Les députés se sentent plus en sécurité à Ottawa que dans leur circonscription. Pourquoi?

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Les députés se sentent plus en sécurité à Ottawa que dans leur circonscription. Pourquoi?

La sécurité personnelle des parlementaires est une préoccupation croissante depuis des années. La plupart des assemblées législatives ont répondu à des menaces ou à des incidents individuels en élargissant et en améliorant leurs protocoles et procédures de sécurité. Pourtant, même après une décennie marquée par une fusillade mortelle près de la Colline du Parlement et une manifestation de plusieurs semaines au centre-ville d’Ottawa (le Convoi de la liberté), manifestation qui a donné lieu à un climat hostile pour certains parlementaires et membres du personnel, les députés déclarent en très grande majorité se sentir plus en sécurité sur la Colline du Parlement que dans leur circonscription. S’appuyant sur des recherches réalisées dans le cadre du Programme de stage parlementaire qui ont exploré les perceptions générales des députés en matière de sécurité après le Convoi de la liberté, l’auteur concentre dans le présent article son attention sur les raisons pour lesquelles les députés et leur personnel ont tendance à être plus préoccupés par leur sécurité dans les bureaux de circonscription, les résidences privées ou en public dans leur circonscription que lorsqu’ils travaillent sur la Colline ou dans ses environs. L’auteur explique que les parlementaires et le personnel appartenant à certains groupes ont des préoccupations accrues en matière de sécurité. Il note aussi les relations très variables qu’ils entretiennent avec les forces policières locales. Il souligne des facteurs spécifiques, notamment l’isolement lié à la pandémie et la croissance des réseaux sociaux polarisés, comme étant des raisons probables de la croissance alarmante des incidents de sécurité impliquant les parlementaires et le personnel. L’auteur passe également brièvement en revue la situation dans les assemblées législatives du pays. Il conclut qu’il faut faire davantage, de manière systématique et proactive, pour renforcer le sentiment de sécurité des parlementaires et pour empêcher que les craintes liées à la sécurité personnelle et familiale ne découragent les citoyens de participer pleinement à la démocratie parlementaire.

Jonathan Ferguson

Introduction

Les responsables publics sont évidemment sous le regard du public, mais la pandémie de COVID-19 a intensifié cette réalité. Les Canadiens étaient confrontés à un bouleversement sans précédent de leur vie quotidienne, et les représentants élus ont dû faire face à une pression immense et à une vague de colère publique. Plus les restrictions liées à la pandémie se sont prolongées, plus cette réaction s’est intensifiée. Le résultat a été une augmentation inquiétante de la haine dirigée, en public et en privé, contre les députés et leur personnel.

Le présent article examine ce phénomène à partir de recherches menées au printemps 2022, dans les semaines qui ont suivi la manifestation du « Convoi de la liberté », laquelle a paralysé Ottawa pendant plus d’un mois. Au moyen de sondages et d’entrevues, ces recherches visaient à explorer comment les députés et leur personnel percevaient leur degré de sécurité, et comment cette perception impactait leurs interactions avec le public.

Le présent article se concentre sur une des conclusions clés de l’étude originale, à savoir que les députés et leur personnel se sentaient plus en sécurité dans leurs bureaux sur la Colline du Parlement que dans leurs bureaux de circonscription. On explore ci-dessous les raisons de cet état de fait, et l’article se conclut par de nouvelles recherches sur les mesures de sécurité en place dans les assemblées législatives provinciales à l’automne 2024.

Termes clés

Le présent article utilise plusieurs termes clés. Aux fins de cette réflexion et dans le contexte de la dynamique électeurs-représentants, la haine désigne avant tout la colère exprimée, l’hostilité exprimée ou les menaces. Elle comprend tout ce qui dépasse l’exercice du droit de regard démocratique, notamment les menaces, les ultimatums ou les discours haineux concernant une personne, sa famille ou sa vie personnelle.

Le deuxième terme est celui de Convoi de la liberté. Aussi appelé Convoi des camionneurs ou Occupation d’Ottawa par diverses sources, le Convoi de la liberté est le nom donné à la manifestation d’un mois tenue à Ottawa, en Ontario, du 22 janvier au 23 février 2022. Initialement destiné à protester contre la fin de l’exemption de vaccination pour les chauffeurs de camion transfrontaliers, l’événement s’est transformé en une protestation contre l’obligation vaccinale et, plus généralement, contre le gouvernement du premier ministre Justin Trudeau.

