Atteindre une masse critique : table ronde avec des parlementaires noirs
Dans notre démocratie, un parlementaire a le devoir de défendre les intérêts de toutes les personnes vivant dans sa circonscription. Cependant, les députés appartenant à des communautés au-delà de leur circonscription se retrouvent souvent à assumer une responsabilité secondaire, à savoir d’attirer l’attention sur les intérêts de cette communauté, ou de partager leurs expériences communes avec d’autres parlementaires appartenant au même groupe social. Lors de cette table ronde, Kaitlin Gallant, stagiaire à la Revue parlementaire canadienne, s’entretient avec trois députés noirs pour discuter de leur expérience de campagne – en tant que membre d’assemblées législatives et de partis politiques – ainsi que de la valeur des caucus noirs et des organisations multipartites telles que le Congrès canadien des parlementaires noirs. *Réponses recueillies lors de deux conversations téléphoniques distinctes, compilées en une même transcription ensuite revue et révisée par tous les participants.
Participants : Patrice Barnes, députée provinciale, Tony Ince, député provincial, David Shepherd, député provincial
Séance modérée par Kaitlin Gallant
RPC : Comment s’est déroulée votre campagne en tant que candidat noir?
David Shepherd : Pour moi, la campagne s’est révélée une expérience intéressante et unique. Pour être franc, à aucun moment ne me suis-je dit, quand je songeais à me présenter, pendant la campagne ou le soir même de l’élection, que je me présentais « en tant que candidat noir ». Cela ne m’est tout simplement jamais venu à l’esprit. J’ai grandi dans un environnement où je n’avais aucun contact avec les communautés noires. J’ai passé la plus grande partie de ma vie sans lien avec ces communautés. C’est un fait dont je n’ai commencé à prendre conscience qu’après mon élection.
Donc, une fois élu, j’ai commencé à me faire inviter à des événements réunissant des membres de communautés noires, et c’est alors que j’ai appris que je n’étais que le troisième Noir à être élu à l’Assemblée législative albertaine. J’avais déjà commencé à découvrir l’expérience des Afro-américains, aux États-Unis, au travers du mouvement Black Lives Matter et ce genre de choses. J’avais commencé à me renseigner, en lisant de nombreuses publications de journalistes et d’activistes noirs, et à réaliser qu’il y a beaucoup de gens qui me ressemblent, mais qui ont connu une tout autre vie. Mais ce n’est qu’après mon élection que c’est vraiment devenu une priorité pour moi. Je me suis lancé dans une période d’apprentissage, à nouer des contacts et des relations.
Tony Ince : Contrairement à David, j’ai eu beaucoup de contacts avec les organisations noires et la communauté noire. J’ai grandi juste à côté d’Africville. La famille de mon épouse vient d’Africville. Il y avait là un grand monsieur, un certain Burley Rocky Jones, qui a été l’un de mes nombreux mentors.
J’ai approché la campagne et le porte-à-porte comme l’aurait fait n’importe qui. Il n’est que rarement arrivé qu’on soulève la question raciale. Pour vous donner un exemple, j’ai frappé à la porte d’une enseignante, qui était en plein débat de conscience terminologique. Comment devait-elle appeler les élèves noirs de sa classe? Comment pouvait-elle déterminer les mots justes? Devait-elle les appeler Afro-Néo-Écossais? Devaitelle les appeler Noirs? Et ainsi de suite.
J’ai bien aimé cette conversation. Je lui ai dit : « Eh bien, une partie du problème de notre société, d’après moi, c’est que les gens se mettent à bégayer et à hésiter dès qu’on aborde ce sujet. » [traduction] Ils ne sont pas certains des mots qu’ils devraient ou pourraient employer. Je lui ai dit : « Je suis une personne comme une autre. Je n’hésiterai pas à vous le dire. Utilisez simplement le premier mot qui vous vient. Si vous employez un terme péjoratif, je vous corrigerai, je vous le ferai savoir, je vous éduquerai. Mais je ne pourrai rien vous dire avant que vous n’ayez ouvert la bouche et prononcé une parole. » [traduction]
Ce que j’ai remarqué pendant ma première campagne, c’est que le parti principal ne m’apportait tout simplement pas le soutien que j’aurais imaginé. Je ne pense pas qu’ils voyaient cet homme noir comme capable de faire bouger les choses et je ne recevais vraiment pas beaucoup de soutien. Donc, je me suis retrouvé à faire du porte-à-porte tout seul, souvent accompagné de mon épouse ou d’un de mes enfants. Mais la plupart du temps, j’étais tout seul.
