctes de cet enjeu. Elles ont en effet été un facteur clé pour la rédaction de cet article, puisque ce sujet affecte autant les anglophones que les francophones en termes des conséquences juridiques mentionnées précédemment. Il est donc important de se pencher sur cette dynamique pour aller plus loin dans la compréhension de l’utilisation des deux langues officielles dans les Chambres.

L’anglais comme langue de défaut

En théorie, le Parlement est un endroit bilingue. En pratique, cependant, les résultats des entrevues démontrent que la langue anglaise est utilisée par défaut dans plusieurs conversations formelles et informelles, notamment en comité16.

Il est souvent vrai que les comités sont composés à majorité de personnes anglophones, ce qui amène un réflexe naturel de travailler en anglais. Plusieurs députés francophones interrogés ont d’ailleurs mentionné le fait de ne pas utiliser la traduction simultanée afin de garder une dynamique lors des conversations importantes en comité, notamment avec les témoins. Ils demandent cependant à leur adjoint parlementaire d’écouter la version traduite pour assurer que celle-ci fonctionne à des fins de respect linguistique.

Un député mentionne que :


«[
Entre un député et un témoin anglophones], il y a une dynamique qui s’installe. Il y a une véritable conversation entre les deux. Quand je pose des questions en français, il y a un délai. Je pose ma question. Il va avoir quelques secondes, il va se passer peut-être selon les circonstances trois ou quatre, cinq, sept secondes avant le moment où je finis ma question et le moment où le témoin l’a entendue, ces secondes s’additionnent et influencent le dynamisme et la réponse du témoin, et encore plus lorsque le service de traduction a des problèmes. 17»

Également, certains participants ont signifié que l’intonation d’une personne est d’autant plus importante lors des débats et des amendements pour assimiler le fondement de l’argument de ses collègues. C’est donc de cette façon que certaines discussions de travail peuvent principalement se dérouler en anglais. Bien qu’il soit tout à fait possible pour un membre unilingue francophone ou anglophone de travailler dans sa langue maternelle, certains enjeux de traduction peuvent influencer leur compréhension de l’intention des discours des autres membres législatif.

Le service de traduction

Un autre enjeu qui a été soulevé lors de l’interrogation a été l’indispensabilité du service de traduction, particulièrement sollicité lors de la pandémie de COVID-19 dû à la hausse marquée des séances virtuelles, au Parlement.18


«La
journée typique d’un interprète parlementaire est de six heures. Les réunions virtuelles sont traitées différemment parce que la charge cognitive est beaucoup plus lourde, ce qui donne lieu à plus de stress et de blessures. Cela entraîne des charges de travail réduites, des quarts de travail plus courts et un plus grand nombre d’interprètes qui prennent plusieurs jours de congé ou qui sont réaffectés de façon permanente à d’autres tâches non virtuelles, à leur demande. 19»

Dans certains cas également, les interprètes qui d’habitude sont amenés à traduire une langue en direction de leur langue maternelle, devaient faire l’inverse. Ils devaient donc traduire de leur langue maternelle à l’autre langue, ce qui rendait l’interprétation plus difficile. Plusieurs sénateurs/trices1 ont également soulevé leur inquiétude quant la différence des services de traduction offerts au Sénat et ceux accessibles à la Chambre des Communes. Le manque d’interprètes, causé en partie par la pénurie de main-d’œuvre, semble affecter plus particulièrement la Chambre haute. Selon un sénateur, cette situation pénalise d’ailleurs plus particulièrement les francophones, notamment lors des voyages diplomatiques. Ce sénateur raconte que, bien qu’il soit_:

«…une personne qui défend la langue française, pour des conditions pratiques et économiques, on n’aura pas de traducteurs s’il faut payer les chambres d’hôtel , les billets d’avion et on risque de couper dans le budget, ce qui nous empêchera de faire une partie de notre travail dans ces cas-là, j’accepte de ne pas avoir de service de traduction pour permettre de faire le voyage [en entier].21 »

En effet, il mentionne qu’à un moment la décision de renoncer au service d’interprètes pour un voyage llié à son travail lui est revenu puisque le président du comité lui a demandé personnellement s’il acceptait cette concession afin de respecter le budget alloué2. Cette situation peut apparaître anodine, mais elle fait une grande différence lorsqu’il est pris en compte que pour ce même voyage, un service de traducteur en anglais était disponible pour tous3 puisque les personnes rencontrées ne parlaient ni le français ni l’anglais.