Le troisième terme clé est désinformation. Aux fins du présent document, il convient d’entendre par ce terme la « mésinformation délibérée ». En d’autres mots, si des informations fausses ou inexactes sont considérées comme de la mésinformation, alors la désinformation est toute mésinformation qui est délibérément présentée pour désinformer, induire en erreur ou semer la confusion chez ceux qui y sont confrontés.

Méthodologie et collecte de données

Chaque circonscription, chaque député et chaque bureau étant unique, l’approche adoptée pour la collecte de données a consisté simplement à recueillir le plus de données possible tout en s’efforçant d’assurer une représentation géographique, linguistique et partisane, ainsi qu’une représentation des femmes, des minorités visibles et des membres de la communauté 2ELGBTQI+. Pour ce faire, on a combiné sondage et entrevues, et on les a conçus pour qu’ils soient utilisés ensemble, afin de faciliter l’échantillonnage en « boule de neige » et de simplifier le processus d’entrevue, les participants ayant été conviés à l’avance à réfléchir aux questions.

Promotion du sondage et encouragement

Les sondages ont été envoyés le 25 mai 2022 dans les boîtes de réception générales des 338 députés, c’est-à-dire aux adresses publiques des députés trouvées sur le site Web Nos communes. Le courriel envoyé contenait des liens vers un sondage destiné aux députés et un sondage destiné au personnel, en anglais et en français, ce qui donnait un total de quatre liens. Les deux sondages étaient très similaires; le petit nombre de variations touchaient aux questions destinées à recueillir des données sur les expériences liées à chacun des rôles respectifs. Les députés et leur personnel ont été encouragés à remplir et à partager le sondage. Compte tenu des messages non distribuables (et des réponses automatiques indiquant que la personne était en congé ou avait quitté son poste), potentiellement 1 664 membres du personnel ont reçu l’envoi.

La période de sondage officielle était du 25 mai au 30 juin 2022. Au final, 127 membres du personnel et 28 députés ont répondu au sondage qui les visait, ce qui représente un taux de réponse plutôt faible, mais un échantillon néanmoins suffisant1.

Entrevues avec les députés et le personnel

En plus des sondages, 23 entrevues individuelles ont été menées entre le 12 mai et le 16 juin 2022. Les personnes interrogées ont été 13 députés, neuf membres du personnel et un fonctionnaire de la Chambre des communes. Toutes les entrevues ont duré entre 20 et 45 minutes (à l’exception d’une entrevue avec un député qui a duré 110 minutes). Les entrevues, semistructurées, étaient composées de questions élaborées à partir des questions essentielles présentes dans le sondage.

Les 13 députés interrogés représentaient des circonscriptions dans sept provinces et territoires différents, et ils recoupaient tous les partis reconnus à la Chambre des communes. Les neuf membres du personnel travaillaient pour des députés élus dans six provinces différentes et représentant quatre partis.

Les députés interrogés occupaient collectivement divers postes, notamment celui d’ancien chef de parti, de chef adjoint en exercice, d’ancien ministre, d’ex-ministre provincial et de porte-paroles de l’opposition. De même, les membres du personnel interrogés occupaient des postes variés et représentaient à la fois le personnel de la Colline et celui des circonscriptions. Plusieurs membres du personnel de haut rang ont été interrogés, y compris le chef de cabinet d’un ministre en exercice.

Constats et analyses

Bien que l’expérience vécue de chaque député et membre du personnel soit unique, des tendances claires se dégagent. Plusieurs de ces tendances s’inscrivent dans un des constats les plus remarquables : la majorité du personnel (et la moitié des députés) se sont sentis en danger au moins une fois lors d’une interaction avec le public, et une majorité tant du personnel (54 %) que des députés (57 %) indiquent qu’ils se sentent maintenant moins en sécurité dans leur profession qu’avant la pandémie de COVID-19. Presque tous les autres répondants indiquent qu’ils ne ressentent aucune différence, et seulement deux répondants sur 155 (1,3 %) ont indiqué qu’ils se sentaient plus en sécurité après la pandémie qu’avant.