Cela ne m’a nullement découragé, et plus j’engageais la conversation avec des personnes sur le pas de la porte, plus je sentais avoir besoin de m’exprimer en appelant un chat un chat. Je commençais souvent comme ceci : « Je me lance en politique parce que j’en ai assez des politiciens qui cognent à ma porte et me promettent le ciel et la terre, toujours des promesses en l’air. » [traduction] J’ai souvent dit : « La seule chose que je puisse vous promettre, parce que je n’ai aucune idée de ce qui se passe réellement ici, c’est que je travaillerai dur pour vous. » [traduction] Le reste appartient à l’histoire.
Patrice Barnes : En tant que personne noire, le fait de me présenter sous la bannière du Parti progressisteconservateur a joué un rôle intéressant dans ma campagne. La plupart des Noirs et des nouveaux arrivants m’ont dit avoir toujours perçu les Libéraux et le NPD comme plus accueillants, à l’opposé du Parti conservateur, ce qui a ajouté une couche à ma campagne. Cette idée a mené à de nombreuses conversations intéressantes, au cours de mon porte-à-porte, sur la culture, l’identité et la représentation – je m’estime chanceuse que mon secteur d’Ajax soit une communauté très diversifiée. Les ressortissants d’Asie du Sud sont le premier groupe social au sein de la population, suivis des Noirs. L’accueil varie selon la culture. J’ai trouvé l’expérience très instructive – c’était une excellente occasion de prendre contact avec ma communauté d’Ajax.
J’ai servi la communauté en tant que curatrice publique pendant plusieurs années avant de me présenter aux élections provinciales. Quand vous êtes curatrice publique, vous vous représentez vous-même, vos valeurs, votre culture et vos propres opinions. Quand vous vous présentez aux élections provinciales, vous représentez un parti et 124 autres personnes. Il faut donc comprendre les réactions en chaîne potentielles de ce que l’on dit et de ce que l’on fait, et en avoir toujours conscience.
En tant que personne noire cognant à la porte, j’ai toujours pris garde de ne pas me tenir trop près de la porte. En effet, j’ai constaté que certaines personnes étaient intimidées par le seul fait de voir une personne noire à la porte. Il fallait gérer ce genre de réaction lors de la campagne. Mais à part cela, je bénéficiais du soutien d’une excellente équipe qui était ravie de faire partie de l’aventure. La campagne m’a apporté beaucoup de plaisir, et j’étais heureuse de m’entretenir avec la communauté pour découvrir comment je pouvais changer les choses en mieux pour tous ces gens. À la fin, c’est la raison pour laquelle on se présente aux élections. En tout cas, c’était ma raison à moi. Et l’aventure est toujours aussi passionnante depuis.
RPC : À quoi ressemble le quotidien de parlementaires noirs dans une assemblée législative majoritairement blanche?
Tony Ince : J’ai trouvé pas mal intéressant de siéger à l’Assemblée. À mon élection, c’était la première fois dans l’histoire de la Nouvelle-Écosse que deux personnes noires étaient élues en même temps. J’ai surfé la vague rouge. J’ai battu le premier ministre de la province – une première en 130 années de législature. Donc, je me retrouve là, parmi des collègues qui ne demandent qu’à apprendre et à comprendre les défis de ma communauté. C’est ce qui m’a donné beaucoup de liberté et de latitude pour amener des questions à la table. Je servais également sous un premier ministre très ouvert et réceptif. Il m’a essentiellement permis de faire tout ce que je voulais dès que cela avait quelque chose à voir avec la communauté, par exemple, le Congrès canadien des parlementaires noirs. Dans un même temps, il y avait d’autres éléments du parti, au sein du gouvernement, qui poussaient contre les affaires que j’essayais de faire avancer. Donc, alors même que je bénéficiais de certaines libertés, il y avait beaucoup de choses qui m’étaient refusées pour une raison ou l’autre.
