Assemblée requise : La démocratie à l’Île-du-Prince-Édouard fête ses 250 ans

Article 12 / 12 , 46 No. 3 (Automne)

Assemblée requise : La démocratie à l’Île-du-Prince-Édouard fête ses 250 ans

Il y a deux cent cinquante ans, le gouverneur de l’« isle Saint-Jean » (aujourd’hui l’Île-du-Prince-Édouard) rassemblait les 18 hommes de la colonie qu’il considérait comme seuls « représentants respectables », potentiellement, pour sa première assemblée élue. En l’espace de deux jours, ils ont adopté 13 lois, dont notamment des mesures d’approbation rétroactives prises par le gouverneur au cours des trois années précédentes, et une loi, applicable à tous, exigeant l’approbation du gouverneur pour quitter l’île. C’était un début peu reluisant pour la démocratie à l’Île-du-Prince-Édouard, mais cela a ouvert la voie à ce qui allait devenir une province prospère. Dans cet article, l’auteur évoque les premiers jours de la démocratie à l’Île-du-Prince-Édouard.

Sean McQuaid

Graves Aichin. John Budd. George Burns. Elisha et Nathaniel Coffin. William Craig. Alex Farquhar. Alex Fletcher. James Haythorne. Thomas Hopkins. David, John et William Lawson. John Lord. James McCallum. Dugald et Robert Stewart. William Warren. Ces 18 hommes sont très peu connus aujourd’hui, mais ils ont joué un rôle clé dans l’histoire de l’Île-du-Prince-Édouard. Il y a environ 250 ans, ils formaient la toute première assemblée élue de l’Île1.

La première Chambre d’assemblée élue de l’Île – la deuxième législature de l’histoire au Canada, précédée seulement par celle de la Nouvelle-Écosse en 1758 – siège pour la première fois le 7 juillet 1773 et la session se termine le 12 juillet. La séance a duré deux jours sur cette période, pour un coût total de 11 £ (après 250 années d’inflation, cette somme s’élèverait à environ 2 150,58 £ aujourd’hui, soit 3 612,97 $ en dollars canadiens modernes).

Cette Chambre d’assemblée, dont il semble que les premiers membres ont été choisis par le premier gouverneur de la colonie, Walter Patterson, qui les considérait comme les seuls candidats valables dans un bassin de talents professionnels très restreint, était plus petite et moins diversifiée que l’Assemblée actuelle, même en proportion de la minuscule population de l’époque (environ 1 200 personnes) par rapport à la population plus variée et évidemment plus vaste d’aujourd’hui. Seuls les hommes protestants avaient le droit de voter ou d’être élus, ce qui représentait peut-être 200 électeurs. Cela excluait (entre autres) les femmes, les Autochtones et les catholiques (conformément aux politiques britanniques anticatholiques du temps). Ce droit de suffrage excluait la population en grande partie catholique des Acadiens de la colonie.

En 1773, l’Île était un endroit très différent. Les Micmacs qui ont précédé la colonisation l’appelaient Epekwitk (souvent anglicisé sous le nom d’« Abegweit »), qui peut se traduire par « bercé par les vagues ». Les premiers colons français, y compris les migrants acadiens du continent, l’appelaient l’isle Saint-Jean, puis lui ont donné l’appellation anglaise Island of Saint John, ou St. John’s Island, après la prise du pouvoir par l’Empire britannique en 1758. Finalement, l’Île a été appelée Île-du-Prince-Édouard en 1799, en partie pour éviter toute confusion avec le nom semblable de Saint John, au Nouveau-Brunswick, et de St. John’s, à Terre-Neuve.

En 1773, cependant, l’Île-du-Prince-Édouard était toujours St. John’s Island, une colonie mal préparée à légiférer sur quoi que ce soit. Selon l’historien Frank MacKinnon, les premiers gouvernements de la colonie étaient « souvent une farce », parce qu’ils allaient « trop loin trop vite » en essayant de créer une administration complète de style britannique dans une colonie qui n’était ni suffisamment grande ni assez développée pour desservir une structure aussi complexe. Lorsque les Acadiens ont été chassés ou confinés à des zones rurales isolées sous le régime britannique, la colonie, peu peuplée, a recommencé à établir une société de style européen dans les années 1770.

Lorsque le gouverneur Patterson et d’autres représentants clés nommés par les Britanniques ont commencé à arriver entre 1770 et 1773, ils ont découvert une île qui n’était guère plus qu’une région sauvage. L’Empire britannique, épuisé financièrement par la guerre intercontinentale de Sept Ans (1756-1763) qui avait aidé à sceller le contrôle britannique de St. John’s Island, était peu enclin à dépenser de l’argent pour améliorer ou développer ses colonies, préférant qu’elles soient aussi autosuffisantes que possible.