Sécurité dans les bureaux de circonscription versus sécurité sur la Colline du Parlement

Les réponses au sondage indiquent clairement que les députés et leur personnel – lorsqu’ils ont une préférence – se sentent plus en sécurité lorsqu’ils travaillent dans leur bureau sur la Colline du Parlement. Un seul répondant (un député) a indiqué qu’il se sentait plus en sécurité dans son bureau de circonscription que dans son bureau sur la Colline du Parlement. Tous les autres répondants ont indiqué que, s’ils avaient l’impression qu’un bureau était plus sécuritaire, c’était leur bureau sur la Colline. Cette différence était particulièrement marquée parmi les députés : douze des quatorze députés qui ont répondu à cette question ont indiqué qu’ils se sentaient plus en sécurité dans leur bureau sur la Colline du Parlement que dans leur circonscription, même après la fin du Convoi de la liberté.

Les personnes interrogées ont souligné plusieurs raisons pour lesquelles les députés et leur personnel se sentent en sécurité sur la Colline. Contrairement à ce que l’on pourrait présumer, le Convoi de la liberté a peut-être contribué à ce que les députés se sentent plus en sécurité à Ottawa. Un député a noté : « Lorsque ces situations sont bien gérées, cela peut accroître le sentiment de sécurité de la personne. » Presque tous les députés et membres du personnel qui ont répondu à cette question lors des entrevues ont évoqué la présence du Service de protection parlementaire (SPP), qui a été créé en 2015 en réponse à la fusillade de 2014 sur la Colline du Parlement. Ils ont indiqué que le SPP leur permettait de se sentir relativement en sécurité à Ottawa par rapport à leurs circonscriptions.

À cet égard, les députés et le personnel ont souligné à plusieurs reprises que le manque de protection coordonnée ou organisée dans leur circonscription les rendait inquiets pour leur sécurité si quelque chose devait arriver dans le bureau de circonscription. Les relations variées des députés avec leur police locale constituent un élément notable ressortant des entrevues. Certains des députés interrogés ont souligné le professionnalisme et les politiques proactives de la police, expliquant que, lorsqu’ils avaient été élus pour la première fois, un agent était venu à leur bureau (ou à leur résidence), s’était présenté et leur avait donné le nom d’une personneressource à contacter directement au poste de police local en cas de problème.

Pour d’autres, l’expérience a été l’inverse. Un membre du personnel a souligné l’indifférence de la police à l’égard d’un incident menaçant qui s’est produit dans la circonscription pendant le Convoi de la liberté. Bien qu’une altercation physique entre un autre employé et un électeur à l’intérieur du bureau de circonscription ait été signalée à la police locale, le membre du personnel interrogé a affirmé que la police n’avait pas du tout pris l’incident au sérieux : elle

« ne s’en soucie pas et ne fait rien. Chaque fois que nous recevons une menace, ils la rejettent. Non seulement ils s’en moquent, mais ils me donnent l’impression que je leur fais perdre leur temps. Pourtant, il suffit d’un individu qui passe à l’action pour créer un incident grave, et nous n’avons pas de sécurité » [traduction].

Le bureau de circonscription concerné n’avait aucun contact direct avec la police locale et, après de multiples incidents l’obligeant à contacter les forces de l’ordre, il n’en avait toujours pas au moment de l’entrevue.

Un député a fait remarquer qu’il n’est pas surprenant que les bureaux de circonscription aient des expériences très différentes avec la police locale, étant donné que les 338 circonscriptions chevauchent des territoires couverts par environ 91 forces policières distinctes. Il ne peut en résulter que des expériences non uniformes pour les députés de partout au Canada. Ce répondant a ajouté que le fait d’avoir un seul contact policier assigné au niveau de la circonscription pourrait rassurer le député et créer un sentiment de sécurité psychologique accrue, et ce, même si ce contact n’est jamais appelé à l’aide.

Certains membres du personnel ont déploré le manque de coordination entre les fonctionnaires de la Chambre des communes et les bureaux de circonscription, et notamment le cloisonnement de l’information. Par exemple, un membre du personnel a appris qu’une personne (qui faisait de l’esclandre au bureau de circonscription) avait déjà reçu une interdiction d’accès permanente à la Cité parlementaire ainsi qu’à la plupart des édifices du gouvernement fédéral. Ce membre du personnel était frustré que personne à Ottawa n’ait pris de mesures pour mettre en garde les bureaux de circonscription contre cet individu, surtout que ce dernier vivait justement dans la circonscription du répondant en question. Sur ce plan, plusieurs personnes interrogées, notamment des membres du personnel, ont parlé du manque de formation sérieuse du personnel sur les procédures de sécurité et les meilleures pratiques.