David Shepherd : Pour moi, ce fut un processus d’apprentissage. Au cours de mes quelques premiers mois en tant que député, j’ai commencé à être invité à beaucoup d’événements par différentes communautés noires. J’ai compris à quel point cela comptait pour eux de voir une personne qui leur ressemblait occuper un poste comme le mien. L’une des choses que j’entendais le plus souvent lors de cet événement était : « ouah, c’est la première fois que nous voyons un député se montrer ici. » [traduction]
J’ai immédiatement réuni mon équipe pour fixer une priorité. Nous ne dirions jamais non à un événement qui nous vient d’une communauté noire. C’était l’une de nos priorités. J’ai mis un point d’honneur à me présenter à toutes les célébrations de la fête nationale de toutes les communautés africaines. Ensuite, bien sûr, il y a le Mois de l’histoire des Noirs. À 40 ans, je n’avais encore jamais assisté aux activités et aux festivités du Mois de l’histoire des Noirs. Et je ne l’avais certainement jamais vu enseigné ou célébré à l’école. Donc, en 2016, j’ai décidé de m’asseoir et de commencer à en apprendre plus sur l’histoire des Noirs en Alberta. J’ai essayé d’être très ouvert et très franc avec les organisateurs de ces activités et festivités et avec les communautés au sujet de mes propres antécédents – ce que je savais et ce que je devais apprendre. Au début, il y a eu beaucoup d’apprentissage.
En 2016, je me suis rapproché de la communauté pour inviter des membres influents à venir rencontrer l’Assemblée législative de l’Alberta pour la toute première fois. Nous avons organisé deux réunions, une avec les aînés de la communauté et une avec les jeunes. Notre communauté politique n’avait pas de lien avec les communautés noires. Elles n’existaient pas comme calcul ou comme facteur, contrairement aux communautés sud-asiatique et chinoise. Ce n’était tout simplement pas le cas. Une partie de mon travail a consisté à mobiliser la communauté et à essayer de l’introduire dans la sphère politique.
J’ai eu la chance que notre caucus et notre gouvernement soient réceptifs à cette initiative. À tel point qu’en 2017, j’ai pu faire équipe avec le premier ministre et le ministre de la Culture pour faire de l’Alberta la quatrième province à reconnaître officiellement le Mois de l’histoire des Noirs. Les règles du jeu ont alors changé. Nous avons organisé le premier événement à l’Assemblée législative au début de février 2017, et plus de 300 personnes noires s’y sont présentées. C’était la première fois que nous réunissions autant de membres de la communauté pour célébrer. Depuis, c’est devenu l’un des événements les plus populaires de l’Assemblée législative, année après année. Nos quatre premières années ont largement tourné autour de cela. Les communautés étaient très ouvertes et réceptives. Mes collègues étaient ouverts et réceptifs. Et nous avons réussi à nouer beaucoup de relations.
Lors des quatre années suivantes, étant glissés de gouvernement à opposition, nous avons commencé à avoir du mal à maintenir l’élan. Pour la première fois, nous avions deux députés noirs en même temps – moimême et le ministre Kaycee Madu, membre du Parti conservateur uni de l’Alberta. Il y avait une dynamique intéressante entre nous deux. Nous étions assis des deux côtés de la Chambre, ce qui implique un accord sur certains points et un désaccord sur d’autres.
Mais nous avons constaté un relèvement du dialogue et une visibilité accrue des communautés noires dans l’arène politique, surtout à la suite du meurtre de George Floyd en 2020. Malgré le caractère tragique de l’événement, il a offert une occasion inédite de donner de la visibilité au débat. Nous avons mené de solides consultations, conjointement avec le NPD de l’Alberta, sur les questions du racisme – manifeste ou systémique – et publié un rapport qui finirait par aboutir à mon projet de loi sur la Loi antiracisme. Il s’attaque à la collecte de données fondées sur la race et s’inspire en partie des travaux effectués en Nouvelle-Écosse. Nous en avons repris certains éléments, de même que des travaux effectués en Ontario dans la lutte contre le racisme.
