Entre liberté d’expression et cyberviolence : l’utilisation des médias sociaux et ses effets sur l’engagement politique
Les médias sociaux sont devenus un outil essentiel que les parlementaires utilisent pour faire circuler l’information et promouvoir le travail qu’ils accomplissent pour le public dans le cadre de leurs fonctions démocratiques. Toutefois, les messages toxiques et les menaces à l’encontre de personnalités publiques ont pris une telle ampleur que de plus en plus d’élus semblent choisir de quitter la vie publique plutôt que d’être confrontés à la cyberintimidation et au harcèlement. Dans cet article, l’auteur expose des constats qui montrent à quel point la cyberviolence affecte les parlementaires et présente quelques moyens de lutter contre ce fléau. Cet article est une version révisée d’un exposé présenté à la 59e Conférence régionale canadienne de l’Association parlementaire du Commonwealth, tenue à Régina.
L’hon. Nathalie Roy
La violence qui sévit sur les médias sociaux et ses conséquences sur l’engagement politique, en particulier celui des femmes, sont des thèmes très actuels sur la scène parlementaire québécoise, et ce, surtout depuis les élections générales d’octobre 2022. La campagne électorale a connu des moments sombres et a été marquée par une augmentation de la violence à l’encontre des candidats, quel que soit leur parti. Cela se manifeste entre autres par des menaces physiques et verbales, notamment en ligne.
Selon la Sûreté du Québec, il y a eu au moins 31 arrestations à la suite de menaces adressées à des candidats. Face à cette recrudescence de la violence, de nombreuses initiatives ont été établies :
La sécurité entourant les chefs de parti a été considérablement renforcée.
Certains ont même reçu des gilets pare-balles.
Il y a davantage de policiers et de véhicules de patrouille.
La Sûreté du Québec a également mis à la disposition des cinq principaux partis politiques un numéro de téléphone d’urgence – disponible en tout temps – que les candidats peuvent utiliser s’ils se sentent menacés.
La présidente de l’Assemblée nationale a également décidé qu’une candidate devait se voir accorder une protection individuelle pendant une journée, jusqu’à ce que la police arrête la personne qui l’avait menacée.
Le Directeur des poursuites criminelles et pénales a mené une campagne de sensibilisation sur les médias sociaux pour bien faire
comprendre que les commentaires faits sur ces plateformes peuvent constituer des infractions criminelles.
Je suis certaine que les parlementaires, qui font partie des lecteurs de la Revue parlementaire canadienne, ont tous reçu leur lot de commentaires haineux sur les médias sociaux. Depuis mon élection à la présidence de l’Assemblée nationale du Québec, j’ai eu la chance de rencontrer de nombreuses délégations ici et à l’étranger, et il est clair que l’augmentation de la violence en ligne à l’égard des élus est un problème qui ne connaît aucune frontière. Nombre de mes homologues m’ont fait part d’expériences similaires dans l’exercice de leurs fonctions.
Désinformation et climat sur les médias sociaux
Bien sûr, au Québec comme ailleurs, la montée de la violence en ligne à l’égard des parlementaires n’est pas un phénomène nouveau qui est apparu soudainement.
En tant que tribune, les médias sociaux ont considérablement évolué ces dernières années, notamment avec l’essor de la désinformation et des algorithmes qui polarisent les débats.
Comme le souligne un récent rapport1 dirigé par le Forum des politiques publiques du Canada, la désinformation a de nombreuses conséquences.
Sur le plan sociétal, la désinformation peut provoquer la radicalisation de certains groupes, la polarisation des débats et les divisions sociales.
Par ailleurs, la désinformation nuit considérablement à la qualité et à l’intégrité de l’information. Elle discrédite l’expertise, suscite le cynisme, décourage la prise de décisions éclairées et sape la confiance du public envers les institutions. En fin de compte, elle peut freiner la participation démocratique et entraîner un désengagement civique.
Sur le plan individuel, la désinformation peut entraîner des dommages, comme des pertes financières et des atteintes à la réputation, sans parler des nuisances psychologiques.
Les conséquences de la désinformation sont nombreuses et touchent directement ou indirectement les élus. Par exemple, la crise de légitimité de nos institutions a des conséquences sur notre travail, car les parlementaires sont les visages de nos structures politiques, démocratiques et institutionnelles.
En tant que personnalités publiques, les parlementaires sont plus susceptibles d’être victimes d’attaques personnelles, tout particulièrement dans un contexte où les débats sont polarisés et où les médias sociaux diffusent des informations à un rythme sans précédent.