On a également demandé aux employés dans le cadre du sondage s’ils se sentaient en sécurité lorsqu’ils ouvraient le courrier envoyé aux bureaux de circonscription. Cette question était incluse notamment en raison des enveloppes contenant des irritants cutanés qui avaient été envoyées récemment à des députés en Nouvelle-Écosse. Tout le courrier envoyé aux bureaux de la Colline est analysé par la sécurité, mais les envois postaux aux bureaux de circonscription ne le sont pas2. Il est intéressant de noter que les employés ont exprimé relativement peu d’inquiétude, près des deux tiers d’entre eux déclarant qu’ils se sentaient en sécurité lorsqu’ils ouvraient le courrier envoyé aux bureaux de circonscription; il est toutefois possible que le personnel de la Colline n’ait pas compris que cette question concernait le courrier envoyé aux bureaux de circonscription spécifiquement. Il est possible, cependant, que le personnel de la Colline n’ait pas compris que cette question concerne spécifiquement le courrier envoyé aux bureaux de circonscription.

Sécurité dans les résidences des députés

Toujours dans le but d’évaluer les endroits où les députés se sentent le plus en sécurité, les répondants au sondage ont été invités à parler de leur sentiment de sécurité dans leur résidence. Bien que seulement deux députés (7 % des répondants) aient indiqué qu’une manifestation avait eu lieu devant leur domicile, 11 (40 %) ont indiqué qu’ils craignaient qu’une manifestation ait lieu un jour devant leur domicile. En outre, neuf députés (32 %) ont indiqué qu’au moins un individu s’était présenté chez eux, sans y être invité, pour leur parler directement. Dix-sept députés (61 %) ont indiqué avoir pris des mesures pour accroître la sécurité de leur domicile depuis leur élection.

Huit députés (29 %) ont exprimé leur inquiétude quant à la possibilité qu’un jour quelqu’un tente de pénétrer de force dans leur domicile – cette inquiétude était observable peu importe le parti. Une personne interrogée a ajouté qu’elle connaissait au moins un député qui, avec l’appui de son parti, avait travaillé avec le sergent d’armes pour faire installer une pièce sécurisée dans sa maison. Le député avait pris cette mesure après que, lors d’une série d’entrées par effraction survenues pendant la pandémie, un individu avait laissé des menaces écrites à l’intérieur de son domicile. Le répondant a précisé que

« la situation était horrible. Le député se trouvait dans un environnement de menace très accrue, et il n’en fermait plus l’œil de la nuit. Heureusement, en installant cette salle sécurisée, le sergent d’armes lui est venu en aide ».

En juin 2022, on a appris que la Chambre des communes avait commencé à distribuer des boutons d’alerte mobiles aux députés, à utiliser n’importe où dans les circonscriptions3. Ces boutons, que les députés ont décrits, lors des entrevues, comme des dispositifs connectés à la station de base 3G/4G la plus proche, offrent une protection supplémentaire. Un député a souligné qu’il s’agissait d’un excellent exemple de la proactivité avec laquelle la Chambre des communes et le sergent d’armes peuvent accroître la sécurité des députés : « Je ne demanderai pas nécessairement une sécurité accrue, mais lorsqu’elle m’est proposée, je l’envisage toujours sérieusement. »

Perception de sécurité

Le sentiment de sécurité est tout aussi important que la sécurité réelle. Presque toutes les personnes interrogées qui ont déclaré qu’elles ne s’inquiétaient pas pour leur sécurité physique ont indiqué qu’elles avaient néanmoins ressenti le poids émotionnel et psychologique que la pandémie a entraîné dans son sillage.

Il est compréhensible que, dans la mesure où elle influence le comportement des députés, la perception de la sécurité puisse être considérée comme aussi importante que la sécurité réelle. Les données recueillies indiquent cette importance égale de plusieurs façons, et notamment par le fait que, bien que près des trois quarts des employés aient déclaré qu’aucun électeur n’avait jamais tenté de leur faire du mal ou de faire du mal à un de leurs collègues, la même proportion d’employés interrogés craignent néanmoins que quelqu’un le fasse un jour.

