Cartographie de l’utilisation de YouTube par les chefs canadiens

Article 6 / 8 , Vol. 47 No. 3 (Automne)

Cartographie de l’utilisation de YouTube par les chefs canadiens

Les chefs des partis fédéraux, provinciaux et territoriaux du Canada ont une présence établie et active sur plusieurs des plates-formes de médias sociaux les plus populaires, notamment Facebook, X/Twitter et Instagram. Les chefs de parti ont tendance à être beaucoup moins actifs sur la plate-forme de partage de vidéos YouTube. Les médias ayant pris note du succès rencontré par le chef du Parti conservateur fédéral, Pierre Poilievre, sur cette plate-forme, les auteurs de cet article ont cherché à savoir si cela présageait un changement dans l’ampleur de l’utilisation de cette plate-forme. Ils concluent qu’à ce jour, YouTube n’a pas encore rejoint les rangs des autres plates-formes de médias sociaux populaires, probablement en raison du coût de production, du temps nécessaire à la création d’une vidéo sur YouTube et des niveaux d’engagement disproportionnés par rapport aux contenus affichés ailleurs. Cependant, les auteurs avertissent qu’avec deux autres chefs fédéraux, le premier ministre Justin Trudeau des Libéraux et Jagmeet Singh du Nouveau Parti Démocratique, qui produisent de plus en plus de contenu direct avant les prochaines élections générales, les politiciens canadiens pourraient à l’avenir faire usage de cette technologie autant que leurs homologues américains.

Andrew J.A. Mattan, Aidan Harris et Tamara A. Small

Trois jours après l’éviction d’Erin O’Toole de la tête du Parti conservateur du Canada, Pierre Poilievre, député de longue date, a publié sur YouTube et sur les médias sociaux une vidéo intitulée « Je me présente au poste de premier ministre pour vous redonner le contrôle de votre vie », afin d’annoncer sa candidature. Pendant la campagne à la direction du parti, M. Poilievre a largement utilisé YouTube pour contourner les médias traditionnels et s’adresser directement à la base du parti, ce qu’il a continué à faire en tant que chef du parti1. Son succès sur YouTube a attiré l’attention sur la plate-forme. Par exemple, le National Post décrit l’utilisation de YouTube par M. Poilievre comme une « nouvelle ère dans les communications politiques, où les politiciens ne supposent plus qu’ils doivent faire passer leur message dans des rafales de 30 secondes à la télévision ou dans de courtes vidéos sur les médias sociaux »2. Alors que les technologies numériques, en particulier X/Twitter, jouent depuis longtemps un rôle important dans la politique des partis canadiens, YouTube est resté largement sous-utilisé et sous-étudié3. En comparaison, YouTube fait partie intégrante de la politique américaine depuis un certain temps4. L’élection présidentielle de ٢٠٠٨ a été surnommée « l’élection YouTube »5. L’étude réalisée en 2014 par Ricke sur les chaînes YouTube des membres du Congrès et des sénateurs américains en exercice a montré qu’ils faisaient un usage intensif de la plate-forme de médias sociaux, notamment en mettant en ligne des vidéos de discours et d’auditions du Congrès, des clips d’information, des activités au bureau, des publicités et des discussions avec leurs électeurs6.

S’inspirant de M. Poilievre, cet article cherche à cartographier l’utilisation de YouTube par les chefs de parti au Canada. Nous utilisons le terme « carte », car nous ne connaissons tout simplement pas l’état d’avancement de la manière dont YouTube a été (ou n’a pas été) incorporé dans la politique des partis canadiens. Nous concentrons notre attention sur les chefs de parti au sein de la politique législative. En conséquence, nous posons trois questions : dans quelle mesure les chefs de parti utilisent-ils YouTube? Quelle est la nature des vidéos publiées? Dans quelle mesure les utilisateurs s’intéressent-ils au contenu des chefs de parti sur YouTube? Afin de ratisser le plus large possible, cette analyse inclut tous les chefs de parti provinciaux, territoriaux et fédéraux dont les partis ont des représentants dans leurs assemblées législatives respectives. Dans l’ensemble, notre analyse montre que la grande majorité de nos acteurs politiques les plus importants évitent ce média social très populaire. YouTube ne joue qu’un rôle mineur dans la politique de leadership au Canada.