La propriété de la plus grande partie des terres coloniales a été divisée par la Couronne en lots attribués à des propriétaires britanniques bien branchés qui devaient mettre en valeur ces propriétés et payer des redevances pour financer l’administration de la colonie; mais bon nombre de ces propriétaires, souvent absents, se sont dérobés à ces deux obligations, et il en est résulté une colonie primitive et privée d’argent. Le gouverneur Patterson a consacré le début de son séjour sur l’Île en grande partie à la construction d’une maison pour s’abriter. Lui et d’autres personnes nommées au début ont été laissés sans rémunération pendant plus de cinq ans. Le premier juge en chef de la colonie est même mort de la goutte et de la faim, et certains fonctionnaires ont retardé leur arrivée indéfiniment ou ont démissionné plutôt que de s’installer dans un avant-poste colonial aussi inhospitalier.

Ayant le pouvoir de nommer un Conseil de 12 conseillers pour l’aider, Patterson n’en a choisi que sept parce qu’il n’est pas arrivé à trouver plus de « citoyens convenables ». De 1770 à 1773, ils l’ont aidé à concevoir les politiques et les règlements nécessaires, mais cette structure ne prévoyait pas une Assemblée élue comme l’exigeaient la loi britannique et le mandat initial de Patterson (une Assemblée ayant aussi les pouvoirs de taxation requis pour réduire ou éliminer le besoin de soutien financier de l’Empire britannique).

Informé par ses supérieurs qu’il avait besoin d’une Assemblée élue pour adopter une législation appropriée, Patterson s’est employé à contrecœur à en créer une, même s’il doutait ouvertement qu’une colonie « aussi rétrograde » puisse compter des candidats valables. Il a fixé la composition de l’Assemblée à seulement 18 membres. Il n’avait d’ailleurs trouvé, par coïncidence, que 18 personnes qu’il considérait comme des « représentants respectables ».

L’historien Boyde Beck a comparé les élections prince-édouardiennes au XVIIIe siècle et au début du XIXe à un « carnaval flottant », un événement qui durait souvent des jours et où « le rhum coulait à flot surtout le jour du scrutin ». La toute première élection, en 1773, a probablement été plutôt calme. Une grande partie de l’île étant un territoire non défriché à l’époque, les 18 premiers membres ont été élus « collectivement par l’ensemble des voix comme représentants de tout le pays », et non comme candidats dans autant de districts. L’absence de telles circonscriptions, sans compter l’absence de partis politiques et de candidats autres que les 18 pour ainsi dire présélectionnés par Patterson, a fait de la première élection de l’Île l’une des moins compétitives.

Comme le souligne l’historien J. M. Bumsted, la plupart de ces 18 membres n’étaient pas riches – presque personne sur l’Île ne l’était à l’époque, pas même parmi les quelques dirigeants et membres de l’élite de la colonie naissante – mais en tant que citoyens qui répondaient au vague critère de respectabilité de Patterson, la plupart n’étaient pas non plus des paysans : « Au moins une demi-douzaine de propriétaires résidents comptaient parmi les élus, et la majorité des autres étaient soit de grands locataires ou agents de grands propriétaires (comme les Lawsons), soit des commerçants ou des aventuriers marchands. Un législateur, George Burns, était aussi membre du Conseil, une pratique découragée dans les colonies plus peuplées. (…) Ils étaient peu représentatifs de la population ou du sentiment populaire de la moyenne des habitants, qui étaient probablement heureux d’être laissés à eux-mêmes par un gouvernement sans pouvoir. En bref, la première Assemblée représentait les propriétaires fonciers résidents [traduction]. »

De l’avis général, ces 18 premiers membres du Conseil n’étaient pas des législateurs ambitieux. Leur premier travail comprenait l’approbation rétroactive des affaires menées par le gouverneur, le Conseil et la Cour suprême de la colonie depuis 1770. Patterson semblait souvent considérer que le meilleur usage de l’Assemblée était de confirmer ses décisions.

L’historien Henry Smith raconte sans le nommer l’histoire d’un membre de l’Assemblée d’une région rurale, qui construisait une grange pour Patterson pendant ses temps libres, et s’est plaint de devoir venir à Charlottetown pour participer aux sessions. « À quoi ça me sert d’être ici? », a-t-il demandé. « Vous et le procureur général rédigez toutes les lois et nous ne pouvons que les adopter, puisque nous ne pouvons pas les modifier. (…) Dès que la grange sera terminée, je retourne à la maison et je ne reviendrai jamais. »

Les 13 lois adoptées lors de cette première Assemblée comprenaient des mesures pour le recouvrement des petites créances, l’octroi de licences pour la vente au détail de « spiritueux », la permission de brûler des articles allant des ordures aux moulins à vent désaffectés, et une loi visait la perception des redevances des propriétaires fonciers. En rétrospective, Smith estime que l’une de ces 13 lois était « vraiment tyrannique », une loi (ultérieurement abrogée) interdisant à quiconque de quitter l’Île sans l’autorisation écrite de fonctionnaires.