Donc, mon expérience de parlementaire noir est relativement positive, malgré certaines difficultés. Il a fallu beaucoup de travail. Il a fallu pousser fortement sur certains sujets pour les faire remonter. Ce n’est pas une chose qui est venue naturellement à notre caucus ou à notre parti, cette prise de conscience. Je ne pense pas non plus qu’elle soit venue naturellement au parti au pouvoir. Quand je suis passé dans l’opposition, j’ai mis au crédit du ministre Madu d’avoir activement fait remonter certains dossiers. Mais parfois, nous ne parvenons à nos fins qu’en avançant l’argument de l’intérêt politique et en essayant d’expliquer l’avantage politique de telles actions.
Tony Ince : Je trouve que les difficultés viennent souvent de notre communauté elle-même. Pour vous donner un exemple, j’ai été pendant huit ans ministre au Bureau des affaires africaines de la NouvelleÉcosse. Je suis la première personne à occuper ce bureau à titre de ministre depuis pas mal de temps. Pendant ces huit ans, à chaque événement communautaire, et devant chaque organisation à laquelle j’ai eu affaire, je disais : « S’il vous plaît, nous attendons plus de mobilisation de votre part. Je suis bien placé pour vous aider à intégrer des conseils et des commissions. Vous n’avez même pas besoin d’expérience. Allez siéger pendant un an et observez simplement ce qui se passe. Votre seule présence en chair et en os leur rappellera de s’intéresser aux questions qui concernent notre communauté. » [traduction] Pendant huit ans, personne n’a répondu à l’appel, ce que j’ai trouvé très frustrant.
C’est pourquoi notre plus récente réunion à Ottawa, où nous serons 45, est si importante. Il est également important que nous parlions à la communauté pour l’éduquer sur le processus politique, parce que la plupart de ses membres n’en ont aucune idée. Ils s’imaginaient que, parce que j’étais ministre, ils n’avaient qu’à venir à moi et je pourrais leur donner ceci ou cela. Ils ne comprenaient pas vraiment le processus. Comme je le dis souvent, de 80 à 90 % de mon travail consistent à expliquer mon travail. Il y a ces personnes qui vous appellent, qui espèrent que vous allez résoudre un problème qui relève en réalité de la sphère municipale ou fédérale, parce qu’ils ne savent pas comment les choses fonctionnent. Avec le Congrès canadien des parlementaires noirs, ils nous voient désormais nombreux à venir leur parler depuis différents ordres de gouvernement, pour essayer de les éduquer.
Mais, bien entendu, la plupart des communautés ne nous font toujours pas confiance parce qu’elles nous perçoivent comme une partie intégrante du système qui les a marginalisés.
David Shepherd : Tony a tout à fait raison. On observe un manque de confiance pour des systèmes conçus à la base pour exclure expressément nos communautés. Donc, en tout premier lieu, nous devons travailler à ces barrières systémiques et essayer de les faire tomber. Mais nos communautés sont parfaitement conscientes que ces systèmes sont créés de manière à les exclure. Elles ont l’habitude de vivre en marge. Cette exclusion engendre un manque de connaissances, de compréhension et d’éducation, qui s’ajoute au manque de confiance.
Tout cela forme le fardeau du parlementaire noir. D’un côté, vous essayez de démonter certaines parties du système pour y faire de la place. D’un autre, vous essayez de regagner la confiance de la communauté. Vous essayez de rapprocher l’un et l’autre. Et ceci s’ajoute à toutes les autres responsabilités de base que vous assumez en tant que représentant de l’électorat élargi et de la collectivité, et à vos éventuelles responsabilités ministérielles ou essentielles.
Patrice Barnes : Dans l’ensemble, je me suis sentie respectée et soutenue depuis mon élection à l’Assemblée législative de l’Ontario. J’estime que mon second rôle de deuxième vice-présidente du comité plénier de l’Assemblée m’a probablement aidé à me sentir ainsi, et j’ai d’excellents rapports avec mes collègues de tous les partis.
C’est la première année que l’Assemblée compte des représentants de tous les grands partis. C’est également la première fois que le Parti progressiste-conservateur compte une ministre noire au cabinet. Je ressens un sentiment de valorisation et d’appartenance quand je partage cet espace avec les autres députés noirs de la chambre.