La YouTubification de la politique

YouTube a été créé il y a près de vingt ans, en 2005. Google a acheté la plate-forme l’année suivante. À l’échelle mondiale, YouTube est un média social très populaire. Il compte plus de deux milliards d’utilisateurs connectés mensuellement dans le monde, qui regardent plus d’un milliard d’heures de vidéo par jour et plus de 500 heures de vidéo sont téléchargées chaque minute7. Selon Environics, il s’agit du deuxième site de média social le plus populaire au Canada après Facebook, 54 % des Canadiens utilisant YouTube chaque semaine8. YouTube est également très utilisé par les millénariaux et la génération Z. YouTube se distingue des autres médias sociaux parce qu’il se concentre principalement sur le contenu vidéo, alors que les autres donnent la priorité au texte, aux images et à la brièveté. Au-delà de la popularité, les politiciens ont de nombreuses raisons d’intégrer YouTube dans leur stratégie de communication en ligne. Tout d’abord, YouTube peut être peu coûteux, surtout si on le compare à d’autres formes de communication politique audiovisuelle telles que la télévision9. Cela permet aux acteurs politiques de communiquer plus souvent. Par exemple, au cours de la période précédant les élections de 2008, Barack Obama a publié près de 800 vidéos sur YouTube10. Deuxièmement, les vidéos YouTube ne sont pas limitées dans le temps. Alors que les publicités politiques télévisées traditionnelles durent généralement entre 15 et 30 secondes, les vidéos YouTube peuvent durer plus d’une heure. Cela signifie que les acteurs politiques peuvent s’engager dans une discussion de fond sur la politique11. Troisièmement, YouTube, comme d’autres médias sociaux, crée un canal interactif de discussion, à la fois par le biais de commentaires et de réponses vidéo entre les politiciens et les citoyens12. Enfin, YouTube permet aux créateurs de contenu de collecter une multitude de données analytiques sur les utilisateurs, ce qui permet aux politiciens et à leurs équipes de créer un contenu utile et pertinent pour leur public13.

Cartographie de la présence des chefs de parti sur YouTube

La première étape de la cartographie de YouTube consiste à déterminer dans quelle mesure les chefs des partis utilisent la plate-forme. La réponse à cette question a été étonnamment plus difficile que prévu. Notre ensemble de données comprend tous les chefs de parti qui siègent dans leur législature respective, y compris les chefs intérimaires. Nous incluons la Chambre des communes, les 10 législatures provinciales et l’Assemblée législative du Yukon. Les Territoires du Nord-Ouest et le Nunavut sont exclus, car ils fonctionnent selon un système de gouvernement de consensus et la politique des partis y est limitée. Au moment de l’analyse, 42 chefs de parti occupaient des sièges législatifs dans ces 12 juridictions14. L’analyse elle-même a été réalisée entre avril et juin 2024. Depuis lors, certains chefs de parti ont quitté leurs fonctions. Notre analyse doit donc être considérée comme un instantané dans le temps.

Tableau 1 : Activité des chefs sur les médias sociaux en avril 2024 (n= 42)