Les amendements aux projets de loi

Un autre élément qui porte à la réflexion, et ce, de manière plus directe est le processus d’amendement des projets de loi. Il s’agit d’une composante qui peut rapidement provoquer des ambiguïtés dans les deux versions des projets de loi. En effet, plusieurs amendements sont effectués par consentement unanime sans débat et sans passer par un traducteur officiel, mais par des interprètes lors des comités4. Ce processus est inquiétant, puisque ces amendements ne passent pas toujours par le bureau de traduction qui veille à la conformité des deux lois. De surcroît, une députée francophone mentionne qu’il:


«..
y a beaucoup d’adoptions par consentement ou par consensus dans les comités . Ça pose problème, et si on ne le soulève pas, cette divergence-là [la modification dans une langue] est passée. C’est [impossible] de retourner ensuite, par exemple dans les verbatim, pour voir quelle était l’intention du législateur. Si on n’a pas débattu de ces parties spécifiques, l’article a fait consensus et est passé entre les mains non pas des traducteurs officiels, mais des interprètes. 5»

L’intention du législateur, cruciale pour l’interprétation des textes de loi, repose ainsi sur les épaules des interprètes.

La production des documents et rapports

Un autre député francophone mentionne que les documents et rapports en comités sont souvent entachés d’erreur de traduction. Plus précisément, la député explique que :

« [l]e réflexe des collègues [est] de nous soumettre [des documents] dans une version rapidement [traduite] en français de ce qui était envoyé de façon générale à l’ensemble des collègues en anglais […] Il avait fallu justement qu’on fasse adopter une motion de routine pour rappeler l’importance de la remise des documents de façon bilingue, et que [la version française] soit corrigée par le bureau d’interprétation au préalable 26».

La député ajoute également qu’il a un problème lorsque les témoins « n’envoient pas des documents dans les deux langues ou qu’ils ont tendance à vouloir nous envoyer des documents qu’ils considéraient eux-mêmes comme étant traduits, mais qui étaient passés par Google Translate35». Un autre député mentionne que cette différence de traitement des deux langues officielles est particulièrement exacerbée lorsque le comité est composé en plus grande partie d’anglophones : « Si le président d’un comité est anglophone ou si votre comité est plutôt anglophone, alors nous révisons le rapport [ou le projet de loi] sur la base de l’évaluation anglaise, ce qui signifie, encore une fois, qu’il faut utiliser des mots différents, mais aussi des pages différentes27». Également, plusieurs membres législatifs lisent les projets de loi dans une seule langue28. Da façon réaliste cependant, puisque les membres n’ont pas tous le même niveau dans les deux langues officielles, il serait impossible d’exiger de tous les députés et sénateurs d’analyser tous les projets de loi dans les deux langues.

Au final, les entrevues ont permis de décerner que le Parlement et le Sénat comportent certaines lacunes en ce qui concerne la corédaction des lois bilingues au Canada.

Ultimement, l’apport de cet article réside dans le fait de trouver des solutions pratiques pour améliorer la cohésion des deux langues officielles.

Faire partie de la solution

Des pistes de solutions pour améliorer la cohésion des deux langues officielles lors de l’élaboration des projets se trouvent dans le changement de certaines techniques procédurales. Elles font l’objet de cette dernière partie de cet article. Abordées de façon brève, ces idées avancées sont davantage une présentation des différentes réflexions abordées au cours des entrevues et mériteraient d’être analysées chacune de façon plus poussée dans le futur.

La formation des présidents/es de comité

Tout d’abord, il pourrait être proposé aux présidents, sur une base volontaire, une formation sur les bonnes pratiques concernant l’utilisation et l’importance des deux langues officielles en comité29. Il serait essentiel de s’assurer que les présidents comprennent bien l’obligation liée à l’usage de ces deux langues en comité. Par example, informer les présidents de l’obligation de distribuer les documents internes dans les deux langues permettrait de diminuer le nombre de rappels au règlement ou de motions de routine qui doivent pour le moment être soulevés par un Membre du Parlement ou un sénateur pour avoir un impact. Cette formation pourrait porter sur l’importance pour les présidents de mentionner les numéros de page dans les deux langues, notamment lors d’une proposition d’amendement d’un projet de loi. La formation pourrait également mettre l’accent sur le rôle du président, lors d’un amendement par consentement unanime, de faire ressortir la signification de la modification dans les deux langues, pour ne pas perdre l’intention du législateur et ainsi éviter des écarts linguistiques.