Utilisation des médias sociaux par les parlementaires
Depuis quelques années, il est devenu indispensable pour les élus d’utiliser les médias sociaux. Ces plateformes nous permettent d’atteindre la population, de valoriser le travail effectué dans les circonscriptions électorales et au Parlement, et de sensibiliser nos concitoyens à certaines initiatives ou démarches.
Les téléphones intelligents ont brouillé les frontières entre les activités parlementaires, le travail effectué dans les circonscriptions électorales et ce que nous faisons dans notre vie personnelle. Cette réalité a été soulignée dans un rapport indépendant2 sur la valorisation de la fonction de parlementaire, mandaté par le Bureau de l’Assemblée nationale du Québec, notre bureau de régie interne.
Le rapport indique ce qui suit :
Les députés sont toujours dans l’œil du public. Leurs faits et gestes sont scrutés à la loupe par les journalistes et les commentateurs politiques. Cette pression s’ajoute à celle provoquée par l’omniprésence des réseaux sociaux. Ceux-ci ont un effet direct sur les conditions d’exercice de la fonction de député.
L’actualité politique québécoise se déroule en continu, 24 heures par jour, 7 jours par semaine. Les parlementaires sont appelés à réagir à tout moment sur différentes plateformes, instantanément. La gestion des différents médias sociaux (Twitter, Facebook, Instagram, etc.) occupe une place de plus en plus importante dans le quotidien des députés.
Elle exige aussi le développement de nouvelles compétences de la part des parlementaires et de leur entourage, notamment dans la gestion des communications et de l’image, et dans la rétroaction avec le public3.
Cyberintimidation et menaces
La présence grandissante des parlementaires sur les médias sociaux les expose davantage à la cyberintimidation. Certains contextes de crise, comme celui de la pandémie de COVID-19, peuvent également attiser les discours haineux et violents.
En 2021, Le Devoir a sondé4 les 125 députés de l’Assemblée nationale pour quantifier les comportements de cyberviolence et de cyberintimidation à l’égard des élus.
Sur les 95 personnes interrogées, 35 % ont déclaré avoir reçu des messages déplaisants, intimidants, haineux ou menaçants plusieurs fois par semaine.
Plus important encore, 32 % ont déclaré avoir déposé une plainte auprès de la police après avoir reçu un message menaçant sur les médias sociaux.
Ce sont d’énormes pourcentages! La même enquête a été menée auprès des élus de la Chambre des communes du Canada. Il en ressort que la cyberintimidation touche tous les parlementaires, quelle que soit leur allégeance politique.
Selon les données recueillies, les messages insultants ne portent pas seulement sur les opinions politiques, mais aussi sur les compétences individuelles, le sexe et l’ethnicité.
En raison de la forte augmentation des commentaires intimidants, haineux ou menaçants à leur égard, les élus ont dû modifier leur relation avec les médias sociaux : Près de 40 % des parlementaires qui ont répondu à l’enquête ont déclaré qu’ils évitaient de discuter de certains sujets sur les médias sociaux par crainte d’être insultés ou de recevoir des commentaires désagréables.
Liberté d’expression et désengagement civique
Le très grand nombre de messages sur les médias sociaux représente un défi majeur en termes de gestion. Comment réagir à un commentaire haineux? Doit-on répondre à son auteur? L’ignorer? Le supprimer? Ou doit-on le signaler conformément à la procédure de la plateforme?
Dans certaines situations, la ligne entre la liberté d’expression et le harcèlement est très mince. Dans un contexte où la confiance du public envers les institutions démocratiques est ténue, cela demeure une question épineuse.
La haine en ligne peut également entraîner un désengagement civique. En 2021, la mairesse de l’arrondissement de Verdun, à Montréal, et le maire de Ville de Mont-Royal ont tous deux annoncé qu’ils quittaient la politique en raison du climat toxique qui règne sur les médias sociaux. De nombreux autres élus municipaux du Québec ont décidé de ne pas se représenter pour des raisons similaires.
Initiatives au niveau municipal
Face à ces départs d’élus municipaux, certaines initiatives ont été prises au Québec :
Le ministère des Affaires municipales et de l’Habitation a publié un plan d’action pour favoriser le respect et la civilité5. Le document comprend 11 mesures qui visent à mieux outiller les secteurs municipaux et les candidats contre l’intimidation et le harcèlement, et à assurer un climat propice à l’exercice de la démocratie dans les municipalités du Québec.