Plate-forme

Pourcentage des comptes

Pourcentage de comptes actifs

YouTube

76,2

21,4

Facebook

100,0

100,0

X/Twitter

97,6

92,9

Instagram

95,2

92,9

Notre recherche initiale de pages YouTube a révélé que plus des trois quarts des chefs (76,2 %) au Canada ont créé une chaîne sur YouTube (tableau 1). À première vue, il s’agit d’un nombre considérable. On pourrait même conclure que YouTube est un média social relativement bien utilisé. Cependant, lorsque nous avons approfondi la question, nous avons constaté que de nombreuses chaînes YouTube étaient inactives. Plusieurs d’entre elles, dont celles de Bonnie Crombie, cheffe du Parti libéral de l’Ontario, et de Carla Beck, cheffe du NPD de la Saskatchewan, ont été créées dans le cadre de leur campagne pour la direction du parti et ont cessé d’être utilisées une fois qu’elles ont été couronnées de succès. D’autres ont été abandonnées sans raison évidente ou sont utilisées de manière très sporadique. Étant donné que le simple fait d’avoir une chaîne est très différent de la publication active de vidéos sur la chaîne, nous avons cherché à limiter notre analyse aux chaînes « actives ». Nous définissons une chaîne active comme une chaîne sur laquelle une vidéo a été publiée au cours des 30 derniers jours (au 19 avril 2024) et sur laquelle au moins 20 vidéos ont été publiées au cours de la dernière année civile. Dans ce cas, le nombre de chaînes actives chute brutalement à neuf (21,4 %). Si YouTube est un élément incontournable de la politique américaine, comme l’affirme Ricke, nous constatons que c’est l’inverse qui se produit au Canada. La grande majorité de nos acteurs politiques les plus importants évitent cette plate-forme de médias sociaux très populaire.

Pour mieux contextualiser le faible taux d’utilisation, nous comparons l’utilisation de YouTube aux autres principales plates-formes de médias sociaux. Le tableau 1 montre clairement que YouTube est de loin la plate-forme de médias sociaux sur laquelle les chefs sont le moins susceptibles d’avoir un compte et d’être actifs. En effet, par contraste, les 42 chefs ont tous un compte Facebook actif. L’utilisation de X/Twitter s’inscrit dans la même veine, tous les chefs, à l’exception d’un seul, ayant un compte et seuls deux d’entre eux ayant été considérés comme inactifs. Même la plate-forme la plus récente, Instagram, est plus utilisée que YouTube. Cette mise en contexte est importante, car elle démontre que les chefs canadiens s’engagent dans la politique des médias sociaux dans le cadre de leur travail législatif. Cependant, nous constatons que YouTube, pour la plupart des chefs de parti, n’est pas une plate-forme de choix.

Tableau 1 : Activité des chefs sur les médias sociaux en avril 2024 (n= 42)

Plate-forme

Pourcentage des comptes

Pourcentage de comptes actifs

YouTube

76,2

21,4

Facebook

100,0

100,0

X/Twitter

97,6

92,9

Instagram

95,2

92,9

Tableau 3 : Type de vidéo par chef (N=270)

Chef de parti

Administration

Discours législatifs

Accès direct

S’adresser à la presse

Prise de parole en public

Interactions

Programme inspiré

Clip tiers

Publicité

Claudia Chender

83,3

3,3

0,0

0,0

0,0

0,0

13,3

0,0

Danielle Smith

AB

10,0

6,7

26,7

16,7

3,3

33,3

3,3

0,0

Jagmeet Singh

CN

0,0

33,3

0,0

20,0

30,0

3,3

0,0

13,3

Justin Trudeau

CN

0,0

63,3

0,0

0,0

36,7

0,0

0,0

0,0

Mike Schreiner

ON

90,0

6,7

0,0

3,3

0,0

0,0

0,0

0,0

Paul St-Pierre Plamondon

QC

63,3

0,0

26,7

6,7

0,0

0,0

3,3

0,0

Pierre Poilievre

CN

43,3

3,3

0,0

16,7

0,0

6,7

16,7

13,3

Rachel Notley

AB

0,0

26,7

46,7

20,0

6,7

0,0

0,0

0,0

Sonia Furstenau

CB

100,0

0,0

0,0

0,0

0,0

0,0

0,0

0,0

Tous les chefs

43,3

15,0

11,1

9,3

8,5

4,8

4,1

3,0

L’utilisation de YouTube par les chefs des partis

Afin de déterminer comment les chefs de parti utilisent YouTube, nous avons effectué une analyse de contenu sur les 30 dernières vidéos des chaînes « actives » des chefs de parti. Couramment utilisée en sciences politiques, l’analyse de contenu est une méthode qui consiste à « mesurer ou quantifier systématiquement les dimensions » d’un contenu (texte, vidéos, images, etc.), ce qui permet aux chercheurs de tirer des conclusions sur les producteurs de ces messages15. Le tableau 2 présente la catégorisation des vidéos que nous avons analysées. Cette catégorisation est basée sur les analyses précédentes de Ricke et Harris16. Nous avons également recueilli les valeurs de production, la langue, la durée et les variables d’engagement (vues, aime et commentaires) pour chaque vidéo. Au total, nous avons analysé 270 vidéos de chefs de parti sur YouTube.