Personnel de première ligne : comment les députés et leurs employés réagissent à la haine

La sécurité réelle et perçue ne se résume pas à la protection des représentants démocratiquement élus, elle constitue aussi une question d’équité et de sécurité au travail. Les résultats du sondage montrent clairement que les minorités visibles, les femmes et les membres de la communauté 2ELGBTQI+ étaient tous plus susceptibles, comparativement aux autres répondants, de s’être sentis moins en sécurité lors d’au moins une interaction avec le public.

En ce qui concerne la haine en ligne, les bureaux adoptent différentes approches. Certains n’en font aucun cas, tandis que d’autres en tiennent au moins un registre. Certains vont plus loin : ils masquent (ou désactivent) certains commentaires sur leurs pages de réseaux sociaux. Certains députés ont même déclaré avoir répondu directement à des commentaires d’électeurs qu’ils considéraient comme haineux (ou frôlant la haine), mais beaucoup renoncent finalement à ces échanges trop exigeants en temps.

Souvent, les députés demandent à leur personnel de consigner globalement les cas de messages haineux (en particulier s’ils constituent des menaces). Certains députés – le plus souvent selon qu’ils tiennent eux-mêmes ou non leurs pages sur les médias sociaux – demandent occasionnellement des données sur la quantité de messages haineux reçus dernièrement. Certains députés ont pour politique de passer outre à la plupart des cas de haine. À l’inverse, au moins un membre du personnel a signalé que son député tient une « liste détaillée » de chaque commentaire haineux formulé, afin de fournir autant de détails que possible lors de la transmission de ces commentaires au sergent d’armes. Dans la plupart des cas, cependant, c’est le personnel qui est en contact direct avec le problème. Par conséquent, de nombreux employés déclarent se sentir obligés de protéger leur député contre les messages haineux, en particulier dans les bureaux où la décision de transmettre ou non certains messages est laissée à l’employé.

Quels députés reçoivent le plus de haine?

Il est difficile de dégager une formule exacte permettant de déterminer quels députés reçoivent le plus de messages haineux, mais les tendances observées dans les entrevues sont cohérentes. Les facteurs qui augmentent la probabilité d’un accroissement de la haine comprennent : la visibilité d’un député, la reconnaissance de son nom et les rôles qu’il occupe; tout lien personnel avec un problème majeur dans un cycle d’actualité; et la misogynie, le racisme, la xénophobie, l’homophobie et la transphobie systémiques. D’autres facteurs ont été mentionnés par les personnes interrogées, comme la province, la ville et la position socioéconomique des électeurs du député.

Le sentiment général était également que les députés du gouvernement – en particulier les ministres, et surtout les femmes, les minorités visibles ou les membres de la communauté 2SLGBTQIA – recevaient beaucoup plus de haine que les autres. Toutefois, les députés de l’opposition appartenant à ces groupes reçoivent également plus de haine que leurs collègues qui n’en font pas partie.

Les réflexions des députés sur les raisons de la montée de la haine

La haine exprimée à l’égard des députés avait doublé en 2022 par rapport à la période précédant la pandémie. En effet, un fonctionnaire de la Chambre des communes qui a accepté d’être interrogé dans le cadre de l’étude a confirmé que le nombre de menaces et d’incidents signalés, le nombre d’enquêtes menées par la GRC et le nombre d’accusations portées pendant la pandémie avaient doublé. La publication des chiffres exacts n’est pas autorisée, mais la hausse serait de l’ordre de « plusieurs centaines ». Il est inquiétant de constater que le nombre ne semble pas avoir diminué depuis la fin de la pandémie. Le sergent d’armes de la Chambre des communes a récemment déclaré que, entre 2019 et 2023, le nombre de dossiers ouverts sur des comportements menaçants est passé de huit à 530, soit une augmentation de 800 pour cent4.