En parallèle, la Sûreté du Québec a lancé son plan de lutte contre l’intimidation des élus6. Le plan de la Sûreté du Québec, qui vise les élus et les gestionnaires municipaux, a pour objectif de sensibiliser et d’informer le secteur municipal, d’offrir un soutien, ainsi que de protéger et de sécuriser les administrateurs publics. Dans le cadre de ce plan, les actes d’intimidation et de violence sont répertoriés en vue de dresser un portrait précis et actualisé du phénomène.
Aujourd’hui encore, des cas d’incivilité ou de harcèlement envers des élus municipaux font la une des journaux. Selon les données que la Presse canadienne7 a obtenues auprès du Directeur général des élections du Québec, à la fin du mois de juin 2023, 434 municipalités québécoises avaient tenu au moins une élection partielle depuis les dernières élections municipales de novembre 2021. Par ailleurs, 69 maires et 505 conseillers municipaux ont quitté leurs fonctions avant la fin de leur mandat, qui devait se terminer en novembre 2025. Le nombre de démissions à mi-parcours est en constante augmentation comparativement aux années précédentes. Bien que certains de ces départs puissent s’expliquer par des problèmes de santé ou des obligations familiales, il n’en reste pas moins que de plus en plus d’élus municipaux invoquent l’intimidation, le harcèlement, les insultes et les menaces pour expliquer leur départ prématuré de la vie politique municipale.
Initiatives de l’Assemblée nationale
L’Assemblée nationale du Québec surveille quotidiennement les médias sociaux, en collaboration avec la Sûreté du Québec, afin de détecter toute menace.
Compte tenu des expériences récentes de certains parlementaires, le deuxième vice-président de l’Assemblée nationale a été chargé d’évaluer la manière dont notre parlement peut améliorer la sécurité de ses élus. Par exemple, on envisage d’installer des caméras à l’extérieur du domicile des parlementaires qui le souhaitent.
Cyberviolence envers les femmes
La cyberviolence et la cyberintimidation touchent davantage les femmes. Loin de moi l’idée de suggérer que les hommes ne sont pas concernés par cette problématique : lorsque je dis que nous devons lutter contre la violence et l’intimidation en ligne, je veux dire que nous devons le faire pour le bien de tous.
Néanmoins, dans une étude8 publiée l’année dernière, le Conseil du statut de la femme du Québec a confirmé que les femmes sont plus susceptibles que les hommes d’être victimes d’incivilité et de harcèlement en ligne, en particulier les femmes issues de groupes minoritaires et les femmes actives dans l’espace public.
Une autre étude,9 publiée par le Centre Samara pour la démocratie, a démontré que lors des élections fédérales canadiennes de 2021, les candidates étaient cinq fois plus susceptibles de recevoir des gazouillis toxiques que leurs homologues masculins, sauf pour les chefs de parti. Cinq fois plus : c’est énorme!
En novembre 2019, à l’initiative du Cercle des femmes parlementaires, l’Assemblée nationale du Québec a adopté une motion10 visant à rappeler à tous les parlementaires qu’ils « ont tous un rôle à jouer dans la lutte contre la cyberintimidation, notamment en faisant preuve de respect et de courtoisie sur les réseaux sociaux ». On y souligne en outre que « la cyberintimidation prend une forme particulière lorsqu’elle est dirigée vers les femmes en s’attaquant notamment à leur intégrité physique ». Par ailleurs, on y déclare que « l’hostilité envers les femmes freine leur engagement politique ».
Nous devons lutter contre la cyberviolence à l’égard des femmes afin que le nombre de femmes en politique continue d’augmenter, au lieu de diminuer. À cet égard, je suis fière de constater que les femmes occupent près de 46 % des sièges à l’Assemblée nationale du Québec.
Les initiatives que prennent les parlements pour lutter contre la cyberviolence, notamment la cyberviolence à l’égard des femmes élues, peuvent prendre différentes formes. Pour notre part, nous travaillons à une projection publique à l’Assemblée nationale de Je vous salue salope : la misogynie au temps du numérique, un documentaire également produit en anglais sous le titre Backlash, Misogyny in the Digital Age.
Le documentaire a été réalisé par les cinéastes québécoises Léa Clermont-Dion et Guylaine Maroist, et met en lumière les expériences de nombreuses femmes célèbres dans le monde entier, dont l’ancienne présidente de la Chambre des députés d’Italie, Laura Boldrini, ainsi que l’ancienne représentante de l’État du Vermont, Kiah Morris. Toutes deux ont été victimes de menaces et de harcèlement en ligne. Backlash a fait l’objet d’une visibilité mondiale considérable, car il traite d’un terrible fléau qui transcende les frontières nationales. Même si cela peut être difficile à regarder, je vous invite à le faire. Le sujet est très bien documenté et suscite une véritable prise de conscience quant aux conséquences dévastatrices de la cyberintimidation sexiste. La version anglaise est disponible gratuitement sur la plateforme CBC Gem11.