Nos fonctions nous donnent la possibilité d’échanger entre nous et de nous offrir réciproquement du soutien. Parfois, ce ne sont que de petits gestes – une inclinaison de la tête quand on se croise dans le hall pour se dire « je te vois » – et parfois c’est une discussion un peu plus longue pour offrir soutien et encouragement. Dans mes fonctions d’adjointe parlementaire au ministre de l’Éducation, j’ai eu la chance de piloter le déploiement du programme obligatoire du Mois de l’histoire des Noirs en 7e année, en 8e année et en 10e année. C’est une cause pour laquelle notre communauté milite depuis des années; me retrouver à diriger cette initiative a été une occasion des plus enrichissantes dans l’exercice de mes fonctions.
Je suis d’accord avec Tony et David : il n’est pas toujours facile de travailler avec notre communauté. Je m’efforce de rester accessible à toutes et à tous, surtout aux membres et aux organisations de la communauté, pour les aider à naviguer parmi les systèmes et mieux comprendre le mode de fonctionnement du gouvernement. Ce peut être difficile par moment, et le résultat n’est pas toujours ce qu’ils avaient espéré; parfois même, leur confiance s’érode encore un peu plus. Mais ce coup-ci, l’occasion était gagnante, non seulement pour les élèves noirs, mais pour tous les élèves.
J’ai eu la chance d’avoir d’excellents mentors, et pas seulement des Noirs, qui ont accepté de partager leur expérience, de me guider et de me conseiller, et cela m’a beaucoup facilité la vie. J’ai rencontré des difficultés ou des situations marquées par les stéréotypes, mais je ne m’attarde pas sur ces incidents. Je traite tout le monde avec respect à moins qu’on n’en fasse autrement avec moi. Mes fonctions exigent de ma part d’équilibrer la confiance et la résilience pour surmonter des préjugés et des attentes, mais je suis consciente de l’effet considérable que ce rôle peut avoir sur les enfants qui visitent Queen’s Park et y découvrent une personne qui leur ressemble. Je fais partie de leur histoire, et c’est pourquoi je continuerai à tout faire pour susciter leur fierté.
RPC : Quelle est la valeur d’un caucus parlementaire noir?
Patrice Barnes : Je crois dans la valeur des caucus noirs. Si vous êtes un député noir, peu importe votre parti, les enjeux et les difficultés de la communauté que vous représentez sont similaires ou identiques d’un océan à l’autre. Il est donc utile de pouvoir se réunir pour choisir trois ou quatre questions à défendre pour les personnes noires de tout le pays, car cela nous permet de nous exprimer avec une voix unifiée. Cette unité est parfois un excellent moyen de faire bouger les choses.
David Shepherd : Je suis entièrement débutant dans le domaine, car c’est la première fois que je fais partie d’un caucus noir. Nous avons encore élu deux autres députés noirs à l’Assemblée législative de l’Alberta aux dernières élections : Sharif Haji de la communauté somalie à Edmonton-Decore, et Rhiannon Hoyle à Edmonton-South, qui est d’origine antillaise. J’avais déjà commencé à échanger avec eux avant l’élection. À présent qu’ils sont élus, nous avons commencé à tenir des réunions stratégiques. Nous venons de terminer les deux premières réunions du caucus noir avec des membres d’influence de la communauté noire de Calgary, la fin de semaine dernière. Je ne saurais vous dire à quel point ces réunions se sont déroulées différemment des réunions précédentes où je m’y présentais seul.
Les gens avaient confiance en moi, mais pas nécessairement dans notre parti. D’ailleurs, pour tout vous dire, ce fut une cible d’attaques à mon encontre de la part de M. Madu et d’un autre candidat noir qui briguait un siège pour le Parti conservateur uni. Ils ont rappelé que « lorsque le NPD était au pouvoir, il n’a pas nommé David au cabinet. Il n’a pas voulu élever une personne noire dans la hiérarchie. Il est donc évident que le parti ne se soucie guère des personnes noires aujourd’hui. » [traduction] C’était, pour être franc, une attaque politique gratuite qui exposait malheureusement un facteur de division devant ces membres de la communauté.
Mais c’était néanmoins le reflet d’une grande vérité. Quand vous êtes seul, le niveau de confiance est moindre. Mais comme nous étions trois, nous avons constaté une différence marquée chez les participants dans leur désir d’explorer des idées, leur volonté de travailler avec nous et leur degré de confiance et d’ouverture. En tant que première femme noire élue à l’Assemblée, Rhiannon apporte une perspective entièrement nouvelle qui m’aurait autrement échappé. Le fait de pouvoir compter sur des alliés qui partagent une expérience et des perspectives culturelles et qui en apportent d’autres qui leur sont propres change les règles du jeu. À bien des égards, c’est ce qui doit devenir l’objectif. Tony, j’adore le fait que tu travailles avec plusieurs ordres de gouvernement.