Les personnes interrogées ont avancé plusieurs hypothèses expliquant la montée de la haine. La première est le rôle des restrictions liées à la pandémie sur les déplacements et les rassemblements. Les députés de tous les partis politiques ont souligné comment le manque d’engagement social en personne causé par ces restrictions, combiné à une augmentation initiale du temps libre, a entraîné une énorme augmentation de l’utilisation des médias sociaux, ce qui a exacerbé la propagation et la consommation de désinformation. Cela a également contribué à alimenter en données les algorithmes des médias sociaux, facilitant très probablement la diffusion de contenus plus polarisants. L’exposition accrue à la mésinformation et à la désinformation, combinée à ce que plusieurs personnes interrogées ont décrit comme « une recherche de communauté », a entraîné une polarisation accrue. De plus, les sentiments d’anxiété, d’incertitude et d’irritabilité causés par la pandémie peuvent avoir contribué à ce que certaines personnes isolées expriment de la haine envers les groupes perçus comme responsables de leur situation, y compris les députés.

Un député a souligné comment, en dehors de la question de la désinformation et des algorithmes, les médias sociaux et Internet facilitent le partage de messages haineux :

Les gens ne se rendent pas compte qu’il y a une vraie personne de l’autre côté de l’écran lorsqu’ils écrivent, c’est comme s’il n’y avait aucun filtre entre leurs mains et leur tête. Ils tapent simplement tout ce qu’ils pensent contrairement à ce qu’ils feraient s’ils parlaient en personne [traduction].

En ce qui concerne d’autres événements spécifiques à la pandémie, plusieurs personnes interrogées ont noté que l’élection fédérale de ٢٠٢١ ainsi que les diverses obligations de vaccination semblaient être des facteurs de stress ayant ajouté aux manifestations de haine à l’encontre des députés. Cependant, plusieurs personnes interrogées ont souligné que ces facteurs n’ont peut-être pas été tant des causes que des catalyseurs. En effet, bon nombre de ces tendances sont antérieures à mars 2020.

Un député a constaté une augmentation constante de la polarisation et de la haine envers les députés depuis le début des années 2010. Ce député, déclarant que ce n’était pas une coïncidence si cette augmentation coïncidait directement avec la croissance des médias sociaux, a qualifié les médias sociaux de « principale raison du déclin de la sécurité des députés ». L’instabilité financière récente a également été soulignée par plusieurs répondants comme un facteur de stress notable. Un député a déclaré :

L’incertitude liée à la récession financière imminente qui entraînera probablement une baisse de l’emploi signifie que les gens vont se retrouver dans des situations désespérées. L’isolement, l’incertitude et le doute, et les ratés du gouvernement pendant la COVID qui ont créé tant de pression sur les gens, tous ces éléments, je pense, disposent parfaitement les gens à adhérer aux opinions extrêmes. Et c’est sans parler de la manière dont les réseaux sociaux se sont propagés sans aucun contrôle et du ciblage algorithmique et agressif des personnes [traduction].

Bien que ces raisons figurent parmi les plus importantes mises en avant par les personnes interrogées, des recherches plus approfondies sur les raisons pour lesquelles la haine envers les députés et leurs collaborateurs a explosé méritent d’être menées.

Comment les assemblées législatives provinciales réagissent-elles?

À l’automne ٢٠٢٤, la Revue parlementaire canadienne a distribué un sondage aux greffiers pour déterminer quels types de mesures de sécurité générales sont en place dans les assemblées législatives provinciales et territoriales, à la Chambre des communes du Canada, au Sénat et dans les bureaux de circonscription partout au pays. Des représentants de neuf assemblées législatives provinciales, d’une assemblée législative territoriale, de la Chambre des communes et du Sénat ont répondu au questionnaire.

La plupart des provinces déclarent disposer d’un service de sécurité interne bien établi. Là où on ne dispose pas de ce type de service, ce sont habituellement les sergents d’armes qui supervisent les agents de la paix désignés ou assument eux-mêmes la sécurité. Une province qui ne dispose pas d’un service interne a souligné que les agents de sécurité du ministère provincial de la Justice en tiennent lieu pour certaines questions.