La disposition des projets de loi

Une autre solution pour permettre en temps réel à tous les députés et sénateurs de suivre les projets de loi dans les deux langues serait de modifier la disposition des pages pour assurer que les articles en anglais et en français se retrouvent côte à côte en tout temps. Cette mesure permettrait à tous de suivre en temps réel la discussion sans avoir à faire un travail de recherche pour déterminer l’endroit où se trouve la clause discutée par ses collègues. Incidemment, cela augmenterait l’efficacité du comité lors de l’analyse des projets de loi présentés.

Traduction officielle

Il a été question précédemment des défis concernant les amendements à un projet de loi. Ceux-ci étant interprétés par les interprètes en comité plutôt que traduits par le service de traduction officielle peuvent être source d’erreur au niveau législatif. Exiger une traduction officielle à chaque amendement d’un projet de loi et incidemment assurer que cette information est relayée au président de comité pourraient améliorer la cohésion des deux langues lors de la modification des projets de loi.

En relation, éviter l’utilisation de motion unanime, notamment pour les comités dont tous les membres sont anglophones, pour produire un document dans une seule langue diminuerait les erreurs de rédaction législative.

Il a également été mentionné que la pénurie de main-d’œuvre, particulièrement au sénat, impactait la cohésion des deux langues. Des fonds supplémentaires pourraient être octroyés pour pallier au manque de personnel.

Un autre élément serait d’exiger que les voyages des Membres du Parlement ou des sénateurs offrent un service de traduction en français et en anglais dès qu’un membre ne parle pas la langue du pays ou de la communauté qu’il visite. Ainsi, les parlementaires n’auraient pas à être contraints de choisir entre le service de traduction et une extension du voyage, puisqu’il s’agirait d’une obligation associée au respect des deux langues et ne serait pas laissé à la discrétion d’un seul député ou sénateur.

Le rôle des témoins

La notion d’égalité des langues a été abordée plusieurs fois lors de ces entrevues. Une solution pour contribuer à cette égalité serait d’ajouter du temps additionnel en comité pour l’interprétation lorsqu’un membre du Parlement ou un sénateur ne parle pas la même langue que le témoin. Plusieurs députés et sénateurs ont mentionné cette composante lors de leur entrevue30 étant donné le temps que la traduction prend à être acheminée des deux côtés. Ce temps pourrait être basé selon un calcul au prorata du temps moyen que cela prend pour la traduction. Bien sûr, cette solution nécessite davantage de préparation et d’engagement procédural, cependant elle permet d’assurer que cet élément d’équité est mis en valeur et encourage l’utilisation des services de traduction.

Un autre aspect découlant cette fois de la présentation des documents est de bien informer les témoins lors de la convocation de l’importance de produire des documents de qualité dans les deux langues officielles. Afin d’encourager cette pratique, une idée est d’offrir le service de traduction de la Chambre des communes et du Sénat pour ces documents qui serviront ultimement aux membres législatifs.

Formation à plus grande échelle

Il pourrait être intéressant d’ajouter une formation pour les députés et les sénateurs lors de leur entrée en fonction sur les principes d’interprétation des lois énoncées en première partie de ce papier. Cela peut conscientiser les parlementaires de cette réalité dans laquelle les lois sont élaborées et qui influence directement la façon dont celles-ci peuvent être interprétées par les juges. Au final, cela peut mener à un nombre plus important de personnes qui s’assurent de jeter un coup d’œil supplémentaire aux deux versions et non à une seule version.

Également, dans plusieurs entrevues31, le sujet des cours de langues a été abordé comme outil efficace pour améliorer les connaissances dans la langue seconde. Mettre davantage l’accent sur la promotion des cours de langues et assurer un rappel régulier aux membres du Parlement ou du Sénat et à leurs employés peuvent contribuer à une meilleure cohabitation des deux langues.

Conclusion

L’apport de cet article était de démystifier les défis associés à la notion de bilinguisme au Parlement et au Sénat et de présenter des solutions concrètes, en collaboration avec des députés et des sénateurs.

Certains enjeux ont été abordés tels que l’utilisation de l’anglais par défaut dans plusieurs circonstances parlementaires, les défis liés à l’interprétation et la transmission du message, le manque de main-d’œuvre au service d’interprétation relié à la pandémie de COVID-19 et la production de documents comportant des imprécsions de traduction.