Tony Ince : Pour en revenir au Congrès canadien des parlementaires noirs, Michael Coteau et moi-même avons tous les deux été ministres de la Culture en ٢٠١٥. Je lui ai rendu visite simplement en tant que collègue, ministre provincial de la Culture comme lui. Pendant la conversation, je lui ai offert l’ouvrage Black Ice [l’histoire de la ligue de hockey noire en Nouvelle-Écosse en ١٨٩٥]. Il a commencé à le parcourir et a dit : « Je ne connaissais pas cette information. Je n’avais aucune idée! » [traduction] Je lui ai alors raconté quelques autres anecdotes de la Nouvelle-Écosse.
Ensuite, pendant la discussion, il a commencé à effectuer des recherches sur Google. Il a cherché partout au pays. À l’époque, je crois que nous étions une quinzaine au gouvernement, provincial et fédéral. Il m’a dit : « tu sais quoi? Nous avons atteint une masse critique. Ce serait tellement agréable de nous réunir pour avoir une conversation et simplement échanger. Parce que peu importe le parti, quand on marche dans la rue, tout ce que les gens voient, c’est ceci, notre couleur de peau, sans se demander à quel parti nous appartenons. » [traduction]
Je suis retourné en Nouvelle-Écosse pour rencontrer mon premier ministre et lui expliquer ce que j’aurais aimé faire. Il a répondu : « Vas-y, Tony, lance-toi. » [traduction] Juste comme ça. Et c’est comme ça que tout a commencé. C’était un petit groupe. Nous nous sommes dit qu’il fallait que l’initiative reste non partisane; notre communauté en avait besoin. Ensuite, nous avons cherché des idées pour élargir le groupe. Pourquoi ne pas inclure les anciens élus non reconduits? Que sont-ils devenus? Toutes ces conversations se poursuivent. J’ai été très impressionné lors de la réunion d’août à Ottawa, quand quelques anciens élus se sont présentés à titre d’invités. Nous étions 45 et pour moi, c’était un rêve devenu réalité. Des membres de tous les niveaux, de tous les partis, assis à la même table pour discuter des enjeux d’importance touchant nos communautés. Je suis emballé par le succès de la dernière réunion et j’attends avec impatience les prochaines pour continuer de voir le groupe s’agrandir.
David Shepherd : Je suis d’accord avec une autre chose qu’a dite Tony. La valeur d’un caucus noir est également sa structure interne. Rhiannon a parlé en termes chaleureux de son expérience et du soutien qu’elle a reçu, surtout parce qu’il n’y avait aucune autre femme noire à l’Assemblée législative de l’Alberta. Mais les problèmes systémiques n’existent pas seulement dans le système politique au sens large, ils sont également présents dans les partis politiques qui ont évolué dans ce système. Ils ont adopté des politiques qui, même sans le vouloir, ont eu pour effet d’exclure nos communautés. Il existe donc des systèmes qu’il faut retravailler et des pièces qu’il faut démonter, ou élargir, ou moderniser pour mettre un terme à l’exclusion. Il est épuisant d’essayer de le faire à titre individuel et presque impossible de tout suivre. Le fait d’avoir tous ses alliés et toutes ces voix pour amplifier et élargir la conversation fait une différence énorme.
Patrice Barnes : Je suis d’accord. Et j’ajouterai une autre difficulté, à savoir comment se faire prendre au sérieux et comment passer à l’action si votre parti n’est pas au pouvoir? La réalité est qu’on peut militer, mais que si personne n’est disposé à écouter, à exécuter, alors vous n’êtes qu’une voix, celle de « ce groupelà ». « Bon, encore eux. Toujours la question des Noirs. » [traduction] C’est une barrière en soi. Il y a donc des avantages et des inconvénients. Mais comme l’a mentionné David, une valeur importante du caucus noir est la structure interne qui amplifie la voix des personnes noires d’influence et leur offre de soutien.