Après la projection publique du documentaire, nous avons l’intention d’organiser une discussion avec des experts de la cyberintimidation. Il s’agit là d’un exemple de ce que nos parlementaires peuvent faire pour éveiller les consciences et lutter contre ce fléau. Les possibilités sont nombreuses, comme la tenue de discussions bilatérales et multilatérales entre parlementaires.
Association parlementaire Ontario-Québec : séance de travail sur les médias sociaux
En mai, l’Assemblée nationale du Québec et l’Assemblée législative de l’Ontario ont tenu une réunion bilatérale qui s’est avérée fructueuse. J’ai été accueillie à Toronto, avec une délégation parlementaire, pour participer à la 27e rencontre parlementaire annuelle entre l’Ontario et le Québec, par mon ami le président de l’Assemblée législative de l’Ontario, Ted Arnott. Dans le cadre des travaux, nous avons organisé une séance de travail sur l’utilisation des médias sociaux. Des experts nous ont parlé des meilleures pratiques et des comportements que nous devons adopter sur les médias sociaux, spécialement pour les personnalités publiques.
Nous avons notamment abordé le sujet du doxing (divulgation de données personnelles). Ce type de harcèlement consiste à publier sur Internet les renseignements personnels de quelqu’un sans son consentement, par exemple son adresse, son numéro de téléphone, ou ses données financières ou médicales.
Le président a décrit diverses mesures visant à prévenir le doxing.
Dans bien des cas, il s’agit de pratiques simples, mais qui devraient être mieux connues et diffusées. Qu’il s’agisse de modifier vos paramètres de confidentialité ou d’activer un paramètre qui vous permet de contrôler votre identification sur des photos ou d’autres publications, ce sont des moyens simples de mieux contrôler le contenu publié à notre sujet.
Enfin, nous avons abordé les menaces émergentes, surtout ce que l’on appelle communément les deepfakes. Dans un contexte où l’intelligence artificielle évolue à une vitesse fulgurante, il faut surveiller le développement de ce type de manipulation audiovisuelle, en particulier pour les personnalités publiques comme les parlementaires, qui sont constamment dans les médias.
Les conférences et les séances de travail qui se sont tenues lors de notre réunion de l’Ontario et du Québec ont été très instructives. Ce type de réunion, y compris la Conférence régionale, où j’ai présenté les informations contenues dans cet article, nous offre l’occasion de mettre en commun nos expériences, nos initiatives et nos meilleures pratiques.
J’encourage les parlementaires qui lisent cet article à faire part de leurs expériences à leurs collègues, et à s’informer sur les outils et les initiatives de leurs parlements respectifs et à les faire connaître. Nous pouvons, devrions et devons nous aider mutuellement à lutter contre l’intimidation et le harcèlement sur les médias sociaux.
Notes
1 https://ppforum.ca/wp-content/uploads/2021/01/DemX-RecommendationsToStrengthenCanadasResponseToDisinformationOnline-PPF-Jan2022-EN.pdf.
2 Valorisation de la fonction des parlementaires : rémunération juste, une équation gagnante pour la démocratie, avril 2023, p. 28.
3 Valorisation de la fonction des parlementaires : rémunération juste, une équation gagnante pour la démocratie, avril 2023, p. 28.
4 https://www.ledevoir.com/politique/quebec/600051/serie-tous-polarises-menaces-et-insultes-contre-les-deputes.
5 https://www.mamh.gouv.qc.ca/fileadmin/publications/elections/BRO_Mesures_PlanActionCivilite.pdf.
6 https://www.sq.gouv.qc.ca/wp-content/uploads/2021/02/plan-lutte-contre-intimidation-pli-elus.pdf.
7 https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1993153/politique-municipale-elus-demission.
8 https://csf.gouv.qc.ca/wp-content/uploads/Etude-hostilite-en-ligne-envers-les-femmes.pdf.
9 https://www.samaracentre.ca/articles/sambot-2021-federal-election-snapshot.
10 https://www.assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/assemblee-nationale/42-1/journal-debats/20191127/258991.html#_Toc25849352.
11 https://gem.cbc.ca/backlash-misogyny-in-the-digital-agehttps://femmes-egalite-genres.canada.ca/fr/saison-fierte/trousse-outils.html.