Le Conseil consultatif du gouverneur a doublé la législature en tant que « chambre haute » non élue – essentiellement l’équivalent de notre Sénat fédéral actuel –, ce qui a fait de la première législature de l’Île une institution bicamérale (à deux chambres), l’Assemblée élue servant de chambre basse. Cette structure a duré plus d’un siècle.

Comme il n’y avait pas d’édifice de l’Assemblée législative au début, l’Assemblée a tenu ses premières sessions dans des résidences privées et des tavernes, y compris, semble-t-il, la Crossed Keys Tavern (une plaque marquant son ancien emplacement est toujours suspendue au centre-ville de Charlottetown). Le rôle de cette taverne dans l’histoire de l’Île est souvent célébré, mais des historiens comme Lorne Callbeck et Isaac L. Stewart doutent que la toute première Assemblée ait siégé à cet endroit, car les documents indiquent que la propriété était peut-être un terrain vacant en 1773.

Le récit de l’une des premières Assemblées souvent lié à la taverne Crossed Keys est fondé sur un fait historique documenté, qu’il soit survenu à cet endroit ou non. Comme l’indiquent les dossiers de l’Assemblée, le sergent d’armes et portier Edward Ryan a été relevé de ses fonctions pour un commentaire déplacé. Selon la légende, il aurait qualifié la première Assemblée de « maudit parlement bizarre ». Quelles que soient ses paroles exactes, il a été condamné à une amende de cinq shillings pour son manque de retenue.

Comme l’a écrit Henry Smith en 1910, les membres de la première Chambre d’assemblée n’étaient pas des hommes d’État ni des orateurs, mais ils ont fait de leur mieux pour aider au développement de l’Île, rendant possibles les « privilèges rares et les possibilités plus grandes » dont ont joui les générations suivantes. Deux cent cinquante ans après cette première Assemblée et plus d’un siècle après le récit de Smith, l’Assemblée législative d’aujourd’hui, composée de 27 membres, est à la tête d’une population plus importante et plus prospère qui repose sur les fondations jetées par ces 18 pionniers d’une législature si éloignée dans le temps.

Notes

1 L’auteur désire remercier les historiens Reg Porter et Ed MacDonald, Ph. D., de l’Î.-P.-É., qui ont été consultés pendant la rédaction de ce numéro. Site Web de Reg Porter (blogue sur le patrimoine de l’Île-du-Prince-Édouard) : https://regporter.com/pei/ (en anglais seulement), également consulté.

Sources

Acts of the General Assembly of Prince Edward Island from the Establishment of the Legislature in the Thirteenth Year of the Reign of His Majesty King George the Third, A.D. 1773, to the Fifteenth Year of the Reign of Her Present Majesty Queen Victoria, A.D. 1852, Inclusive, Vol. 1, Royal Gazette Office, 1862.

Beck, Boyde. Boyde Beck – 1st election, Mainstreet PEI. CBC, URL de 2014 (en anglais seulement) : https://www.cbc.ca/player/play/2539345387

Bumsted, J. M. Land, Settlement, and Politics on Eighteenth-Century Prince Edward Island. McGill-Queen’s University Press, 1987.

Campbell, Duncan. History of Prince Edward Island. Bremner Brothers, 1875.

Driscoll, Fred. History and Politics of Prince Edward Island.
(Titre français sans l’article, Revue parlementaire canadienne : Isle-du-Prince-Édouard : Aperçu historique et politique http://www.revparl.ca/francais/issue.asp?param=216&art=765) Canadian Parliamentary Review, 11 (2), été 1988. URL (en anglais seulement) : http://www.revparl.ca/11/2/11n2_88f_Driscoll.pdf

MacKinnon, Frank. The Government of Prince Edward Island. University of Toronto Press, 1951.

MacKinnon, Wayne. L’Assemblée législative de l’Île-du-Prince-Édouard, Revue parlementaire canadienne, 34 (2), été 2011. URL : http://www.revparl.ca/francais/issue.asp?param=204&art=1429

Old Charlottetown (And P.E.I.) – First Legislature. The Guardian, 19 novembre 1946.

Our History and Timeline. Legislative Assembly of Prince Edward Island, juin 2023. URL (en anglais seulement) : https://www.assembly.pe.ca/about/our-history-and-timeline

Smith, Henry. The Legislature of the Island of St. John – A Fragment of Prince Edward Island History. The Canadian Magazine of Politics, Science, Art and Literature, vol. XXXVI, novembre 1910 à avril 1911.

Stewart, Isaac L. « A Damned Queer Parliament ». PEI History Guy, 11 mars 2016. URL (en anglais seulement) : https://peihistoryguy.com/2016/03/11/a-damned-queer-parliament/

Stewart, John. An Account of Prince Edward Island in the Gulph of St. Lawrence, North America. W. Winchester & SCN Strand, 1806.

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