RPC : Comment les assemblées législatives et les partis politiques peuvent-ils se montrer plus inclusifs à l’égard des parlementaires noirs?
Patrice Barnes : Si vous jetez un coup d’œil autour de vous dans Queen’s Park, vous verrez un reflet de l’histoire. Mais quelle histoire? Quand je descends ses couloirs, je me rappelle cette plaque qui est un don des « personnes de couleur ». Elle est accrochée au mur de l’Assemblée législative de l’Ontario. Même si une partie de moi-même trouve cela étrange, il y en a une autre qui se dit « il y a un peu de mon histoire ici » [traduction].
Nous avons organisé plusieurs activités et festivités du Mois de l’histoire des Noirs dans l’immeuble cette année, ainsi que le dévoilement du buste de Lincoln Alexander, premier lieutenant-gouverneur de l’Ontario. Il est l’œuvre d’un artiste noir. Il résulte d’un projet de la communauté, appuyé par le Président de l’Assemblée, pour commencer à mieux ancrer notre histoire et raconter ses épisodes oubliés, ce qui est important.
L’Assemblée législative représente le peuple, et son édifice doit refléter son histoire. Je ne pense pas que nous devions démonter des statues, parce qu’elles font partie de l’histoire. Nous pouvons jeter un regard critique sur elle à travers le prisme de l’histoire, mais cela ne veut pas dire que ces événements n’ont pas eu lieu. Je ne crois pas qu’effacer le passé fasse une différence. Au contraire, son effacement nous expose au risque de répéter ses erreurs. Donnez-nous plutôt la place pour ajouter nos voix afin de former un portrait global de l’édification de notre pays, en créant un environnement où nous pouvons être nousmêmes, non des ajouts, mais des pièces intégrées au riche tissu de cette nation.
David Shepherd : En ce qui concerne l’Assemblée législative, il ne me vient pas beaucoup d’exemples que j’aurais trouvés discriminatoires. En revanche, les médias ont bien rapporté quelques incidents où des personnes se sont trouvées confrontées à une discrimination active au Parlement canadien. Des législateurs, des visiteurs et d’autres personnes ont déjà été ciblés par les services de sécurité en raison de leur couleur de peau. Je n’ai jamais rien vu de tel à l’Assemblée législative de l’Alberta depuis le jour un. Je me suis senti respecté et traité comme tout autre député.
Mais en ce qui concerne les ressources, il y a matière à réflexion. J’ai eu droit à un remarquable soutien du bureau du Président pour le Mois de l’histoire des Noirs, et je crois voir une visibilité croissante et une prise de conscience relativement à la célébration d’événements et d’autres activités avec les communautés noires.
En ce qui concerne les partis, dès que l’un d’eux est mis en relation avec un membre influent de la communauté noire, la question sort tout de suite : « Hé, s’il se présentait pour nous? Pourrions-nous le convaincre de devenir candidat? » [traduction] J’ai vu plusieurs partis se comporter de la sorte sans penser un instant à chercher d’abord à gagner sa confiance. Pourquoi cette personne noire influente devrait-elle mettre en pause la carrière qu’elle s’est bâtie dans la collectivité? Pourquoi devrait-elle prendre la crédibilité qu’elle a sans doute travaillé bien plus fort que la moyenne pour établir, et la prêter à un parti politique? Ce genre de question ne semble pas être des considérations.
Je m’entretenais avec une femme noire influente de Calgary qui me faisait remarquer que, si elle se présentait comme candidate, elle serait confrontée à un niveau de discrimination exceptionnel. Elle serait attaquée de toutes parts. Il lui faudrait plus de ressources. Il lui faudrait un plus grand investissement de soi. Nous devons en tenir compte.
Un autre point intéressant ressorti de la conversation [lors du Congrès canadien des parlementaires noirs], c’est que les candidats envisagés disent : « Vous voudriez que j’aille vendre un tas d’adhésion à votre parti pour avoir le privilège d’être votre candidat? » Ils se demandent alors : « Est-ce qu’on se sert de moi? Ne faites-vous que vous servir de moi, en m’invitant à vous représenter juste pour recueillir plein de nouvelles adhésions et pour lever des fonds? » [traduction] Ils n’ont aucune garantie qu’après avoir fait tout ce travail – qui sera beaucoup plus ardu dans leur communauté qu’ailleurs – ils en tireront quoi que ce soit à la fin.