Comme le montre le tableau 3, les chefs publient une grande variété de vidéos; toutefois, les discours législatifs (43,3 %) occupent une place importante. Comme leur nom l’indique, les discours législatifs sont des vidéos dans lesquelles le chef s’exprime devant son assemblée législative respective, comme la vidéo de 2,48 minutes intitulée Mike Schreiner debate Bill 39 at Queen’s Park (Mike Schreiner débat du projet de loi 39 à Queen’s Park). Nous pensons que la forte prévalence des vidéos législatives peut s’expliquer par la relative facilité de production. Depuis un certain temps, les travaux et les réunions des comités sont enregistrés dans toutes les assemblées législatives. Par exemple, la diffusion télévisée des travaux de la Chambre des communes a commencé en 1977 sur CPAC et a commencé à être diffusée en direct sur ParlVU en 2004. Les retransmissions télévisées de Queen’s Park ont commencé en 1986 et ont été diffusées sur le Web en 2008. Les ingrédients bruts de ces vidéos sont donc produits ailleurs. Ici, un montage minimal est requis de la part du personnel pour que la vidéo soit disponible sur YouTube; beaucoup moins de temps et de ressources sont nécessaires pour ce type de vidéo. De même, dans le contexte américain, les vidéos du Congrès étaient le type de vidéo le plus courant sur YouTube; les politiciens peuvent « améliorer et affirmer leur image de marque politique en montrant au public, par le biais de vidéos, les activités qu’ils entreprennent dans le cadre de leur mandat »17.

Pierre Poilievre a été particulièrement loué pour ses vidéos d’accès direct — c’est-à-dire des vidéos où l’orateur parle directement au spectateur dans un format hautement produit et scénarisé18. M. Harris a constaté que les vidéos « accès direct » étaient le type de vidéos le plus souvent téléchargées par M. Poilievre au cours de la course à la direction du Parti conservateur en 2022. Cependant, nous ne trouvons qu’environ 16 % de vidéos de ce type dans notre ensemble de données. Comme le montre le tableau 3, c’est Justin Trudeau, et non M. Poilievre, qui a mis en ligne le plus grand nombre de vidéos de ce type (63,3 %). Comment construire une maison plus rapidement est un exemple de vidéo d’accès direct pour la chaîne Trudeau; dans ce clip de 48 secondes, Trudeau fait une incursion décontractée, mais scénarisée, dans une usine de construction de maisons modulaires. Contrairement à la plupart des chefs, M. Trudeau n’a pas publié un seul discours législatif. Jagmeet Singh et Rachel Notley, du NPD, ont également fait un plus grand usage des vidéos en accès direct (33,3 % et 26,7 % respectivement) tout en évitant complètement les discours législatifs. Bien entendu, le tableau 2 montre que ces trois chefs sont l’exception plutôt que la règle, la grande majorité des chefs ne publiant pas de vidéos à accès direct.