La grande majorité des assemblées législatives qui disposent de leur propre service de sécurité interne travaillent avec au moins un service de police ou une agence de sécurité externe. Presque tous les services de sécurité parlementaires internes proposent également des conseils sur la sécurité des bureaux de circonscription, de manière systématique ou sur demande. Cependant, une seule assemblée propose des directives systématiques pour la sécurité du domicile personnel des parlementaires. D’autres offrent ces conseils au cas par cas (sur demande ou en fonction du profil de risque), tandis que beaucoup n’offrent aucune orientation. La plupart des assemblées législatives ont également mis en place un processus de communication des incidents de sécurité impliquant des parlementaires ou du personnel, que ce soit dans les circonscriptions ou dans les bureaux parlementaires, via un point de contact unique ou une ligne d’assistance téléphonique disponible 24 heures sur 24, 7 jours sur 7.

Presque toutes les assemblées législatives ont fait état d’incidents de sécurité qui ont exigé la fermeture temporaire de bureaux de circonscription.

Conclusion

Les menaces contre les députés et leur personnel ont doublé au cours de la pandémie de COVID-19. Le personnel et les députés perçoivent avec justesse cette hausse. Même si tous ne s’inquiètent pas pour leur sécurité physique, une majorité de répondants indiquent qu’ils se sentaient moins en sécurité au moment du sondage qu’avant la pandémie. Ce constat se reflète également dans les entrevues individuelles.

Bien qu’il soit important de répondre aux préoccupations en matière de sécurité physique, la sécurité psychologique des députés et de leur personnel doit également être prise en compte. La polarisation, la désinformation et l’influence croissante des médias sociaux, en particulier durant une période marquée par un isolement et une incertitude accrus, dressent un portrait sombre de la dynamique actuelle entre les députés et ceux qu’ils représentent.

Les données sont claires : il faut faire davantage pour améliorer la sécurité physique des députés, ainsi que pour protéger et améliorer leur sécurité et leur bien-être psychologiques. Il est absolument crucial que cela se fasse de manière systémique et surtout proactive. Les députés et le personnel ont salué les mesures prises en réponse à la fusillade de 2014 près de la Colline du Parlement et à la suite du Convoi de la liberté, ce qui n’empêche pas les personnes interrogées de reconnaître également que ces situations auraient pu avoir des fins bien plus tragiques. Un individu agissant par haine pourrait causer des dommages durables, voire irréversibles, à notre démocratie représentative en limitant encore davantage le nombre de personnes prêtes à proposer, ou à proposer à nouveau, leur nom comme candidat à une fonction élective. Les parlementaires et les électeurs qu’ils représentent ne peuvent pas se permettre d’attendre de voir si une telle tragédie se produit un jour. Les Canadiens doivent plutôt s’efforcer de mieux assurer la sécurité de ceux qu’ils élisent pour les représenter publiquement.

Qui ne se sent pas en sécurité ?

En réponse à la question de savoir s’ils « s’étaient déjà sentis en danger » lors d’une interaction avec un électeur ou un membre du public,

Les membres du personnel s’identifiant comme membres de la communauté 2ELGBTQI+ étaient 76 pour cent plus susceptibles de répondre oui que les autres.

Les membres du personnel s’identifiant comme femmes étaient 43 pour cent plus susceptibles de répondre oui que ceux qui s’identifiaient comme hommes.

Les membres du personnel s’identifiant comme appartenant à une minorité visible étaient 27 pour cent plus susceptibles de répondre oui que les autres.

Notes

1 Cinq autres réponses au sondage ont été reçues, mais elles ont été jugées irrecevables et supprimées de l’ensemble de données, puisque les répondants avaient répondu « Non » à la question d’ouverture (voir les annexes A et B).

2 Sarah Smellie. « Envelope Containing Disturbing Images and Skin Irritant Mailed to N.S. Tory MP », Globe and Mail, 8 février 2022, https://www.theglobeandmail.com/canada/article-envelope-containing-disturbing-images-and-skin-irritant-mailed-to-ns/.

3 Richard Raycraft. « MPs Describe Threats, Safety Fears as They’re Issued Panic Buttons », CBC News, CBC/Radio Canada, 22 juin 2022, https://www.cbc.ca/news/politics/mp-threats-safety-panic-buttons-1.6496243?cmp=newsletter_CBC+News+Politics+Headlines_1636_580495.

4 Peter Zimonjic. « Harassment of MPs spiked almost 800% in 5 years, says House sergeant-at-arms », CBC News, 28 mai 2024, https://www.cbc.ca/news/politics/threats-harassment-mps-spike-1.7217040.

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