Dans les coulisses de l’Assemblée nationale : une équipe de traduction passionnée

Article 7 / 12 , 46 No. 3 (Automne)

Dans les coulisses de l’Assemblée nationale : une équipe de traduction passionnée

L’histoire de la traduction législative au Québec remonte au début du régime anglais. Dans cet article, l’auteure examine l’évolution de ce type de traduction au Québec et décrit le processus de traduction, de révision et de correction des textes législatifs qui doit s’effectuer selon les normes que requiert une province dont la langue et un code civil unique constituent des éléments identitaires fondamentaux.

Elizabeth Reeve

L’Assemblée nationale du Québec compte une vingtaine de personnes dans son équipe de traduction législative, originaires de provinces, de pays et de continents divers. Ces langagiers chevronnés, qui exercent leur profession au sein de la Direction de la traduction et de l’édition des lois, effectuent un travail captivant et varié qui est rempli de défis et qui leur permet de se trouver souvent au cœur de l’action et dans les secrets des dieux.

Le Québec possède une longue tradition de traduction législative, qui remonte au tout début du régime anglais en 1759. Les interprètes, qui traduisent oralement d’une langue vers une autre, ont bien sûr joué un rôle clé dès l’arrivée des Européens et même avant, lors d’échanges entre les différentes Premières Nations. Les traducteurs et les traductrices, cependant, traduisent des documents écrits. On raconte qu’au début du régime militaire, on faisait d’abord appel aux soldats suisses au sein de l’armée anglaise pour traduire les proclamations et les ordonnances afin de s’assurer qu’elles étaient bien comprises de la population1, avant de se tourner vers des Anglais qui étaient des descendants de réfugiés huguenots français2.

La complexité de la tâche a toutefois été vite constatée. L’avènement du gouvernement civil en 1764, la mise en place d’institutions gouvernementales de type britannique qui sont utilisées pour la première fois en français dans l’Empire britannique3, ainsi que la coexistence de deux systèmes de droit, soit la Coutume de Paris et la common law, ont engendré une terminologie juridique et des concepts uniques. Ainsi, en février 1768, le procès-verbal du Conseil de Québec a fait état de « la difficulté pour le gouvernement d’engager un traducteur de l’anglais au français compétent »4; peu de temps après est embauché François-Joseph Cugnet, le premier traducteur officiel du gouverneur et du Conseil. Les projets de loi seront encore longtemps rédigés surtout en anglais et ensuite traduits en français mais graduellement, au cours du vingtième siècle, on a vu cette tendance s’estomper et même se renverser5. Ainsi, de nos jours, l’équipe de la traduction de l’Assemblée nationale traduit presque exclusivement du français vers l’anglais.

En vertu de l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, les archives et les procès-verbaux doivent être rédigés en français et en anglais au Québec. Ainsi, une équipe spécialisée assure la traduction du Feuilleton et préavis et du Procès-verbal de chacune des séances de l’Assemblée.

Préparé par la Direction de la séance et de la procédure parlementaire, le Feuilleton et préavis est transmis pour traduction vers 17 h la veille de la séance en question et doit être publié sur le site Web de l’Assemblée dans les deux langues avant 8 h le lendemain matin. Comme les déclarations, les questions écrites et les motions inscrites au Feuilleton et préavis sont d’une grande actualité et traitent des questions de l’heure et d’événements survenus dans les différentes circonscriptions, les membres de l’équipe doivent se tenir au courant non seulement des nouvelles nationales et provinciales, mais aussi de celles en provenance des quatre coins du Québec.

Ensuite, tout au long de la séance, les membres de la Direction de la séance et de la procédure parlementaire font suivre à l’équipe de la traduction les parties successives du Procès-verbal au fur et à mesure qu’ils le rédigent. Les traducteurs œuvrent en duo; ils divisent le travail dès qu’il leur parvient, effectuent les recherches nécessaires, notamment celles relatives aux motions sans préavis et aux décisions de la présidence, et chacun révise le texte de l’autre afin de mettre la traduction du Procès-verbal en ligne le plus rapidement possible avant le début de la séance suivante, peu importe l’heure à laquelle la séance en cours se termine.

C’est toutefois la traduction des projets de loi qui constitue l’essentiel du travail de l’équipe. L’Assemblée a l’obligation constitutionnelle d’imprimer et de publier ses lois en français et en anglais, les deux versions ayant la même valeur juridique. Même si les projets de loi sont rédigés d’abord en français et ensuite traduits en anglais, en vertu de l’article 7 de la Charte de la langue française, les deux versions doivent être présentées, adoptées et sanctionnées simultanément.

Comme les projets de loi portent souvent sur des sujets très divers et emploient fréquemment un vocabulaire spécialisé, la traduction législative exige des recherches considérables. Or, le contenu des projets de loi, que ceux-ci proviennent du gouvernement, de l’opposition ou de députés à titre individuel, demeure hautement confidentiel jusqu’à l’étape de la présentation en chambre. Aucune personne qui n’est pas de la Direction elle-même n’a connaissance de l’ensemble des différents projets de loi sur lesquels travaillent les membres de l’équipe. D’ailleurs, ces derniers ne peuvent consulter aucun spécialiste à part les légistes responsables de la rédaction des projets de loi et les conseillères juridiques qui travaillent de concert avec les réviseurs de traduction.