Le faible nombre de vidéos « accès direct » dans notre ensemble de données ne signifie pas que la plupart des vidéos postées sur YouTube étaient brutes et non produites. En effet, 51,9 % des vidéos de référence comportaient un élément de valeur ajoutée en termes de production. Ceci est illustré dans Education Infrastructure par Danielle Smith. La vidéo présente une annonce faite par Mme Smith pour la construction d’une nouvelle école. La vidéo présente diverses parties de la conférence de presse ainsi que des images des plans de la nouvelle école. Le discours de Mme Smith est le narrateur de la vidéo. En général, nous avons constaté que la plupart des vidéos produites par les trois chefs fédéraux comportaient des éléments de production supplémentaires, tandis que les chefs provinciaux ont en moyenne moins modifié les vidéos qu’ils ont mises en ligne. Par exemple, Sonia Furstenau, de la Colombie-Britannique, n’a jamais ajouté d’éléments de production à ses vidéos. En effet, si l’on examine la proximité d’un chef avec le pouvoir : parmi les vidéos postées par les premiers ministres (M. Trudeau et Mme Smith), 93,3 % sont des vidéos produites et seulement 5 % sont des vidéos législatives; pour les chefs de l’opposition (Mme Notley et M. Poilievre), 81,7 % sont des vidéos produites et 21 % sont des vidéos législatives; et pour les chefs provinciaux, les vidéos produites sont moins nombreuses que celles postées par les premiers ministres. Pour les autres chefs de l’opposition (messieurs Singh, St-Pierre Plamondon et Schreiner, et Mesdames Chender et Furstenau), 23,3 % sont des vidéos produites et 67,3 % sont des vidéos législatives. Ces chiffres témoignent de l’hypothèse de normalisation avancée par Small et Jansen, selon laquelle les acteurs politiques les mieux dotés en ressources ont davantage de possibilités de tirer parti du potentiel des technologies numériques19. Si YouTube peut être peu coûteux, ceux qui disposent de plus de ressources (financières et humaines) sont en mesure de produire un contenu plus important, différent (et vraisemblablement meilleur).

La durée moyenne des vidéos était de six minutes et 27 secondes. Les vidéos vont d’un clip de 29 secondes de Rachel Notley, alors cheffe du NPD de l’Alberta, discutant du budget de l’Alberta pour 2024, à une vidéo d’une heure, 13 minutes et 13 secondes du chef du PQ, Paul StPierre Plamondon, prononçant un discours à l’Université de Montréal. En effet, par rapport à une publicité télévisuelle moyenne ou même à un message Facebook, un contenu de près de six minutes et demie représente un saut considérable. De toute évidence, la plate-forme offre aux chefs de parti l’espace nécessaire pour faire de longues déclarations politiques, et certains d’entre eux en font un usage efficace. Les vidéos les plus longues sont les programmes inspirés, qui durent plus de 21 minutes et demie, tandis que les vidéos les plus courtes sont les publicités, qui durent 55,9 secondes. En plus d’être les plus courtes, les publicités sont également les moins fréquentes. Dans l’ensemble, les chefs de parti téléchargent très rarement des vidéos autres que les discours législatifs, les vidéos destinées directement aux téléspectateurs et les vidéos destinées à la presse.