Une revue de la littérature, accompagnée de discussions éclairantes avec des membres du Parlement et du Sénat, permet de proposer une feuille de route pour renforcer la cohésion entre les deux langues officielles du Canada. Celle-ci comprend notamment des formations, la modification de certaines procédures en comité, le changement dans la production de documents importants dans les deux langues et la promotion des cours de langues.


Les résultats mettent en évidence que le bilinguisme législatif a des effets différents sur les membres législatifs anglophones et les francophones, alors qu’il produise un impact juridique similaire pour les deux groupes linguistiques au sein de la population. Il n’empêche que plusieurs solutions s’offrent pour améliorer le processus de rédaction des lois par l’entremise de l’intention unique présumée du législateur. Certaines sont relativement faciles à mettre en place et agissent de manière préventive pour éviter des écarts de versions lors de la corédaction bilingue des lois. D’autres, cependant, nécessitent un changement structural plus important et s’accompagnent de résultats visibles sur le long terme seulement. Il sera intéressant de voir dans le futur si certaines de ces solutions seraient effectivement.

Notes

1 Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., c. 3 (R.-U.) (ci-après « L. C. de 1867 »).

2 Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11, art 16 à 18.

3 Loi sur les langues officielles (LLO), L.R.C. 1985, ch. 31 (4e suppl.). ; Chloé Forget, 2020 (révisé) « Les langues officielles et le Parlement», Bibliothèque du Parlement_: « La LLO s’est vu accorder le statut de loi quasi constitutionnelle par les tribunaux. En effet, dans l’arrêt de 2002 Lavigne c. Canada (Commissariat aux langues officielles), la Cour suprême du Canada confirme que la LLO n’est pas une loi ordinaire ».

4 Marie-Ève Hudon, 2020 (révisé). «Le bilinguisme dans l’appareil judiciaire canadien : le rôle du gouvernement fédéral», Bibliothèque du Parlement.

5 Procureur général du Québec c Blaikie et autres, [1979] 2 RCS 1016 [Blaikie no 1].

6 Doré c Verdun (Ville), [1997] 2 RCS 862 ; Renvoi: Droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 RCS 721 ; Charte canadienne des droits et libertés, supra note2, art 18(2) ;

7 Stéphane Beaulac et Frédéric Bérard, Précis d’interprétation législative, 2e ed., Montréal, LexisNexis, 2014.

8 Stéphane Beaulac et Frédéric Bérard, Précis d’interprétation législative, 2e ed., Montréal, LexisNexis, 2014 selon P.-A. Côté, «Billingual Interpretation of Enactments in Canada : Principles v. Practice », (2003-2004) 29 Brook. L. Rev. 1067, aux pp. 1068-1070 [traduction des professeurs Beaulac et Bérard].

9 Stéphane Beaulac et Frédéric Bérard, Précis d’interprétation législative, 2e ed., Montréal, LexisNexis, 2014, p.110.

10 Karine McLaren, « , Revue de droit d’Ottawa, vol. 45, no 1, 1er janvier 2015.

11 Supra note 6; Michel Bastarache et al, Le droit de l’interprétation bilingue, 1re éd, Montréal, LexisNexis, 2009, p.29.

12 R. c. Mac 1 RCS 856.

13 Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46.

14 R. c. Dubois, [1935] R.C.S. 378 ; voir supra note 10

15 Ruth Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes, 5e éd., Markham, LexiNexis, 2008. Traduction reprise de Michel Bastarache et al, Le droit de l’interprétation bilingue, Montréal, LexisNexis, 2009.

16 Entrevues 1, 3, 4, 6,

17 Entrevue 8

18 Matthew Kupfer, « Hearing loss among interpreters slowing work of parliamentary committees», CBC, 6 juin 2022, En ligne: <https://www.cbc.ca/news/canada/ottawa/interpreter

19 Proc réunion de comité, 14 mai 2020, En ligne : <

20 Entrevues 5 et 6

21 Entrevue 6

22 Entrevue 6

23 Entrevue 6

24 Entrevue 7

25 Entrevue 2

26 Entrevue 2

27 Entrevue 2

28 Entrevue 3

29 Entrevue 1 et 7

30` «La pénurie et les blessures auditives d’interprètes perturbent des travaux parlementaires», Radio-Canada, 2 juin 2022, En ligne : https://ici.radio>

31 Entrevues 2, 6 et 8

32 Entrevues 1, 4

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