L’équipe peut, bien sûr, effectuer des recherches sur Internet et même consulter la législation apparentée provenant du Québec ou d’autres territoires, mais dans tous les cas ils doivent faire preuve d’une extrême minutie. D’abord, parce qu’un même mot peut se traduire de maintes façons selon le contexte, le domaine ou même le pays. Il faut également garder à l’esprit que la qualité des sources dans Internet varie énormément.

De plus, même s’il existe de fortes similitudes avec des lois du Québec déjà existantes, l’équipe de la traduction doit tenir compte de l’évolution constante de la langue. Notons, à titre d’exemple, la préférence actuelle accordée non seulement au vocabulaire épicène, mais aussi, pour faciliter la compréhension des lois par le grand public, à l’utilisation d’une langue plus simple et plus claire. Comme les moyens par lesquels on atteint ces objectifs varient d’une langue à l’autre, la tâche est d’autant plus difficile.

Enfin, lorsqu’on consulte les lois d’autres provinces, territoires ou pays, même si celles-ci portent sur le même sujet que le projet de loi en cours de traduction, il faut tenir compte du fait que la cohabitation du droit civil et de la common law que l’on voit au Québec est unique et que son évolution au fil des années a donné naissance à une terminologie ainsi qu’à des concepts et des formulations aussi distinctes, en français6 comme en anglais, que l’est la société québécoise.

Comme les projets de loi doivent être présentés en Chambre en même temps en français et en anglais, l’équipe de la traduction n’a pas le luxe d’attendre la version française définitive avant d’en entreprendre la traduction. L’équipe de la traduction doit tout simplement s’adapter au fur et à mesure que les nouvelles versions d’un même projet de loi lui sont fournies. Afin d’assurer une correspondance juridique et sémantique parfaite entre les versions française et anglaise, maintes recherches, révisions et relectures seront nécessaires, engageant non seulement la participation des traducteurs, des réviseurs et des conseillers législatifs, mais aussi de l’équipe de l’édition qui, avant que le projet de loi soit présenté en chambre, relira, à voix haute, les versions française et anglaise en parallèle afin de déceler toute erreur ou coquille qui pourrait encore s’y trouver.

Toutefois, le travail ne se termine pas là. Au Québec, il est chose commune que les élus apportent de nombreux amendements aux projets de loi entre l’étape de la présentation et celle de l’adoption en Chambre. Tous ces amendements devront être traduits et révisés avant que le projet de loi puisse être adopté.

Enfin, le dernier volet du travail de l’équipe de la traduction est la traduction dite administrative, qui fait elle aussi l’objet d’une longue tradition. Déjà, en 1780, le conseiller législatif Hugh Finlay déposait à la Chambre du Conseil législatif un article de sept paragraphes intitulé The manner of debating and passing Bills in Parliament afin de permettre aux conseillers de mieux comprendre les pratiques de Westminster. Ce texte, qui a ensuite été traduit en français, est décrit par certains comme constituant la base de la procédure parlementaire au Québec7. Or en 2022, l’équipe de la traduction a pu profiter du calme législatif entre la dissolution de la 42e Législature et la tenue des élections pour la 43e Législature pour mettre à jour la version anglaise de la quatrième édition de La procédure parlementaire du Québec, un volume de quelque 1 335 pages, le « descendant » en quelque sorte de l’article déposé par Hugh Finlay.

L’équipe traduit également une grande variété de documents, allant de communications adressées à d’autres gouvernements et leur administration, en passant par des rapports et des articles, jusqu’à des textes destinés aux touristes, et ce, toujours avec la plus grande rigueur. Par le passé, une traductrice affectée à la traduction des menus des restaurants de l’Assemblée a su convaincre les chefs de cuisine qu’afin de pouvoir traduire fidèlement la description des mets, il allait de soi qu’elle devait pouvoir les voir et y goûter. Après tout, si l’on veut faire une traduction de qualité, il ne faut jamais lésiner sur la recherche!

Lorsque je suis arrivée à la Direction de la traduction et de l’édition des lois il y a quatre ans, j’ai remarqué le grand nombre de collègues qui semblaient tout à fait passionnés par leur travail, surtout ceux qui y étaient depuis des années, voire des décennies. J’ai demandé à certains d’entre eux ce qu’ils affectionnaient particulièrement de leur emploi. On m’a décrit le sentiment d’être au cœur de l’actualité et dans le feu de l’action, le travail peu routinier et fort en poussées d’adrénaline, le défi intellectuel et l’apprentissage constant. Enfin, on m’a parlé du plaisir que procure la grande complicité qui se développe entre collègues qui effectuent un véritable travail d’équipe avec des gens de milieux très variés, unis par leur grand professionnalisme.

Notes

1 Jean-Charles Bonenfant, « Perspective historique de la rédaction des lois au Québec », Les Cahiers de droit, vol. 20, nos 1-2, (mars 1979), p. 390.

2 Michael McKenzie, « Survol historique de la traduction législative au Québec », Revue parlementaire canadienne, (printemps 2009), p. 37.

3 Bonenfant, p. 390.

4 Christian Blais (dir.). Procès-verbaux du Conseil de Québec, 1764-1775. Québec, Bibliothèque de l’Assemblée nationale du Québec, 2019, p. xlvii.

5 Bonenfant, pp.390-393.

6 Bonenfant, p. 393

7 Christian Blais, « Les fondements du parlementarisme québécois, 1764-1791 » Revue parlementaire canadienne,
vol. 43, no. 2, (été 2020), p. 27.

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