Tableau 4 : Participation moyenne des chefs de parti

Chefs

Vues

J’aime

Commentaires

Total

Pierre Poilievre

22 645,0

1 925,2

395,0

24 965,2

Danielle Smith

9 652,6

883,2

161,9

10 697,7

Jagmeet Singh

3 594,1

85,1

91,2

3 770,4

Justin Trudeau

3 103,8

55,8

306,7

3 466,3

Paul St-Pierre Plamondon

2 970,7

125,1

49,3

3 145,1

Rachel Notley

1,714.4

34.8

27.2

1,776.4

Mike Schreiner

180,3

5,9

1,4

187,6

Sonia Furstenau

129,7

4,2

0,9

134,8

Claudia Chender

21,0

0,2

0,2

21,4

Engagement des utilisateurs avec les vidéos YouTube

Après avoir établi quels types de vidéos sont produites et par qui, nous abordons brièvement la question de l’engagement vis-à-vis de ces vidéos. Rappelons que YouTube, comme d’autres médias sociaux, permet un engagement entre les producteurs et les utilisateurs. Cela nous amène à nous poser la question suivante : dans quelle mesure les utilisateurs utilisent-ils et s’engagent-ils avec les vidéos des chefs de parti sur YouTube? Les utilisateurs peuvent se connecter au contenu de YouTube de différentes manières. Par exemple, ils peuvent s’abonner à une chaîne YouTube particulière. Lorsqu’un utilisateur s’abonne, il reçoit des notifications concernant les nouveaux contenus sur son propre compte. Sans surprise, compte tenu de l’attention médiatique entourant son utilisation de YouTube, M. Poilievre a le plus grand nombre d’abonnés, environ 450 000. À l’autre extrémité, la cheffe du NPD de la Nouvelle-Écosse, Claudia Chender, en a 53. Bien que le nombre d’abonnés de Mme Chender soit faible, nous reconnaissons également que de nombreux facteurs tels que la durée d’utilisation de la plate-forme, la proximité du pouvoir et la taille de l’administration ont une incidence sur le nombre d’abonnés. Compte tenu de ces facteurs, il est imprudent de comparer directement l’engagement des chefs. Nous soulignons plutôt quelques tendances et exemples intéressants d’engagement dans notre ensemble de données.

Le tableau 4 présente le niveau moyen de participation pour chaque chef par vidéo sur les 30 dernières vidéos. Nous prenons en compte trois variables d’engagement que l’on trouve sur YouTube : les vues, les « j’aime » et les commentaires. Pour chaque vidéo publiée, YouTube indique le nombre de personnes qui l’ont visionnée. Ensuite, un utilisateur peut cliquer sur les boutons « pouce en l’air » (j’aime ça) ou « pouce en bas » (je n’aime pas ça). YouTube fournit un compte courant de ces engagements. Enfin, l’utilisateur peut faire un commentaire sur la vidéo. Ces mesures d’engagement peuvent être considérées comme un continuum, les commentaires étant les plus engagés; les commentaires impliquent plus de temps et de ressources cognitives, « car les gens commentent généralement lorsque le contenu est vraiment significatif pour eux »20. Dans le domaine du marketing, la participation, sous la forme de « j’aime », de commentaires et de partages, a la capacité de renforcer l’investissement de l’utilisateur dans la marque à différents niveaux21.

Sans surprise, c’est Pierre Poilievre qui a le plus de vidéos vues et aimées, avec une moyenne de 22 645 vues, 1 925,2 « J’aime » et 395 commentaires sur ses vidéos, soit plus du double du chef suivant. Sa vidéo de 18 minutes et 54 secondes intitulée Debtonation : Episode 2 est celle qui a suscité le plus d’attention dans l’analyse. La vidéo reflète la structure épisodique et le format d’un programme documentaire traditionnel. Bien que M. Poilievre n’apparaisse dans la vidéo que dans les derniers instants, il en est le narrateur. Debtonation : Episode 2 a reçu 103 731 vues, 8 000 « J’aime » et 1 345 commentaires. Le commentaire le plus important sur cette vidéo, qui a recueilli plus d’un millier de votes positifs, exprimait l’enthousiasme pour le vote en faveur de son parti. Cela signifie que les utilisateurs se sentent inspirés non seulement par le contenu de M. Poilievre, mais aussi les uns par les autres. À l’autre extrémité du spectre, certains chefs de partis tiers n’obtiennent en moyenne que 21,5 vues sur leurs vidéos. Par conséquent, les défis en matière de communication auxquels les chefs des petits partis sont confrontés hors ligne, tels que le manque d’attention des médias et de temps de parole au sein du corps législatif, existent également en ligne. Il convient de souligner qu’un nombre élevé d’engagements ne doit pas nécessairement être considéré comme une approbation d’un chef, de ses politiques ou de ses vidéos. Justin Trudeau, par exemple, a le deuxième plus grand nombre de commentaires malgré le fait qu’il ait la quatrième vidéo la plus regardée et la cinquième la plus aimée (tableau 3). Dans la vidéo « Que fait le gouvernement pour régler les problèmes de logement au Canada? (accès direct), tous les commentaires les plus fréquents sont négatifs. Il semble que les partisans comme les opposants s’engagent dans le contenu de YouTube.