Tony Ince : Je ne veux pas répéter ce qu’a dit David, mais il a visé juste. Nous avons ٤٠٠ ans de méfiance dans le système. Il ne sera pas facile d’inverser cette image. D’autant plus que ces ٤٠٠ ans ne sont pas terminés : le tic-tac de l’horloge s’entend encore aujourd’hui.
Permettez-moi de répéter une déclaration que j’ai souvent faite, et notamment debout dans la Chambre. Voilà : « Je me tiens debout sur les épaules de quatre ou cinq personnes qui m’ont précédé. Quatre ou cinq personnes qui étaient des loups solitaires. La seule différence entre eux et moi est que j’ai quelques alliés de plus aujourd’hui qu’ils n’en ont jamais eu à l’époque. » [traduction] J’ai donc réussi à faire avancer quelques dossiers grâce à ces alliés. Ils étaient seuls. Même leur propre parti ne croyait pas dans les dossiers qui leur tenaient à cœur. Peu importe le parti, ils les ont toujours vus comme des pions dans leur jeu, comme l’a dit David. La communauté n’est pas stupide. Elle voit ce genre de choses. Elle le lit entre les lignes. Elle est très intelligente.
Patrice Barnes : Je vais dire une chose dans un sens très général, sans nécessairement viser qui que ce soit. Si un parti choisit un candidat au sein d’une communauté racisée, il doit comprendre d’emblée que cette personne pourrait avoir besoin d’un soutien supplémentaire. Elle pourrait ne pas bénéficier des liens et du réseau étendu qu’aurait un candidat d’une autre catégorie démographique. Elle pourrait avoir besoin d’un mentor, d’un accompagnement pendant sa campagne, son porte-à-porte et, quelqu’un qui lui montrerait comment être candidat.
Autre élément important, la question financière. Bon nombre de parlementaires ont tendance à se trouver à une époque tardive de la vie. La politique est souvent une deuxième carrière. Ils ont pu avoir été chefs d’entreprise ou avocat, ou sont suffisamment avancés dans leur vie professionnelle pour se permettre cette décision. Mais quand il s’agit d’un nouveau venu qui est de surcroît un Canadien de première ou deuxième génération, ou un jeune, comment pouvez-vous lui apporter le soutien financier dont il a besoin?
Comment le parti peut-il l’aider à créer un réseau d’appuis qui peuvent l’aider à réunir des fonds? Comment générer un budget pour mener sa campagne? Comment poursuivre la collecte de fonds pendant ces quatre années pour l’aider à réussir? Ce sont autant de questions que les partis politiques doivent chercher sérieusement à répondre s’ils comptent recruter plus de candidats noirs pour siéger au Parlement.
RPC : Avez-vous quelques dernières remarques à faire pour conclure?
David Shepherd : J’aimerais dire encore une chose : quand nous parlons de ce que peuvent faire les assemblées législatives ou les partis, je ne sais pas exactement quel rôle ils devraient jouer à cet égard, mais ils en ont certainement un. Si nous voulons assurer la croissance de nouvelles personnes d’influence issues de nos communautés, leur apporter du soutien, les construire et les intégrer à ces systèmes, nous avons besoin d’un sol plus riche pour leur faire prendre racine. Autrement dit, plus de sensibilisation et d’intervention pour surmonter certaines des barrières historiques.
Patrice Barnes : Je suis privilégiée d’être où je suis aujourd’hui, et il ne se passe pas un jour sans que je me rappelle ce privilège. Je suis tout simplement reconnaissante d’avoir la chance de faire ce travail, non seulement pour moi, mais pour toutes les personnes qui me succéderont. J’estime important de reconnaître que nous assumons une responsabilité supérieure
Tony Ince : À moins d’oser ces conversations délicates, rien n’arrivera jamais. Il faut avoir ces conversations délicates au niveau de la société dans son ensemble, un point c’est tout. Et c’est aux membres de notre propre communauté qu’il revient de faire bouger les choses et de sensibiliser. Selon moi, il nous faut plus d’alliés qui ne se contentent pas d’incliner la tête en silence, mais qui osent proclamer tout haut « oui, je suis d’accord », et surmonter l’embarras pour prendre la parole et nous aider à faire avancer ce dossier.