La première ministre de l’Alberta, Danielle Smith, a été la deuxième cheffe la plus regardée et appréciée après M. Poilievre, avec une moyenne de 9 652,6 vues et 883,2 « J’aime ». Ces résultats nous intriguent, car les chercheurs suggèrent depuis longtemps que la croissance actuelle du populisme dans le monde est alimentée par les technologies numériques telles que les médias sociaux22. Les recherches montrent que les chefs populistes du monde entier ont utilisé les médias sociaux pour contourner les canaux médiatiques traditionnels et communiquer directement avec leurs partisans23. Comme M. Poilievre et Mme Smith ont puisé dans la tradition populiste néolibérale dans leurs politiques et leur présentation, nous voyons peut-être des preuves de la relation entre le populisme et les médias sociaux ici au Canada. Étant donné le fossé qui sépare M. Poilievre et Mme Smith de leurs contemporains, nous sommes amenés à penser que leur succès sur YouTube fait d’eux l’exception plutôt que la règle.

Pourquoi YouTube n’est-il pas plus utilisé?

Cet article a commencé avec l’idée que Pierre Poilievre avait créé un nouveau type de politique des médias sociaux au Canada avec son utilisation actuelle de YouTube. Cependant, notre cartographie de l’utilisation de YouTube par les chefs de partis canadiens révèle que ce n’est pas le cas — du moins pas encore. Même si YouTube offre des avantages aux politiciens, cette plate-forme de médias sociaux vieille de deux décennies est encore largement sous-utilisée au Canada. Sur les 42 chefs de parti actuels, seuls neuf sont « actifs » sur YouTube. Ce taux de 28 % est extrêmement faible, surtout si on le compare aux autres principales plates-formes de médias sociaux, qui dépassent toutes les 92 % d’utilisation active.

Quels sont les facteurs susceptibles d’expliquer la faible utilisation de YouTube? Nous pensons que la sous-utilisation de YouTube est probablement liée au coût de production, au temps nécessaire pour créer une vidéo sur YouTube et aux niveaux d’engagement disproportionnés. Pour simplifier, il est beaucoup plus facile pour un chef et son personnel d’écrire un tweet/X ou de publier un message sur Facebook/Instagram. Même une photo ou une infographie de haute qualité peut être produite en interne et publiée sur les médias sociaux avec une relative facilité. En revanche, certains types de vidéos, comme les vidéos « accès direct » ou « à inspiration programmatique », nécessitent une production importante de la part du responsable et de son personnel. Des facteurs tels que l’emplacement approprié, l’éclairage et un scénario doivent être pris en compte. En outre, le montage peut inclure des sauts, des transitions rapides, des superpositions de texte, des graphiques et d’autres éléments audiovisuels. Bien que ces vidéos puissent attirer l’attention des médias grand public, comme l’a fait M. Poilievre pendant la course à la direction, les vidéos vraiment convaincantes nécessitent beaucoup plus de temps, d’efforts et de ressources que les contenus destinés à d’autres médias sociaux.

La création d’un contenu efficace sur YouTube demande beaucoup de ressources. Il n’est pas surprenant de constater que la plupart des vidéos téléchargées par les chefs de parti sont des discours législatifs, un type de vidéo qui ne nécessite que peu ou pas de production et qui prend beaucoup moins de temps à créer. Dans le même temps, YouTube a été un succès pour certains chefs. Il s’agit en général de premiers ministres ou de membres du parlement fédéral, qui disposent tous deux d’un très grand nombre d’utilisateurs. Compte tenu du peu d’engagement pour les vidéos YouTube sur les chaînes actives, nous ne sommes pas surpris que la plupart des chefs se soient prudemment tenus à l’écart d’une plate-forme qui semble exiger beaucoup de travail pour très peu d’engagement.

Cela dit, notre analyse suggère que YouTube pourrait jouer un rôle dans les prochaines élections fédérales. Comme nous l’avons vu, Pierre Poilievre s’est depuis longtemps engagé sur YouTube. Nous constatons que Justin Trudeau et Jagmeet Singh se concentrent également sur la plate-forme; les deux chefs ont récemment produit des vidéos « accès direct ». Comme il s’agit de certaines des vidéos les plus produites et les plus compliquées à créer, cela pourrait suggérer que les équipes de communication de messieurs Trudeau et Singh ont remarqué le succès de M. Poilievre sur YouTube et essaient activement d’incorporer ces vidéos dans leurs stratégies de médias sociaux. Peut-être que les élections fédérales de 2025 seront les « élections YouTube » de la politique canadienne, mais pour l’instant, notre carte reste maigre, et pour une bonne raison, semble-t-il.

Notes

1 Aidan Harris, « JustInflated : Pierre Poilievre’s Neoliberal Populist Style on YouTube » (projet de recherche de maîtrise, Guelph, ON, Université de Guelph, 2023).

2 Thomson, Stuart. « « This Is the New Standard » : Poilievre’s Latest Mini-Documentary Could Set off an Online Arms Race ». National Post (en ligne), 27 décembre 2023. https://nationalpost.com/news/politics/poilievres-latest-mini-doc-could-set-off-arms-race.

3 Harold J. Jansen et Tamara A. Small, « Conclusion : Optimists, Skeptics and the Uncertain Future of Digital Politics in Canada? », dans Digital Politics in Canada : Promises and Realities, ed. Tamara A. Small et Harold J. Jansen (Toronto : University of Toronto Press, 2020), p. 287-298.

4 LaChrystal D. Ricke, The Impact of YouTube on US Politics (Lanham, MD : Lexington Books, 2014).

5 Terri L. Towner et David A. Dulio, « An Experiment of Campaign Effects during the YouTube Election », New Media & Society, vol. 13, no 4 (16 février 2011) : p. 626–644, https://doi.org/10.1177/1461444810377917.

6 Ricke, The Impact of YouTube on US Politics.

7 YouTube. « YouTube for Press ». YouTube (blog). Consulté le 16 juillet 2024. https://blog.youtube/press/.

8 Brittany Denham, « 2024 Trends : Social Media in Canada », Environics Research (blog), 9 mai 2024, https://environics.ca/article/2024-trends-social-media-in-canada/.

9 Ricke.

10 Ricke.

11 Porismita Borah, Erika Fowler, et Travis Nelson Ridout, « Television vs. YouTube : Political Advertising in the 2012 Presidential Election », Journal of Information Technology & Politics, vol. 15, no 3 (3 juillet 2018) : p. 230-244, https://doi.org/10.1080/19331681.2018.1476280.

12 Towner et Dulio.

13 Ricke.

14 Le Parti Vert du Canada et Québec Solidaire ont des co-chefs. Nous n’incluons pas non plus les sites qui semblent avoir été créés par le gouvernement.

15 William L Benoit, « Content Analysis in Political Communication », in Sourcebook for Political Communication Research, ed. Erik P Bucy et R. Lance Holbert (Routledge, 2011), p. 268-279.

16 Harris ; Ricke.

17 Ricke, 94.

18 Thomson, « ‹This Is the New Standard’ : Poilievre’s Latest Mini-Documentary Could Set off an Online Arms Race ».

19 Jansen et Small.

20 Munaro, Ana Cristina, Renato Hübner Barcelos, Eliane Cristine Francisco Maffezzolli, João Pedro Santos Rodrigues et Emerson Cabrera Paraiso. « To Engage or Not Engage? The Features of Video Content on YouTube Affecting Digital Consumer Engagement ». Journal of Consumer Behaviour, vol. 20, no 5, 2021, p. 1336-1352, 1337.

21 Munaro et al.

22 Paolo Gerbaudo, « Social Media and Populism: An Elective Affinity? », Media, Culture & Society, vol. 40, no 5, 2018, p. 745-753.

23 Sven Engesser et al, « Populism and Social Media : How Politicians Spread a Fragmented Ideology », Information, Communication & Society, vol. 20, no 8 (3 août 2017), p. 1109–1126, https://doi.org/10.1080/1369118X.2016.1207697.

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